Le débat sur les intérêts stratégiques de l’Espagne

“Vous n’avez aucune vision de ce qu’est l’Espagne” lançait le candidat du PP, la veille des élections espagnoles, à Zapatero, finalement vainqueur du choix démocratique. Le premier ministre socialiste ne s’est pas privé de lui répondre que l’“on peut défendre l’Espagne sans attaquer la Catalogne”. Malgré la défaite des élections, le PP continue de de se présenter comme le seul défenseur de l’intérêt général espagnol et de la grande Espagne.  Un tel discours est en contradiction avec les longues années de pouvoir d’Aznar. En effet, les politiques fortement centralisatrices qui ont été alors menées ont eu pour corollaire logique une forte hostilité aux régions, en particulier à la Catalogne. Ainsi, pour le PP, l’intérêt n’est général que lorsqu’il est à Madrid. Le parti de droite n’a pas oublié de profiter de ces années dorées pour placer ses amis à la tête des entreprises et banques : BBVA, Endesa, Repsol, Telefonica… l’intérêt général a trouvé ainsi une étrange traduction: la centralisation de l’économie autour de Madrid. Jusqu’alors cette ville avait monopolisé le pouvoir administratif mais elle a su utiliser les instrument politiques pour dévier les circuits économiques de Barcelone .
Le déclin économique de la capitale catalane suscite aujourd’hui un malaise dans cette région. L’étrange politique “d’intérêt général” a stimulé les mouvements régionalistes, autonomistes, nationalistes, en Catalogne. Economie, politique et sentiments nationaux sont intimement liés. Les relations économiques avec Madrid sont donc devenues antagoniques sur plusieurs points qui constituent autant de terrains de batailles.

Impôts: la fatigue catalane ou le manque de solidarité nationale.
Depuis l’avènement de la démocratie, la Catalogne a payé, pendant des dizaines d’années, les plus lourds tribus à l’Etat espagnol. Ce poids fiscal était justifié en fonction de la richesse de la région. Toutefois, aprés les prélèvements et les redistributions entre régions, le revenu catalan par tête se retrouvait au dessous de la moyenne nationale. Cependant, au delà de cette absurdité mathématique, un problème plus pesant se fait , encore aujourd’hui, sentir. Madrid réinjecte une grande partie de ces recettes dans l’amélioration de l’ensemble des infrastrutures mais Barcelone se trouve en marge de cette poliitque. Ainsi, le centre catalan se caractérise par l’asphixie de son réseau routier, la saturation de son aéroport et le symbolique retard de sa liaison à Madrid par TGV. Par conséquent, la region perd en termes d’attractivité pour les investissements étrangers. La spirale de la décapitalisation publique et du déclin de la Catalogne en tant que marché attrayant a amené Barcelone à privilégier la question fiscale lors du nouveau statut qu’elle a négocié en 2006. Le Parlement Catalan n’a cependant pas réussi à obtenir de Madrid les réformes structurelles qu’il voulait faire passer: le modèle instauré en 1979 a été maintenu.Toutefois, les ressources de la Generalitat (gouvernement de Catalogne) ont été accrues et l’Etat s’est engagé à mettre en place de nouveaux mécanismes de contrôle de solidarité entre les différentes régions.

La Caixa : symbole du modèle économique catalan.
La Catalogne constitue un marché caractérisé par des traits spécifiques. En effet, l’entreprise familiale est un acteur économique typique dans la region; celle ci est devenue un territoire oú les familles et les entreprises se respectent entre elles. A un niveau macro, cela se traduit par un modèle qui favorise le statu quo: le changement (fusions, acquisitions…) n’est accepté qu’en dernière solution. Et lorsque l’entreprise catalane est confrontée à cette nécessité, elle s’y soumet sans grandes effusions; elle finit docilement par se laisser dévorer par un autre acteur. Cette faille a permis à Madrid d’absorber une grande partie du secteur catalan de la construction.  Comme la plupart de ses “compatriotes”, La Caixa, société financière catalane, se caractérise par la culture de la discrétion; cependant, elle est redoutablement efficace. Les succès silencieux de La Caixa font d’elle à la fois un tabou et un symbole de la région. En effet, elle constitue le plus gros potentiel des sociétés financières espagnoles; elle possède une capacité d’innovation reconnue, une extraordinaire mainmise du marché du détail (1/3 des clients de banque en Catalogne et 1/5 dans toute l’Espagne)… mais surtout elle est caractérisée par une identité juridique ambigue: ce n’est pas une banque, elle n’a pas de propriétaires, elle ne peut pas efectuer des OPA, elle ne peut pas être l’objet d’une OPA… ce caractère fuyant est une arme redoutable face à la concurrence et irrite sérieusement les autres acteurs espagnols qui doivent lui faire face.

La Caixa contre Endesa: le choc des titans.
En 2005, La Caixa lance, à travers Gas Natural, une OPA de 100% sur Endesa, grand opérateur énergéticien espagnol qui était à l’époque dirigé par Manuel Pizarro, nouvelle étoile montante du PP. Pour la vision nationaliste catalane, il était nécessaire, d’un point de vue stratégique, de construire un pôle financier et industriel “d’ici”. La réactivité violente d’un certain establishment político-financier de Madrid et des media qui lui sont liés a contré l’opération qui s’est soldée par un échec. Aujourd’hui, Gas Natural se maintient éloigné  des mouvements de concentration en cours sur le territoire espagnol. Depuis l’échec Endesa, le groupe gazier joue la carte solitaire mais il possède une solide position financière qui l’autorise à avoir de grandes ambitions en matière d’investissements. Comme Madrid lui bloque le chemin des acquisitions, le groupe se redéploie sur une logique de croissance organique. Ainsi, la Catalogne entend non seulement préserver sa forcé énergétique mais elle ne renonce pas à conquérir le marché énergétique espagnol.

Une guerre économique entre régions.
Sentiments nationalistes, économie, politique et doutes identitaires se mélangent en Espagne. Le boycott constitue le symbole de cette dynamique: à chaque grande action  catalane qui menace “de briser l’unité espagnole”, des mouvements de boycott se mettent en marche, menés par le politique, les media et par des acteurs au sein même de la société civile (chaînes de magasins…) contre les entreprises installées en Catalogne (SEAT, Gerblé, Sony, Danone, Nestlé…).  Le discours du PP sur l’intérêt général n’efface donc pas la réalité: capitale politique contre capitale culturelle, qui rafflera les circuits economico-financiers? La guerre économique fait rage en Espagne: oú est passée la “grande Espagne unie” de Madrid?

Alice Lacoye Mateus