Les associations de défense des actionnaires entre infidélité et naïveté

Durant les décennies 1980 et 1990, la libéralisation des marchés boursiers en Europe continentale ainsi que la promotion de la notion du "petit épargnant", via différentes lois, ont conduit de plus en plus de citoyens à acheter des actions d'entreprises nationales, lors de privatisations notamment. Les objectifs des gouvernements étaient, entre autres, de favoriser un actionnariat national pour les entreprises cotées tout en encourageant les individus à se créer une épargne complémentaire plus liée aux évolutions boursières et moins au système par répartition, pourtant un des déterminants de la cohésion nationale de notre pays.

Ce phénomène a été accompagné de scandales boursiers, notamment Eurotunnel en France où les épargnants ont été dupés par les résultats mirifiques qu'on leur promettait, alors qu'ils ne connaissaient pas les règles écrites ou tacites régissant la finance. D'où l'émergence d'associations de défense des petits actionnaires durant la décennie 1990, usant de tous les moyens légaux et médiatiques (plaintes, activisme dans les assemblées générales d'entreprises, médias, etc) afin de faire valoir leurs droits d'actionnaires.

L'argument est recevable dans le sens où le citoyen qui investit dans une entreprise est en droit de recevoir une juste information sur la manière dont est utilisée son argent qui est aussi sa future retraite. La réussite économique d'une entreprise est palpable mais la présentation des chiffres et leur analyse restent subjectives : ou l'éternel débat sur le verre à moitié vide...ou à moitié plein.

L'évolution, ces dernières années, de la nature de la compétition économique, dont le caractère agressif se développe, fait que le terme de "guerre économique" ne nous semble pas dénaturé. Une des caractéristiques de ce nouveau contexte est l'augmentation, en valeur et en volume, des OPA transnationales, quel que soit le secteur d'activité. Or, dans ce genre d'affrontements entre deux ou plusieurs sociétés, il s'avère que les associations d'actionnaires semblent jouer un jeu pervers allant à l'encontre de l'intérêt national, défini ici comme la défense et la promotion des entreprises nationales et le renforcement de la puissance économique du pays. Deux exemples sont révélateurs de ce phénomène : les cas ABN Amro et Eiffage.

Au Pays-Bas, en 2007, la bataille opposant le consortium de banques mené par Royal Bank of Scotland et opposé à Barclays pour le rachat d'ABN Amro a mis en lumière les actions surprenantes de l'association néerlendaises des actionnaires (VEB). Dès le départ, celle-ci supporte l'action menée par le hedge fund TCI , qui joue le rôle de fer de lance du consortium pour une action d'envergure contre ABN. Médiatiquement mais aussi juridiquement parlant, VEB n'a cessé de supporter le rachat d'ABN Amro par le consortium même si celui-ci a un impact très négatif en terme de licenciements, tout en provoquant un démantèlement d'ABN, contrairement à l'offre de Barclays, plus respectueuse d'un point de vue social, mais moins avantageuse financièrement. Dans le cas d'ABN, l'association VEB a privilégié l'objectif financier (avoir un retour sur investissement) au détriment de considérations nationales (sauver un fleuron national) ou sociales.

Actuellement en France, l'Association de Défense des actionnaires minoritaires (ADAM) de Colette Neuville semble jouer un rôle semblable dans l'affaire Eiffage Sacyr, l'espagnol souhaitant prendre le contrôle du français sans réellement lancer d'OPA. L'association a proposé la semaine dernière une entente entre Sacyr et les salariés d'Eiffage. Là encore, l'ADAM semble occulter l'intérêt national au point de se focaliser exclusivement sur le retour financier dont les actionnaires minoritaires seraient, et pas seulement, les bénéficiaires si le rachat d'Eiffage par Sacyr devrait se concrétiser.

Toutefois, cette proposition vient buter sur l'hostilité des salariés actionnaires, représentant 20% du capital d'Eiffage, qui se placent dans la position, non pas d'actionnaires cherchant un rendement optimum mais comme salariés, disposant d'un pouvoir sur leur outil de production et donc d'un droit de contrôle sur le devenir de leur entreprise et de leurs emplois. Ou, comme le dit Gilles Lefort secrétaire CGT du comité d'entreprise d'Eiffage, "les salariés refusent toute OPA, que ce soit à 90 euros ou à 127,30 euros, le prix théorique, car Sacyr Vallehermoso, fragile financièrement, démantèlera nécessairement le groupe après une telle opération".

Ainsi, les associations d'actionnaires remplissent un rôle, certes louable, la défense du petit actionnaire, mais leur mode de pensée est archaïque car fondé sur la promotion de l'individualisme et du libéralisme, déterminants d'un mode de fonctionnement de l'économie qui connaît actuellement ses limites. En effet, de manière graduelle depuis les années 2000, s'amorce un retournement de tendance, remettant en cause la forme actuelle de la mondialisation, système favorable à l'investisseur et au consommateur.

Ainsi, il existe des contreparties sociales, sociétales et économiques négatives à vouloir toujours raisonner en termes d'individualisme. Par exemple, on ne peut plus raisonner seulement en tant que consommateur en sachant que nos décisions d'achat de tel ou tel produit peut accroître la fragilisation de nos entreprises, notre dépendance économique ou encore détériorer l'environnement. Par conséquent, un mode de régulation favorisant le citoyen, ou le consom'acteur pour reprendre un terme à la mode, semble être une solution pour remédier à ce déficit de cohésion nationale. Avec, par exemple, dans les cas cités précédemment, généraliser et accroître l'actionnariat salarié afin que celui-ci participe activement à la définition de la stratégie de l'entreprise tout en créant un noyau dur et fiable d'actionnaires, minimisant les risques d'OPA.