France Inter célèbre Mai 68… à sa manière

Le 21 mars dernier, France Inter organisait en partenariat avec l’INA et Libération une journée entièrement dédiée à la commémoration de Mai 68. Dès le « 7-10 » de Nicolas Demorand, un constat s’impose : tandis que France Inter se revendique d’une mission de service public, consensus et partialité dessinent le prisme sous lequel s’opère l’analyse de l’événement. C’est aussi l’occasion pour France Inter de rappeler à son auditorat les difficultés que rencontre le gouvernement actuel dans sa fastidieuse croisade contre les problèmes économiques et sociaux de notre temps, que sont la baisse du pouvoir d’achat et l’insécurité.



Prendre le virage à gauche…

Le « 7-10 » de Nicolas Demorand accueille plusieurs personnalités « exceptionnelles » : Alain Geismar et Patrick Rotman, tous deux auteurs d’un ouvrage à paraître sur Mai 68, le journaliste Bernard Guetta, l’artiste Gérard Fromanger, fondateur de l’Atelier des Beaux Arts en Mai 68, le cinéaste Romain Goupil, créateur du Comité d’action lycéens, et la sociologue et Virginie Linhardt, auteure d’un ouvrage sur son père Robert Linhardt qui fut un dirigeant maoïste. Face à ces lieutenants de la gauche, aucune personnalité de droite n’est invitée à exprimer son point de vue. « A bas Nicolas Sarkozy, c’est à cause de lui le temps [pluvieux] ! », se permettra gratuitement Romain Goupil (et Nicolas Demorand lui-même de s’en offusquer). De manière consensuelle, les invités réduisent Mai 68 à une transition vers la modernité d’une société française globalement anticommuniste.

C’est donc sans surprise que les intervenants présentent tous Mai 68 comme une expérience avant tout « juvénile et rimbaldienne », selon un terme de Patrick Rotman, répondant à Nicolas Demorand qui demande si les étudiants de Mai 68 n’étaient pas davantage issus des milieux bourgeois. A la question « Nanterre c’était quoi à l’époque et c’est surtout c’était qui ? Des gosses de riches comme on l’a dit parfois ? » posée par Patrick Cohen (rédacteur en chef du journal de 8h), Patrice Louis, ancien journaliste de France Inter (venu pour présenter un enregistrement de Daniel Cohn-Bendit effectué lorsque tous deux étudiaient à Nanterre) répondra d’ailleurs : « Je ne vais pas me prendre comme exemple mais moi j’habitais chez mes parents à Neuilly. »

Patrick Rotman se rattrapera heureusement en élargissant la thématique de Mai 68 à sa dimension socio-politique et internationale : la grève générale qui paralysa la France, la « crise de civilisation » (Malraux), et la guerre du Vietnam sont  autant de sujets davantage effleurés qu’approfondis.



…puis le raccourci

La parole, monopolisée par les invités, est assez rarement donnée aux milieux ouvriers, salariés et syndicalistes, l’occasion néanmoins de rappeler que les inquiétudes d’il y a quarante ans demeurent aujourd’hui. Un salarié de l’usine nantaise Sud Aviation (d’où émergea le mouvement gréviste) déplore que « dans le monde ouvrier, il faut toujours remettre ça parce que les patrons ils sont toujours prêts quand ils vous ont donné vingt centimes, ils veulent en reprendre trente. » Et Hélène Roussel, journaliste dépêchée sur les lieux par France Inter, de conclure : « Nous on était plein d’espoir, dans les usines maintenant, c’est le désespoir. (…) L’apparition du chômage a tué la contestation. » Et voilà insidieusement dressé le parallèle entre Mai 68 et l’inquiétude actuelle face à la baisse du pouvoir d’achat...

Vient ensuite le tour d’un deuxième problème que quarante ans n’ont pas suffi à résoudre. Lors du journal de 8h, Patrick Cohen profite du reportage qu’il présente pour gratifier l’auditorat d’un raccourci évoquant le thème de l’insécurité. La mixité revendiquée et obtenue en 1968 serait à l’origine des agressions subies depuis par la gent féminine sur le campus : « Nanterre qui à l’époque réclamait la mixité fille-garçon dans les dortoirs et qui aujourd’hui parfois s’inquiète des effets de cette mixité. »



Sous les pavés, Libé…

Jusque fin mai, France Inter a confié une chronique hebdomadaire (chaque vendredi) à Laurent Joffrin intitulée « Sous les pavés, Joffrin. » Joffrin remplace donc la plage idyllique de Mai 68 par « une plage sonore » (rires), selon ses propres termes. L’occasion pour le directeur de publication de Libération de faire la publicité de son journal (celui du lendemain, le 22 mars, en partie rédigé par des étudiants de Nanterre), qui consacre lui-aussi un certain nombre de ses pages à la commémoration de l’événement au moyen d’une pirouette rhétorique un peu éculée : « Un numéro dont je me garderai évidemment de faire la promotion, » mais dont je vante surtout le caractère « vigoureux, engagé et très très moral. » Sans oublier un compliment au leader Daniel Cohn-Bendit « qui a le regard bleu, le verbe ironique et une tchatche pas possible, » et qui vient justement de publier Forget 68 (Oublier 68), remis au Président de la République Nicolas Sarkozy. Ou le paradoxe du mythe qui enchaîne les interviews pour partout asséner qu’il se lasse d’en être un…



…mais sous la pluie, rien de nouveau

7h45, temps toujours aussi maussade. La tournure que prend alors l’émission quelques minutes durant ne l’est pas moins. La parole est donnée à la droite dans la chronique de Frédéric Pommier (du service politique de France Inter – en voilà un qui a raté sa vocation) « Que faisaient-ils en 68 ? » Quelle heureuse nouvelle, la vérité sur l’enfance de diverses personnalités de droite va enfin éclater au grand jour. On apprend ainsi que Nicolas Sarkozy avait 13 ans, qu’il a mis un drapeau tricolore dans sa poche et que le directeur du collège lui a interdit de sortir sur ordre de sa maman. François Fillon, 14 ans, passa une nuit dehors à chanter l’Internationale avant d’être reconduit chez lui par des gendarmes. Parenthèse de gauche, Julien Dray était trop jeune (13 ans) pour comprendre mais participait aux manifestations sur les épaules de son père et se vit affublé d’un 0 pour une composition de mathématiques à laquelle il n’assista pas. Vient ensuite l’occasion de porter un coup à l’actuel Secrétaire général de l’UMP en rappelant qu’à l’époque Patrick Devedjian appartenait au groupe activiste d’extrême droite nommé Occident (à une poignée d’années près, le stratège François Mitterrand s’accommodait bien de ses relations avec René Bousquet). Mais le meilleur reste encore à venir : Nadine Morano, alors âgée de quatre ans, « ce qui [selon Frédéric Pommier] ne l’empêche pas d’avoir un avis très tranché sur la période » (soit), avait déjà creusé sa plage à elle : « En Mai 68, je jouais dans le bac à sable avec mon seau et ma pelle et je faisais des beaux châteaux. » L’auditeur est content de le savoir. Fort heureusement (et trêve d’ironie), la Secrétaire d’Etat à la famille conclut ensuite le panorama par une considération plus sérieuse, se disant gênée par la déliquescence de l’autorité engendrée par Mai 68 – réflexion relayée par des extraits de discours de Nicolas Sarkozy qui déplore la permissivité excessive, ainsi que le refus des maîtres et des classements. Marie-George Buffet, elle, vivait sa « première expérience de solidarité », quant-à Ségolène Royal, « elle découvrait la joie d’aller au collège en vélo » parce que les cars de ramassage scolaire étaient en grève. Dire qu’il aura fallu attendre quarante ans pour apprendre tout cela…

Ce qui précède résume les quelques dérapages survenus au cours d’une émission de trois heures. Bien qu’il soit de rigueur de déplorer ces lacunes, il faut toutefois préciser qu’à défaut d’être idéale (loin s’en faut), cette émission s’est efforcée de proposer des éclairages divers (artistes, sociologues, journalistes, ouvriers, etc.) dont certains étaient de qualité. Dommage, simplement, qu’à cette « mixité » thématique ne fut pas associée une mixité du spectre politique, la droite n’ayant bénéficié que d’un temps de parole très limité, au contenu de surcroît anodin.

Sources :

Mai 68, une tranche de « commémoration » sur France Inter, Grégory Rzepski & Henri Maler :
http://www.acrimed.org/article2862.html

Podcasts de l’émission « Le 7-10 » du vendredi 21 Mars 2008 :
http://www.radiofrance.fr/franceinter/ev/fiche.php?ev_id=340