L’Europe peu pragmatique face au blanchiment de capitaux et au financement

Sous la direction du Parlement Européen et du Conseil, une directive relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes (1) a été  élaborée et rendue effective en 2005. Son objectif affiché est de renforcer la prévention et d’assurer que le système financier ne sera pas utilisé à des fins de blanchiment des capitaux et pour le financement du terrorisme (2). Le Ministère de l’Economie et des Finances est actuellement en discussion avec l’ensemble des représentants des acteurs concernés par cette réglementation et, plus spécifiquement, ceux ayant l’obligation de procéder à une déclaration de soupçon auprès de TRACFIN (3).


La directive étend considérablement le champ d’application de la déclaration de soupçon, en retenant comme critère de déclaration la notion d’ « infraction grave ». Selon la directive, une infraction grave correspond à « toutes les infractions punies d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté d’une durée maximale supérieure à un an ».

Ce texte impose donc aux personnes assujetties à la déclaration de soupçon de déclarer toutes les opérations susceptibles d’être punies d’une peine de prison supérieure à un an. Une telle extension surprend par son gigantisme : la très grande majorité des dispositions du Code pénal, accompagnées de la constellation de dispositions disséminées dans le Code de commerce ou encore dans le Code monétaire et financier, seraient ainsi concernées. Les personnes assujetties vont donc devoir connaître de manière très fine l’ensemble de ces infractions.

La question se pose de savoir comment une telle extension a été rendue possible. En dehors du débat relatif à l’inclusion de la fraude fiscale dans le champ de la déclaration de soupçon, il paraît légitime de s’interroger sur la manière dont chacun des acteurs va gérer cette nouvelle législation. Comment, d’un strict point de vue opérationnel, ces derniers vont-ils pouvoir effectuer de telles déclarations et avoir suffisamment d’éléments pour suspecter avec sérieux une opération de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ? La lecture de cet unique article laisse sceptique et invite à s’interroger sur sa portée pratique réelle.

En effet, l’exécution d’un virement par le client d’une banque peut être motivée par une classique opération commerciale, comme le règlement d’une facture à la suite d’une livraison, mais peut être aussi potentiellement une fraude fiscale, le paiement d’intérêts pour un prêt d’argent dans le cadre d’un pari illicite, les fruits d’une opération de vente de stupéfiants, de corruption ou encore de racket…

La structure actuelle des réseaux financiers rend en effet délicate la connaissance des motivations du donneur d’ordre ou du bénéficiaire effectif de l’opération. L’existence d’une procédure de KYC (Know Your Customer), même sérieuse et exhaustive, ne permettra pas toujours de  déterminer avec exactitude la validité des soupçons et ce, peu important le caractère national ou international de l’opération. Le risque d’une concurrence entre les procédures internes mises en place par les acteurs (4) pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et cette nouvelle disposition semble donc être crédible, apportant ainsi une diminution de leur efficacité. En obligeant ces différents professionnels à maîtriser une législation pénale croissante et éclatée, on organise leur impuissance, la faute pouvant en incomber aux pouvoirs publics qui ne saisissent pas l'ampleur des enjeux opérationnels de telles décisions.

Il est donc permis de s’interroger sur la réelle motivation des rédacteurs de cette directive. Son but ne serait-il pas de déplacer la responsabilité de la lutte contre le blanchiment des capitaux finançant le terrorisme sur les établissements de crédit, les sociétés financières, les professionnels du droit et du chiffre (5), les casinos, les professionnels de l’immobilier, et les prestataires de services aux sociétés et fiducies (6)?

Il convient certes de ne pas nier les efforts entrepris dans le cadre de ce combat : mais il importe d’insister sur la nécessité de comprendre les attentes de ces professionnels et leurs préoccupations quotidiennes. Une lutte efficace passe nécessairement par une législation réaliste et pragmatique ; inclure dans le champ de la déclaration de soupçon la quasi-totalité des infractions pénales risque singulièrement de nuire à l’effectivité de celle-ci.

Guillaume Huchet, docteur en droit






 

Notes :

1. Directive 2005/60/CE du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et financement du terrorisme.

2. L’article 45 de la directive prévoyait sa transposition dans notre législation au mois de décembre dernier.

http://www.tracfin.minefi.gouv.fr.

4. Les acteurs de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme sont divers. Ils comprennent les autorités centrales comme la Banque de France, les établissements de crédit, les sociétés d’investissement, les casinos, les organisateurs de paris, jeux de hasard, les changeurs manuels, les personnes intervenant dans les transactions immobilières, les professionnels du droit (avocats, avoués, avocats au Conseil d’état et à la Cour de cassation) et du chiffre (experts comptables, commissaires aux comptes), les commissaires priseurs, les personnes se livrant habituellement au commerce des pierres précieuses, métaux précieux, objets d’arts…. Pour une liste complète des acteurs concernés, V. article L 562-1 du Code de commerce.

5. Les professionnels du droit comprennent les notaires, huissiers de justice, administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires, avocats, avoués, avocats au Conseil d’état et à la Cour de cassation et les professionnels du chiffre concernés par cette réglementation sont les experts comptables, commissaires aux comptes.

6. Toute entité proposant des services de gestion de fiducie ou de trust pour compte propre ou pour compte d’autrui. Ce type d’opérations apparaît fréquemment comme suspecte, puisque l’identité des participants au trust ou à la fiducie est en règle générale inconnue, permettant ainsi de masquer le donneur d’ordre et / ou l’origine réelle des fonds.