Les leçons à tirer du cas Rhodia - Falsification d’un rapport environnemental

En 2002, Rhodia a mandaté le cabinet Marsh SA pour actualiser le montant des dépenses environnementales avérées sur des sites de Rhodia et lui permettre d'être indemnisé par Aventis, son ancienne maison-mère (l’entreprise Rhodia est née de la séparation des activités chimie du français Rhône-Poulenc lors du mariage avec l'allemand Hoechst qui a donné naissance au groupe pharmaceutique Aventis, qui lui-même a fusionné plus tard en 2004 avec Sanofi-Synthélabo). Simultanément, le cabinet d’audit a adressé au groupe chimique un courrier confidentiel dont l'AFP a eu connaissance, contenant une estimation des risques cinq fois supérieure à celle que le même cabinet d'audit faisait figurer dans le rapport officiel. Ce courrier du cabinet d'audit Marsh SA a été transmis à la justice. Suite aux plaintes de ses actionnaires minoritaires pour présentation de comptes inexacts, Rhodia a fait l'objet d'enquêtes du Parquet sur trois de ses sites chimiques cités dans une lettre du cabinet Marsh. Les juges ont demandé aux préfectures concernées de vérifier la prise en charge des risques environnementaux. Les directions régionales de la Recherche, de l'Industrie et de l'Environnement (DRIRE) des préfectures de Charente-Maritime, du Nord et de l'Isère ont respectivement pour mission de contrôler des sites chimiques de Rhodia situés à La Rochelle, Wattrelos et Pont-de-Claix. Le rapporteur de Marsh, Christophe Mocklinghoff, directeur du département environnement, chiffrait dans le rapport officiel cette garantie entre 83 et 98 millions d'euros. Or, le même jour, l'auditeur adresse une lettre confidentielle à Rhodia, dans laquelle il évalue les risques à un montant compris entre 400 et 500 millions d'euros, soit cinq fois plus que l'audit officiel.
« En complément du rapport, nous souhaitons attirer votre attention sur un certain nombre de risques majeurs que nous avons relevés lors de l'audit (...) ces sites ont un potentiel de risque catastrophe d'un niveau tel qu'ils mériteraient d'être considérés comme stratégiques. De plus, il évoque la présence à la Rochelle "de déchets faiblement radioactifs (...) dont le traitement pourrait se chiffrer à plusieurs dizaines de millions d'euros et se produire du jour au lendemain dans un contexte médiatisé". Ce même cabinet d’audit chiffrait à 100 millions d'euros le coût de la dépollution d'une décharge près de Lyon à Pont-de-Claix (produit cancérigènes) et autant pour le traitement d'un site près de Lille à Wattrelos (déchets chromés). Les autres sites concernés sont ceux de Silverbow et Portland aux Etats-Unis et de Cubatao au Brésil.
Ce cas met en évidence la position délicate mais courante d’un manager tiraillé entre le bon fonctionnement de son entreprise et ses intérêts personnels qu’il peut contenter du fait de sa position stratégique. En l’espèce, il apparaît évident que la situation du PDG de Rhodia de l’époque, Jean-Pierre Tirouflet est caractéristique de ce constat. En effet, étant simultanément à la présidence de Rhodia et actionnaire chez Aventis, la rémunération qu’il tire de ses dividendes est estimée onze fois supérieure à son salaire issu de Rhodia. Ici, la faille peut sembler évidente quant à l’intérêt du PDG à ce que la dette d’Aventis soit minimisée. Même dans les cas ou le conflit d’intérêts n’est pas avéré, il représente un risque potentiel soit en terme de tentation soit en terme de crédibilité. L’enseignement de cet évènement, est de proscrire dans la mesure du possible ce type de situation qui finit toujours par desservir. En cas de crise, les antécédents et les activités et responsabilités annexes des personnages clés de l’entreprise sont instrumentés pour accentuer, précipiter ou orienter la situation. En l’espèce, la posture de Thierry Breton, à l’époque des faits, ex-administrateur de Rhodia et par la suite nommé ministre de l’économie et des finances, fut une réelle opportunité dans un contexte de guerre informationnelle. Ainsi, la multiplication des responsabilités d’un dirigeant n’est pas exclusivement synonyme de pouvoir, mais aussi, source de contradictions et de failles dont il faut avoir conscience.
Cette parcelle de « l’affaire Rhodia », illustre une certaine forme d’incompétence dans la gestion de l’information sensible. En effet, c’est une arme à haute valeur ajoutée qui peut se retourner contre celui qui la manipule, comme dans le cas présent. Afin de ne pas être victime de sa propre stratégie, une connaissance exhaustive d’un partenaire potentiel notamment dans les domaines financier et juridique est un pré-requis non négociable. Hériter d’un passif insoupçonné est un coup dur pour une entreprise. Bien qu’une due diligence réduise considérablement la prise de risque, elle n’immunise pas pour autant. De plus en plus d’entreprises la doublent d’une assurance de garantie de passif qui permet de négocier au mieux la transaction. Cette mesure concerne aussi bien le vendeur qui veut disposer rapidement des fonds que l’acheteur qui entend protéger son investissement. Il est aussi possible de transférer à l’assureur des passifs connus mais dont l’évaluation reste incertaine. Ainsi, l’assurance « rachat de sinistre » permet de mettre un terme définitif aux conséquences des sinistres en cours, et, l’assurance des passifs environnementaux limite les frais de dépollution à la charge de l’acheteur. La problématique du cas présent au-delà de sa dimension transversale, est particulièrement spécifique au secteur de l’énergie puisque le noyau du cas est le risque environnemental. La nature du risque est imputable à l’industrie chimique comme cela a déjà été le cas dans le secteur nucléaire. En 2003, 37 rapports de sûreté ont été falsifiés au sein du groupe nippon TEPCO (Tokyo Electric Power Co). Cette affaire concernait 13 des 17 réacteurs de la première compagnie d’électricité du pays. Le groupe TEPCO a reconnu les dissimulations. Les quatre principaux dirigeants ont donné leur démission et de nombreux cadres ont été rétrogradés. Cependant, on ne constate pas le même effet de bombe médiatique au Japon qu’en Europe et/ou aux Etats-Unis. Ce phénomène, d’après les experts interrogés, s’explique par un rapport aux médias non transparent et autoritaire. Les questions des passifs environnementaux dans ces secteurs ainsi que celle de la dépollution des sites prennent une dimension stratégique d’autant plus forte que la société civile s’anime régulièrement autour de la problématique environnementale. Quoi qu’il en soit, la moindre défaillance est désormais lourdement sanctionnée sur le plan économique et en termes d’image. Les récents déboires d’une filiale d’Areva dans le nucléaire ont eu pour conséquence de faire monter Anne Lauvergeon au créneau pour rassurer l’opinion publique sur les mesures qui allaient être prises. Cette implication personnelle d’un chef d’entreprise dans la gestion d’une crise à a la suite d’une défaillance sécuritaire dans un système industriel résume l’importance du sujet.

Rappel des évènements-clés de l’affaire
2002
9 décembre : transmission de l’audit officiel au Conseil d’administration de Rhodia.
14 juin: audition de l’auteur de la lettre, Christophe Mocklinghoff, directeur du département environnement, par les juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons qui instruisent la plainte d'actionnaires de Rhodia. Plainte des actionnaires de Rhodia, Hughes de Lasteyrie et Edouard Stern, visant « une présentation de comptes inexacts ».

2003
Printemps: le banquier français Edouard Stern dépose plainte contre X. L`Autorité des marchés financiers (AMF) ouvre une enquête sur la communication financière de Rhodia.
3 octobre : Démission de Jean pierre Tirouflet, PDG de Rhodia. Il cède sa présidence à Yves Nanot, Président des Ciments Français. Jean Pierre Clamadieu devient directeur général. Rhodia accepte de toucher 88 millions d'euros de Sanofi-Aventis pour faire face aux risques écologistes futurs.

2004
Plusieurs plaintes ont amené les autorités judiciaires à ouvrir une série d'enquêtes sur le groupe Rhodia et les agissements de ses anciens dirigeants et administrateurs ainsi que ceux de son actionnaire principal, Rhône-Poulenc (devenu Sanofi-Aventis). Une enquête de la Commission européenne a conclu en 2004 que l'indépendance des dirigeants de Rhodia vis-à-vis de sa maison mère Aventis avait été "sérieusement compromise" entre 2000 et 2003". Selon Bruxelles, le PDG de Rhodia, Jean-Pierre Tirouflet, disposait en 2002 d'actions d'Aventis représentant onze fois sa rémunération chez Rhodia.
Août: Hughes de Lasteyrie, actionnaire à 0,8% de Rhodia, dépose plainte contre X en lieu et place du groupe chimique et réclame à Sanofi-Aventis 2,85 milliards d`euros.
Octobre : enquête visant le groupe Rhodia pour "présentation de comptes inexacts, diffusion d'informations fausses et mensongères sur la situation d'un émetteur coté sur un marché réglementé.

2005
La nouvelle direction du groupe engage une procédure devant un tribunal arbitral pour obtenir de son ex-actionnaire principal, SANOFI AVENTIS, 125 millions d'euros de rallonge. Cette demande a été rejetée en septembre
1er mars : assassinat d`Edouard Stern, banquier français et ancien membre du Conseil d`administration de Rhodia duquel il a été évincé en avril 2003 après un conflit avec le P- DG Jean-Pierre Tirouflet.
Rhodia annonce avoir divisé par deux sa perte nette 2004 à 625 millions d`euros et se juge "clairement sur une trajectoire de sortie de crise" un peu plus d`un an après avoir frôlé le dépôt de bilan.
25 mars : l`AMF notifie des griefs à Rhodia, et notamment à son ex-P-DG Jean-Pierre Tirouflet. En revanche, les autres administrateurs, dont Thierry Breton ne semblent pas concernés par ces griefs.
Avril : Rhodia lance une procédure d`arbitrage pour l`indemnisation des coûts environnementaux et sociaux et régler ainsi son différend avec Sanofi-Aventis. Il lui réclame au moins 570 millions d`euros.
Avril : mise en cause de Hughes de Lasteyrie (actionnaire) par le directeur du trésor Xavier Musca qui l'accusait de chantage. Enquête.
16 juin : enquête sur Hughes de Lasteyrie classée sans suite
23 juin: l`assemblée générale des actionnaires de Rhodia confirme les dirigeants du groupe dans leurs fonctions mais sans les voix de l`actionnaire principal Sanofi-Aventis, exclu du vote.
27 juin : une quinzaine de perquisitions en 48 heures, notamment à Bercy, au domicile de M. Breton, au siège de Rhodia et aux bureaux et domiciles d`anciens administrateurs
29 juin : le titre Rhodia clôture à 1,43 euro.
5 décembre 2005 : jugement pour « dénonciation calomnieuse ». Xavier Musca est relaxé.

2006
Juillet : le financier Hughes de Lasteyrie dépose une plainte visant l`Autorité des marchés financiers (AMF).
14 septembre : condamnation du Monde par le tribunal correctionnel de Paris pour avoir diffamé Jean-René Fourtou, président du conseil de surveillance de Vivendi Universal, et Claude Bébéar, président du conseil de surveillance du groupe Axa, dans un article sur l`affaire Rhodia.
15 septembre : le directeur du trésor, Xavier Musca, est cité à comparaître le 31 octobre devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris pour "dénonciation calomnieuse", en marge du dossier Rhodia, par le financier Hughes de Lasteyrie.
6 octobre : la Cour de cassation rejette le pourvoi qu`avait formé le parquet général de Paris contre l`arrêt de la cour d`appel de Paris qui avait validé certaines perquisitions et auditions du dossier Rhodia où apparaît le nom de Thierry Breton.
31 octobre : selon une source judiciaire, le parquet de Paris aurait demandé à des préfectures de vérifier la régularité de la prise en charge des risques environnementaux de trois sites chimiques français du groupe Rhodia.

2007
12 mars : une juge décide d`instruire une plainte contre l`AMF déposée par le financier Hughes de Lasteyrie, tout en jugeant la constitution de partie civile de ce dernier irrecevable.
24 mai: selon Challenges, la commission des sanctions de l`AMF tient une audience à propos des comptes de Rhodia.
29 mai : ouverture d'une enquête préliminaire à l'encontre de Jean-Pierre Tirouflet, ex-PDG de Rhodia, concernant des transactions boursières douteuses entre 1988 et 1990.
14 juin : réquisitoire supplétif du parquet pour ABS connexe aux circonstances du versement indemnités de départ de Tirouflet.
Juin : sanction de l’AMF à l’encontre de Rhodia pour communication financière "inexacte, imprécise et trompeuse" entre 2001 et 2003= 750 000 euros d’amende. A l’encontre de Jean pierre Tirouflet= 500 000 euros d’amende.
Juillet : décès de Hughes de Lasteyrie. Avant son décès, il a transmis aux juges d’instruction des informations concernant l'illégalité présumée de l'attribution d'un parachute doré à M. Tirouflet.