Le traitement des rapports de force économique par les medias

Sébastien Demailly :

Quel est votre sentiment général sur la manière dont les médias traitent les défaites commerciales des entreprises françaises  (PME/PMI notamment) à l’étranger ? Observez-vous une asymétrie de l’information de la part des médias entre les victoires et les défaites commerciales françaises à l’international ?

Jean-Marc Vittori :

Premièrement, on a un culte des champions nationaux, des grandes entreprises. Le deuxième point qui découle du premier, c’est que les grandes entreprises son plus visibles pour les journalistes et c’est donc plus facile de faire passer un papier sur l’OREAL qu’une petite entreprise. Il y a également un réflexe en France, c’est que la longueur du papier doit être proportionnelle au chiffre d’affaires, à la capitalisation boursière ou au nombre de salariés de l’entreprise. C’est une attitude qui m’agace mais en tous cas, force est de constater que dans beaucoup de journaux, et je suis passé dans un certain nombre de journaux, ça fonctionne comme ça. On peut d’autant plus faire passer des sujets et d’autant plus avoir de la place qu’une entreprise est considérée comme grande. Troisième point, quand on compare par rapport à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Espagne et aux Etats-Unis, on s’aperçoit qu’on a un tissu de grosses PME qui est beaucoup moins dense que dans ces pays. Par conséquent, cette asymétrie de l’information reflète aussi la réalité du tissu industriel de la France.


S.D : Les journalistes sont saturés d’informations. Je suppose que lorsque vous recevez un dossier de presse, réalisé par des agences de communication privées d’un grand groupe, cela vous fait gagner énormément de temps dans la mesure où ces dossiers de presse sont très bien faits et professionnels. Finalement, n’y a-t-il pas un risque à ce que les journalistes deviennent en quelque sorte trop dépendants de ces agences de communication privées ?

J.M.V: C’est vrai qu’on n’a pas beaucoup d’information à valeur ajoutée avec les services de communication des grands groupes. C’est vrai que la communication des entreprises est une dimension importante des journalistes économiques. Les PME n’ont très souvent pas les moyens de communiquer, et quand on regarde l’évolution des effectifs de communication dans les entreprises, et particulièrement dans les grandes entreprises, on s’aperçoit qu’ils ont évolué beaucoup plus vite que les effectifs de journalistes. Ça se traduit donc par un déséquilibre croissant et inquiétant parce que les entreprises veulent de plus en plus verrouiller leur information. C’est donc de plus en plus difficile de contourner l’information. C’est devenu presque un match je dirai : les entreprises veulent communiquer et nous les journalistes, nous voulons informer. Ce n’est pas les mêmes logiques, ces logiques doivent évidemment se rencontrer quelque part. En tous cas, les entreprises parviennent de plus en plus à faire passer leur communication et donc le travail de l’information est de plus en plus difficile. Un exemple qui a quelques années : je travaillais auparavant dans un mensuel et nous voulions faire une enquête sur une de ces rares PME française, et notamment sur un sujet qui portait sur la façon dont l’entreprise innove. Or la direction de la communication de la PME que nous avions choisie, c’était une assez grosse PME pour avoir un service de communication, nous a dit : « vous  ne verrez personne dans l’entreprise sur ce sujet parce que nous estimons que ce n’est pas le sujet sur lequel notre entreprise doit communiquer pour le moment ». C’était clair pour nous. Cependant nous avions quand même enquêté par tous les moyens, nous étions allés voir les concurrents, les banquiers, les fournisseurs, les syndicats, en gros auprès de toutes les clefs d’entrée par lesquelles on peut rentrer pour avoir de l’information. On l’a signalé par la suite auprès de cette entreprise. Le patron de cette PME a écrit une lettre ensuite en disant : « C’est scandaleux, votre journaliste a essayé d’avoir des informations sur notre entreprise par tous les moyens ». A l’époque j’étais le numéro 2 de ce journal, et avec le numéro 1, nous avions convoqué le journaliste qui avait fait cette enquête et on l’a félicité. Ce n’est pas fréquent, ça suppose déjà d’être en magazine mensuel. En quotidien, vous n’avez pas le temps de faire ce travail d’enquête pour contourner les services de communication. Quand il se passe quelque chose d’important pour une entreprise et que le service de cette entreprise vous met des barrières, lorsque vous êtes en magazine vous aurez davantage de temps pour enquêter derrière, quand vous êtes en quotidien, vous devez faire votre papier pour le lendemain évidemment et c’est difficile de passer au-delà des fourches caudines des services de communication. Quand vous voulez passer outre, cela nécessite un vrai travail d’investigation qui demande du temps, et des journalistes compétents. Finalement, il n’y a pas beaucoup de journalistes qui savent vraiment faire cela.

S.D : Pour revenir sur les annonces des grands contrats lors des voyages présidentiels, ce qui me frappe c’est la différence des montants annoncés entre la Présidence de la République et les entreprises concernées. Je me demandais donc qui étaient les journalistes présents durant ces voyages présidentiels. Est-ce uniquement le service de presse de l’Elysée, ou bien y-a-t-il également des journalistes de grands quotidiens nationaux qui peuvent vérifier les montants annoncés ?

J.M.V: Lors d’un voyage présidentiel, nous avons souvent nos correspondants sur place. Par exemple lorsque Sarkozy s’est rendu en Chine, c’est notre correspondant de Pékin qui suivait l’évolution des contrats passés entre nos grands groupes et Pékin. Lors de ces voyages officiels, on sent qu’il y a une tension entre l’annonce présidentielle et puis la réalité des contrats conclus. On sait bien que l’histoire des AIRBUS en Chine, les avions ont été vendu à un tel prix [prix bas] qu’on peut se demander au bout du compte si ça été une bonne opération.

S.D : Est-ce que les journalistes qui sont sur place durant le déplacement du Président de la République accompagné des fleurons industriels français  et de quelques PME, font systématiquement un suivi de l’aboutissement des contrats annoncés 6 mois ou 1 an auparavant lors du déplacement ?

J.M.V: Non il n’y a pas vraiment de suivi de ce genre. A la rigueur on déduit parfois les résultats des promesses de contrats annoncés dans le passé, lorsque l’entreprise communique sur ses résultats financiers. On peut se rendre compte par exemple que tel contrat a rapporté beaucoup moins que ce qui avait été annoncé, mais c’est souvent longtemps après. Mais c’est vrai que les journalistes n’ont pas souvent le réflexe de voir l’issue d’un contrat six mois, un an après. C’est aussi que ce genre d’information est moins spectaculaire. Ce n’est pas vraiment spectaculaire d’annoncer que finalement le rendement d’un contrat remporté l’année dernière n’est pas aussi bon que prévu. Ce type d’information est moins attirant que de dire « AIRBUS vend 25 avions en Chine ». Mais c’est vrai qu’on assiste en France, et peut-être plus que dans d’autres pays, à une « spectacularisation » de l’annonce. La comparaison avec le politique est encore plus forte. On est de plus en plus dans une logique de l’annonce et puis le suivi, ça vient après. C’est tout à fait clair dans la politique, c’est d’ailleurs assez effrayant. On le voit également dans les contrats remportés. Si vous remportez un très gros contrat et que vous vendez à perte, c’est de la valeur retranchée, ce n’est pas de la valeur ajoutée.

S.D : Pouvez-vous me relater un cas récent d’une défaite commerciale française à l’étranger (grande entreprise ou PME) dont vous avez eu connaissance, et qui n’aurait pas suscité l’intérêt des médias français ? Pouvez-vous me décrire brièvement le contexte et causes de cette défaite ?

J.M.V: Honnêtement non.

S.D : Y-a-t-il une « autocensure » chez les journalistes qui empêche la diffusion des défaites commerciales françaises à l’étranger ? Dans le sens où lorsqu’un journaliste arrive à obtenir une information à valeur ajoutée, un « scoop », il lui arrive de s’interdire à lui-même de diffuser une information craignant de dépasser la ligne éditoriale ou bien des retombées contre lui.

J.M.V: Non je ne vois pas ça à priori aux Echos. C’est l’une des forces du journal d’ailleurs. L’indépendance du journal a été au cœur du combat mené l’an dernier lors du changement de propriétaire ; c'est-à-dire qu’il n’y ait pas le risque de pressions sur ce genre de chose. Effectivement, le risque est beaucoup plus souvent celui de l’autocensure du journaliste que la censure elle-même. C’est très important d’avoir une liberté de parole, et je ne pense pas qu’il y ait ce genre d’attitude aux Echos.

S.D : Pour des raisons concurrentielles évidentes, est-ce que le journaliste est facilement au courant des appels d’offres en cours ?

J.M.V: Normalement, un journaliste qui suit un secteur doit également suivre ce genre de chose. Pour suivre les appels d’offres en cours, le journaliste doit regarder lui-même ou alors avoir dans son réseau des gens qui doivent l’alerter sur tels appels d’offres qui sont susceptibles d’intéresser telles entreprises etc.

S.D : Sur les quelques 2,4 millions d’entreprises que compte la France, à peine 115 000, soit environ 5 %, contribuent à vendre le label France à l’étranger. A l’heure actuelle, plus de 90 % des ventes hors des frontières sont assurées par 10 % seulement des exportateurs français. Comment expliquez-vous ce faible nombre d’entreprises françaises exportatrices ? Pensez-vous que les entreprises, notamment les PME, manquent-elles trop souvent de spécialistes de l’export ?

J.M.V: Ca rejoint ce que je vous disais dans votre première question. On a un tissu de champions nationaux qui ont souvent été encouragés sous la tutelle des pouvoirs publics. Ces entreprises là sont efficaces et ont de bons résultats à l’export. On a la culture des fleurons industriels. Et puis derrière, on a peu de chose finalement. En plus les PME qui ont du potentiel à l’international n’ont pas forcément le réflexe de le faire. Il y a une histoire ancienne qui circulait il y a un demi-siècle qui racontait le voyage d’un représentant de chaussures français et d’un représentant de chaussures allemand qui étaient envoyés dans le Golfe pour prospecter le marché. L’Allemand envoie un télégramme en disant : « Marché formidable. Les gens marchent tous pieds-nus ». Le Français envoie lui son télégramme et dit : « Catastrophe. Ils marchent tous pieds-nus ». C’est caricatural mais ça illustre l’esprit entrepreneurial des patrons de PME françaises pour l’international. La barrière de la langue est également un point clef. Les Allemands, les Néerlandais exportent beaucoup plus que nous. Dans ces pays, 95% de la population parlent parfaitement anglais.

S.D : Si l’on prend le cas de la Chine, on s’aperçoit que la France a cédé du terrain vis-à-vis de l’Allemagne. On estime que les exportations françaises  représentent environ 13% du total des exportations de la zone euro à destination de la Chine. Actuellement, un produit européen sur deux vendu à Pékin est d’origine allemande. Selon les statistiques de la Douane chinoise, la France se trouve au 4ème rang des partenaires commerciaux de la Chine au sein de l'Union européenne, avec un volume d’échanges commerciaux de 13,39 milliards de dollars contre 41,8 milliards USD pour l’Allemagne en 2006. Enfin, la France ne réalise que 12% de ses exportations avec les pays dits « émergents » contre 17% pour l’Allemagne. Quelles sont, selon vous, les principales faiblesses dans la stratégie des entreprises françaises pour l’exportation de leurs produits en Chine et les autres pays dits « émergents » ? Cet écart frappant ne révèle-t-il pas une inadéquation des produits français avec les besoins indispensables des pays émergents en termes d’équipements ?

J.M.V: Il y a effectivement cet aspect, à savoir que nos produits ne sont pas forcément adaptés aux besoins fondamentaux des pays émergents. C’est vrai que nos produits de luxe intéressent beaucoup moins les pays émergents. La France a un vrai problème avec sa structure industrielle par rapport à la demande mondiale. Il y a également d’autres problèmes. Je pense que les Français ont toute une série de produits qu’ils savent faire mais qu’ils ne savent pas vendre. C’est encore plus vrai au sein des PME. Je pense également que les grandes entreprises et PME allemandes travaillent beaucoup plus main dans la main. Alors qu’en France, les grands groupes essaient d’absorber les petites structures ou de les étouffer. On n’a pas du tout le même type de synergies industrielles avec l’Allemagne et je pense que ça joue un rôle important. Et puis l’Allemagne a fait un travail en profondeur depuis des années sur la Chine que n’a absolument pas fait la France. Chirac a dû aller trois ou quatre fois en Chine en douze ans de mandat alors que le Chancelier Schröder y allait trois à quatre fois par an avec une grosse délégation et pas uniquement avec des grands patrons. Il y a donc eu un vrai travail de fond politique en Allemagne vis-à-vis de la Chine. Les grands groupes allemands marchent main dans la main avec les PME, qui marchent main dans la main avec les gouvernants. Et c’est de manière systématique pour les Allemands, ce n’est pas une logique d’annonce mais bien de travail de fond. J’aimerais bien que Sarkozy annonce qu’il repart en Chine bientôt. Il a fait un « one-shoot » dernièrement mais il faut un travail continu, un voyage présidentiel ne suffit pas. Il faut avoir une stratégie commerciale de fond.

S.D : Un article de Claude Fouquet, responsable du Commerce Extérieur aux Echos, m’a frappé dernièrement. Il a publié une enquête inédite auprès des 2000 conseillers du commerce extérieur de la France, qui soulignait que 65% des conseillers interrogés estiment que l’handicap le plus important des entreprises françaises, reste celui du lobbying dans les réseaux locaux. Comment expliquez-vous cette réticence envers le lobbying de la part des dirigeants de PME à dimension internationale ? Est-ce, d’après vous, un blocage culturel ?

J.M.V: C’est clair que nos entreprises ne considèrent pas suffisamment le lobbying. Pour un certain nombre de marchés, il ne suivi pas d’arriver en étant convaincu que vous avez le meilleur produit. Gagner des parts de marchés à l’étranger suppose également tout un dispositif politique, d’influence etc. La plupart des entreprises françaises ont du mal avec le lobbying ou bien n’ont même pas conscience de la nécessité de ce travail en appui de leur développement. On a tendance à se dire en France qu’on gagne parce qu’on est les meilleurs et quand on ne gagne pas, il faut que ça soit l’Etat qui nous aide. On a une vision assez binaire. Mais la réalité n’est pas binaire, elle est infiniment plus subtile, et nos entreprises ont du mal à s’y faire.

S.D : Quel bilan dressez-vous du plan « Cap Export »1 lancé en octobre 2005 par l’Etat qui soutient les PME pour exporter davantage vers les marchés à fort potentiel notamment la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, la Russie ? Le renforcement des effectifs dans les missions économiques en Afrique, Amérique du Sud, Asie, Russie est-il parvenu à reconquérir des nouvelles parts de marché jusqu'à présent ?

J.M.V: Je ne pourrai pas vous dire précisément. En tous cas ce qu’on peut souligner, c’est le fait qu’on envoie des fonctionnaires pour traiter des affaires d’entreprises à l’international. Or les fonctionnaires savent ramener de l’information, faire des beaux rapports de synthèse etc., mais il y a un moment où ce n’est pas le même métier qu’un homme d’affaires. C’est pour cette raison qu’il y a de grosses difficultés pour les négociations commerciales de la part des gens de l’administration. On pêche souvent par naïveté en France quand on souhaite se développer à l’international. On a tendance à oublier que la concurrence, ce n’est pas seulement avoir le meilleur produit. Une réussite commerciale c’est aussi tout un ensemble d’actions d’influence à mettre en place à l’étranger.

S.D : Quel est votre interprétation sur le fait que 80% de nos exportations  se concentrent dans la zone traditionnelle du commerce extérieur de la France, à savoir l’Union Européenne, l’Afrique, le Proche et Moyen-Orient ; alors que les 20% restant seulement, concernent les zones à forte croissance ?

J.M.V : En-dehors des problèmes de cohésion entre les acteurs publics et privés dont je vous faisais allusion précédemment, vous ne pouvez pas faire abstraction de l’histoire. Historiquement, les Anglais ont une présence en Asie qui est infiniment plus ancienne que nous.

S.D : Comment expliquez-vous que l’on parle très peu du phénomène des relocalisations dans la presse économique ?

J.M.V : C’est un sujet intéressant. Dernièrement, j’essayais de trouver une entreprise qui avait relocalisé sa production à la suite d’un échec à l’étranger, et j’ai eu beaucoup de mal à en trouver une effectivement. Ca rejoint votre question du début. Une relocalisation est une défaite commerciale. Une entreprise qui relocalise en France a déjà dépensé beaucoup d’argent pour une tentative à l’étranger qui a échoué. Par conséquent, une entreprise n’aime pas vraiment en parler.