L’enjeu de la réciprocité dans les échanges

Les grandes puissances économiques mondiales semblent depuis quelques années avoir pris la mesure de l’importance du patriotisme économique. En effet, que ce soit des pays développés comme les Etats-Unis ou le Japon ou des pays en voie de développement comme la Chine, tous paraissent d’accord sur un point : la nécessité d’une certaine forme de protectionnisme pour garder sa place dans l’affrontement économique mondialisé. Protéger son économie des attaques extérieures, conserver ses emplois ou défendre les acquis de ses travailleurs est une fierté et un impératif pour bon nombre de pays. Contrairement à cela, en Europe et en France notamment, le protectionnisme est considéré comme une alternative rétrograde au libre-échange. Il ne s’agit pourtant pas de remettre en cause le libre-échange mais bien plutôt de le réguler et de lui imposer certaines limites. L’Europe est donc aujourd’hui la seule zone économique qui ouvre totalement son économie sans attendre la réciproque de ses partenaires commerciaux. La foi illimitée dans les valeurs du libre-échange et la candeur des responsables politiques européens rendent aujourd’hui l’Union Européenne particulièrement vulnérable dans le contexte mondialisé actuel.
Les Etats-Unis, le Japon ou la Chine ont compris l’importance de préserver certains secteurs de leur économie et de ne les ouvrir à la concurrence internationale que si celle-ci leur est profitable. L’Union Européenne est à l’heure actuelle en train de se faire exploiter car elle se montre « plus royaliste que le roi », plus libérale notamment que les Etats-Unis qui ont compris que même en étant libéraux, il leur fallait une certaine dose de pragmatisme sous forme de protectionnisme pour protéger leur économie. Les emplois européens, les entreprises européennes ou les services publics sont sacrifiés sur l’autel du libéralisme. Les institutions européennes ne jouent plus leur rôle de défenseur des intérêts européens et privilégient au nom d’une vision du monde libérale la création d’un emploi en Chine au maintient d’un emploi en Europe, ceci s’en s’apercevoir que les autres entités économiques mondiales n’ont pas notre candeur et protègent, elles, leur économie et leur emplois. Dans ce contexte, nous avons tenté de démontrer que la majeure partie des entités économiques mondiales mettaient en place des mesures de protection nationale et n’acceptaient d’ouvrir leur économie qu’après avoir pesé le pour et le contre, non pas en vertu d’un principe libéral suivi aveuglément mais uniquement si cela leur était profitable. D’autre part nous avons essayé de déterminer quel était le positionnement des acteurs européens vis-à-vis du concept de réciprocité et de préférence communautaire de façon plus générale. Enfin, constatant que la majorité des parlementaires européens ne s’intéressait pas au sujet nous suggérons dans une troisième partie plusieurs pistes pour mobiliser les députés européens et pour les sensibiliser au patriotisme économique européen.

Le cas américain
« J'aime l'Inde. J'adore le peuple indien. Mais je ne peux pas supporter que notre pays s'apprête à sacrifier 14 millions de postes détenus par des familles américaines dans les dix prochaines années pour créer des emplois à l'étranger » Lou Dobbs. Alors que la remise en cause de la mondialisation et du libre-échange n’était l’apanage que de quelques personnalités marginales il y à encore quelques années aux Etats-Unis, de plus en plus de voix s’élèvent actuellement pour décrier les soi-disant bienfaits du libéralisme économique. Les nouveaux tenants de ce discours devenu presque consensuel ne sont pas des moindres personnalités. Ainsi, en 2002, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz entame un revirement de sa pensée en publiant « La grande désillusion » (Globalization and itsdiscontents). Le courant est bientôt appuyé par d’autres, notamment le prix Nobel d’économie, professeur au MIT, Paul Samuelson. Celui-ci publie en octobre 2004 dans le Journal of Economic Perspectives, un article envisageant les conséquences néfastes du libre-échange pour la population américaine. Cette démonstration appuyée par des exemples concrets et chiffrés achève de convaincre les sceptiques. La nécessité d’une politique gouvernementale tendant à réguler le libre-échange se fait alors de plus en plus pressant. En effet, en parallèle de ces démonstrations théoriques différentes think tanks et cercles de réflexion publient des études démontrant les risques de la mondialisation et les bienfaits de certaines formes de protectionnisme. Ainsi, selon l’Economic Policy Institute, l’application de l’accord de libre-change nord-américain (ALENA) aurait conduit à la suppression de près d’un million d’emplois aux Etats-Unis en dix ans. En effet, si la bonne santé de l’économie américaine sous la présidence Bush puis Clinton avait prédisposée les Américains à plus de libéralisme, la perte de près de trois millions d’emploi dans le seul secteur industriel au début des années 2000 a sensibilisée les citoyens à davantage de protectionnisme. Ainsi, même si les Etats-Unis ont depuis longtemps protégé des pans entiers de leur économie (petites entreprises, agriculture…), cette nécessité se fait d’autant plus sentir depuis le début des années 2000. Priorité est donc donnée aux intérêts nationaux même si comme le souligne Charles Schumer, sénateur démocrate de New-York : « En matière d'échanges, personne ne veut revenir au protectionnisme d'antan, mais il faut réfléchir à un schéma capable de préserver les intérêts de nos travailleurs et de nos consommateurs ». C’est donc bien une forme de protectionnisme et de préférence nationale que les Etats-Unis, pays considéré pourtant comme le chantre du libéralisme, veulent mettre en place. Il n’est pas question pour l’Amérique de remettre en cause le libre-échange sauf si bien sur cela nuit à ses intérêts nationaux.
Le protectionnisme américain s’exprime par différentes voies parmi lesquelles : le Buy American Act, le Small Business Act, le Defense Federal Acquisition Regulations Supplement ou l’Advocacy Policy. Même si ces mesures existent pour certaines depuis près d’un demi-siècle, de nouvelles mesures ont dernièrement fait leur apparition. Ainsi le Président des Etats-Unis dispose depuis 1988, d’un organe interministériel, le CIFUS (Committee on ForeignInvestments in the United States), pouvant interdire tout projet d’investissement qui pourrait mettre en péril la « sécurité nationale ». Cette notion a depuis 2001 été considérée dans une vision particulièrement extensive. La Commission européenne a d’ailleurs fait part de son inquiétude concernant l’utilisation excessive des motifs liés à la sécurité, pouvant être interprétés comme une forme déguisée de protectionnisme. En effet, le CIFUS n’est pas le seul moyen utilisé par les Etats-Unis pour protéger son économie. L’invocation de raisons de sécurité permet d’autres formes de limitation des importations étrangères notamment. Ainsi, l’initiative américaine sur la sécurité des conteneurs (« Container Security Initiative »), lancée en 2002 pour lutter contre les menaces terroristes potentielles entraîne d’importants coûts et retards additionnels pour l’expédition de machines et d’équipements de l’Union Européenne vers les Etats-Unis. D’après la Commission européenne, « cette charge est si lourde qu’un certain nombre de petites sociétés d’ingénierie européennes ont décidé de ne plus exporter vers les Etats-Unis ».
En plus de ces mesures à portée générale, les Etats-Unis ont récemment mis en place des politiques protectionnistes dans certains secteurs particuliers. C’est ainsi que le Président Bush s’est plié aux exigences du lobby de l’acier et cherché à protéger celui-ci de la concurrence étrangère en imposant des droits de douane et des surtaxes à l’importation (8 à 30%). De même, les Etats-Unis envisagent d’imposer des quotas sur certaines importations de textile en provenance de Chine (Tissus de laine, robe du soir, soutiens-gorge), l’Amérique jugeant la concurrence chinoise sur ce terrain particulièrement déloyale. Les Etats-Unis adoptent donc un double discours en matière de libre-échange. S’ils sont en effet extrêmement favorables à la concurrence internationale dans des domaines tels que les produits culturels (cinéma, télévision…) ou leur domination est assurée, ils se révèlent dans d’autres secteurs particulièrement protectionnistes pour ne pas mettre en péril leurs emplois. L’agriculture, l’industrie ou les marchés publics sont particulièrement protégés par l’application notamment du concept de préférence nationale. Si les Américains demandent l’application du libre-échange pour les autres, ils estiment quant à eux que la protection de leurs industries et de leurs emplois nécessite le recours à certaines formes de protectionnisme.

Le cas chinois
Le peuple chinois tout comme le gouvernement aspire depuis peu à un peu plus de protectionnisme et d’interventionnisme et un peu moins de libre marché et de dérégulation. En effet, les Chinois estiment qu’ils se sont suffisamment sacrifiés pour rendre leur pays compétitif et que leur revient aujourd’hui le droit de protéger leurs emplois et leurs conditions de travail notamment. L’Etat a pris en compte les demandes de ses citoyens et mènent depuis quelques mois maintenant une politique volontariste de préférence nationale. Plusieurs secteurs d’activité illustrent ce retournement de situation et la volonté de l’Etat de mettre fin aux dérives du libre-échangisme sauvage. Ainsi, dans le domaine de l’architecture, le Ministère de la construction a décidé de favoriser les architectes chinois, moins chers et plus classiques au détriment des architectes internationaux. Cette forme de protectionnisme est à la fois économique et culturelle. De même, dans le domaine de la fourniture de matériel et d’équipement à l’Etat chinois, l’Assemblée Populaire Nationale a décidé en mars 2007 d’accorder des politiques préférentielles aux entreprises nationales lors des achats d'équipements pour des projets importants. Il s’agit pour l’Assemblée Populaire Nationale à la fois de « favoriser les entreprises nationales à court terme et d’inviter tous les consommateurs chinois, grands ou petits, entreprises ou particuliers, à acheter chinois ».
La préférence nationale s’exprime également au travers de la méfiance chinoise vis-à-vis de la prise de participation d’entreprises étrangères. Li Deshui, président de l'Office national de statistique a ainsi récemment déclaré : « Il est dangereux d'autoriser les participations malveillantes d'entreprises étrangères dans des sociétés chinoises ». Comme le soulignent certains analystes occidentaux, nous assistons à la montée en puissance d’un phénomène nouveau en Chine : le patriotisme économique. De nombreuses mesures coercitives pour les investisseurs étrangers, ont été prises depuis l'été 2006. Parmi elles, le décret du 8 septembre 2006, qui remet en cause les acquisitions de sociétés chinoises par des étrangers. En effet, un rachat peut désormais être interdit s'il a des répercussions sur la sécurité économique nationale ou s'il fait passer sous pavillon étranger une marque célèbre.
L’administration chinoise applique le concept de sécurité nationale de façon particulièrement extensive ce qui a pour effet d’annuler un grand nombre de rachats auparavant envisagés. La renaissance du patriotisme économique chinois s’exprime également par la dernière loi d’égalisation fiscale pour les entreprises étrangères et chinoises. En effet, jusqu’à très récemment les entreprises chinoises devaient payer un impôt sur les sociétés de 33% alors que les entreprises étrangères versaient en moyenne 15% d’impôts uniquement. Ces privilèges avaient été accordés par le gouvernement afin de favoriser l’implantation d’entreprises étrangères sur le territoire national et donc d’augmenter la croissance et l’emploi. La session de mars 2007 de l’Assemblée Populaire Nationale a mis fin à cette pratique jugeant que la Chine était devenue un pays tellement attractif que ces avantages n’étaient plus justifiés. Comme le souligne le professeur Liu Jianwen, président du Centre d’étude du droit financier et économique et professeur à la faculté de droit de Bei-Da (Université de Pékin) : « Cette nouvelle loi s’inscrit dans le développement logique de l’économie socialiste de marché, une économie où la supervisation étatique occupe une place importante et où la préférence nationale sera amenée à s’affirmer de plus en plus ». La Chine semble donc avoir clairement pris le chemin de la préférence nationale, même si du fait de son ouverture antérieure, il lui reste beaucoup à faire. Comme le souligne le journaliste David L’Epée : « A la dérégulation globale etgénéralisée, ils (les Chinois) opposent la barrière de l’Etat-nation, avec tout ce qu’elle représente de sûreté, d’équilibre et de souveraineté. Les pays européens feraient bien de s’en inspirer s’ils ne veulent pas devenir demain les vassaux impuissants du rouleau compresseur US... » (Extrait du blog au cœur de l’empire.)

Le cas japonais
Le commissaire européen au Commerce Peter Mandelson a effectué une visite au Japon du 21 au 23 avril 2008 où il a dénoncé le climat d’investissement hostile qui caractérise l’économie japonaise et qui empêche l’investissement productif de l’Union Européenne dans le pays. Il a d’ailleurs affirmé que le Japon restait le marché d’investissements le plus fermé dans les pays développés. En effet, parmi les pays de l'OCDE, le Japon a le plus bas taux d'investissement direct étranger par rapport à son produit intérieur brut, soit 3 %. Peter Mandelson a ainsi calculé que : " Pour chaque dollar investi par les Japonais uniquement au Royaume-Uni et aux Pays-Bas l'an dernier, les Européens ont investi 3 cent au Japon ". D’après le rapport du Sénat « La Corée et le Japon face à la mondialisation » du 12 octobre 2006, « il semble cependant que le Japon soit l'un des Etats développés dont la réglementation est la moins favorable aux importations ». Le Japon protège donc tout particulièrement son activité économique nationale ainsi que ses emplois en menant une politique protectionniste dans de nombreux domaines (l’agriculture, l’électricité, les soins de santé, la pêche, la sylviculture et le transport maritime notamment). Rappelons qu’il a défini 170 secteurs stratégiques alors que l’Union Européenne n’en a accordé qu’une dizaine à la France.

Promouvoir la réciprocité en Europe
Comme nous l’avons constaté dans les deux parties précédentes, le concept de réciprocité et les concepts adjacents de préférence nationale et communautaire s’ils sont particulièrement développés dans le reste du monde ne le sont pas en Europe. En effet, comme la seconde partie nous l’a enseigné, peu de parlementaires européens se sont exprimés sur le sujet de la réciprocité que se soit en accord ou en désaccord avec celui-ci. Il convient donc de mobiliser les élus européens sur ce thème. Pour ce faire, il nous paraît intéressant de cibler essentiellement les deux groupes parlementaires les plus importants que sont le Parti Populaire Européen et le Parti Socialiste Européen. Avec de pousser les élus de ces deux groupes à prendre part dans le débat de façon positive, il convient de mener deux approches distinctes notamment en terme de rhétorique. Le Parti Socialiste Européen doit être entrepris sur des thèmes relevant du domaine social.
Un certain nombre d’arguments en faveur de la réciprocité devraient être avancés afin de rallier les députés du PSE au concept. Il faut tout d’abord signaler que la réciprocité et la préférence communautaire sont les seuls moyens à la fois d’éviter les délocalisations et les pertes d’emploi qui en résultent ainsi que la détérioration des conditions de travail en Europe. En effet, en limitant la concurrence directe et frontale entre l’Union Européenne et les pays où les droits des travailleurs sont bafoués (Chine, Inde…) cela permet de préserver le modèle social qui caractérise l’Europe. Ne pas appliquer les concepts de réciprocité et de préférence communautaire est donc criminel à la fois pour les populations européennes et pour la population des pays en voie de développement qui sont l’atelier du monde occidental. Ne pas juguler le libre-échange soumet les Européens à une concurrence déloyale et leur fait perdre leurs emplois. En contrepartie, les emplois créés dans les pays les moins avancés sont des emplois qui pour faire baisser les couts de production ne respectent pas les droits des travailleurs et entrainent une régression sociale pour ceux-ci. Ces thèmes doivent donc être mobilisés pour convaincre les élus du PSE du bien-fondé d’une politique plus protectionniste de réciprocité et de préférence communautaire.

David Bercher