Le protectionnisme au service de la puissance

). Mais ces dispostions n'offrent qu'une protection temporaire. Le Département du Commerce agit également pour lutter contre les obstacles mis au développement à l'export des entreprises américaines. Plusieurs plaintes pour pratiques déloyales ont été déposées en 2007 par des entreprises américaines en difficulté vis-àvis de leurs concurrents chinois, parallèlement à la fin de la non-application de la législation anti-subventions face aux pays ne pratiquant pas l'économie de marché, pratiquée depuis 1984.


Mais ces éléments, ainsi que le fait que le président Bush se soit livré à un exercice de défense des valeurs du libre-échange dans la presse et face à la chambre de commerce de Miami ne changent pas la donne : les Etats-Unis ont perdu face à la Chine. L’ouverture des marchés dans un contexte de déséquilibre de formation des populations ne peut qu’avantager sur le long terme les pays à main d’œuvre peu qualifiée : or, en 2003, seuls 6% des salariés chinois avaient suivi une formation universitaire. Que les Etats-Unis aient créé des emplois pendant 49 mois de suite ne peut cacher le fait que l’industrie manufacturière américaine (textile, agroalimentaire, papier,…) n’a cessé de détruire des emplois depuis dix ans. Le jeu du marché pousse à la délocalisation des emplois les moins qualifiés vers les pays à bas salaires. La logique industrielle originelle suit une évolution parallèle. Le cœur de la stratégie géoéconomique américaine n’est plus tant de protéger ou d’acquérir de nouveaux marchés pour vendre plus, mais réside dans la volonté de contrôler les secteurs sensibles ainsi que le développement des connaissances techniques par l’imposition de normes dans le domaine de la propriété intellectuelle.

Le véritable protectionnisme sert ainsi à préserver les marchés jugés stratégiques. Si le Small Business Act donne aux PME américaines un accès exclusif aux marchés publics de moins de 100 000 dollars, cela n’est pas uniquement pour permettre au tissu industriel local de se développer : ce texte définit également une justification légale à l’attribution de marchés sensibles (défense) à des entreprises nationales. Les grandes entreprises ont ainsi la certitude de voir les marchés de sous-traitance accordés à des entreprises américaines, dont l’activité est protégée par le contenu des contrats. L’alliance de ce dispositif avec la disposition 5021 de l’Omnibus Trade and Competitiveness Act, qui soumet tout projet d’investissement ou d’achat étranger pouvant menacer la sécurité nationale à l’étude d’une commission, permet ainsi de contrôler efficacement la présence d’acteurs extérieurs dans le jeu des marchés sensibles.

C’est par la pratique de la brevetabilité des processus et non plus des produits en eux-mêmes que les Etats-Unis peuvent conserver leur avance. Si les Chinois ont gagné dans le domaine industriel classique en tirant les salaires mondiaux vers le bas, les Etats-Unis restent largement hors de portée de la concurrence chinoise dans des secteurs de haute technologie. Cette position dominante est confirmée par le fait que tout concurrent pourra ainsi se voir contester le droit d’effectuer des recherches fondamentales par des entreprises américaines ayant breveté certaines phases clés de recherche-développement, sans pour autant que de nouveaux produits aient été commercialisés. L’alliance du public et du privé joue un rôle clé dans cette politique : depuis plus de 20 ans, les entreprises privées nationales peuvent breveter des produits issus de la recherche fondamentale menée par des universités sur fonds publics. La mise hors de portée de pans entiers de la connaissance est complétée par un travail juridique de promotion des normes américaines au niveau mondial. Non seulement les Etats-Unis s’arrogent le droit d’engager des mesures de rétorsion contre des pays susceptibles de déroger au droit de la propriété intellectuelle américaine, mais le système juridique international est lui-même devenu un outil autonome de défense des intérêts des Etats-Unis.

L’inclusion des normes américaines sur la protection de la propriété intellectuelle dans les accords TRIPS, entrés en vigueur à partir de 1995, est l’exemple même de l’instrumentalisation par les Etats-Unis des institutions internationales : tous les pays membres de l’OMC, industrialisés ou en développement, sont soumis à des règles communes sur la protection de la propriété intellectuelle. Mais que ces règles concernent de nouveaux secteurs tels que la pharmaceutique, les logiciels ou les innovations dans la biotechnologie n’est pas anodin : sous couvert de se mettre au même niveau que leurs concurrents, les Etats-Unis se donnent les moyens de protéger leurs innovations dans des secteurs dans lesquels ils sont leaders, se mettant hors de portée de concurrents futurs.

Le protectionnisme est un outil de la politique de puissance des Etats-Unis. En surveillant l’apparition de tout concurrent potentiel, il permet aux Etats-Unis de se ménager la meilleure place dans la recherche de la maîtrise intellectuelle des nouvelles technologies. L’échappatoire choisie face au désastre industriel donne l’apparence d’un pays cherchant à se ressourcer par l’innovation et la création intellectuelle. Cependant, ce verrouillage révèle avant tout une fuite en avant vers toujours plus d’application de la puissance dans le contrôle des hautes technologies. L’ « évidement » subi par le tissu industriel  nord-américain par le rachat d’entreprises et de leur savoir faire par des étrangers, le niveau d’endettement des Etats-Unis et l’appauvrissement des classes moyennes sont des signaux forts d’une fragilisation de la puissance américaine à moyen  terme. La baisse tactique du dollar, encouragée par la banque fédérale (Fed), peut être vue comme un moyen de compenser ce déficit chronique tout en mettant les adversaires économiques en difficulté (cf. l’industrie aéronautique européenne qui est prête à délocaliser une partie de ses activités de production dans la zone dollar). Rien ne dit que cela ne soit suffisant pour garantir la suprématie économique sur le monde.

Guillaume Desmorat

Sources

Christian Harbulot, La main invisible des puissances, les Européens face à la guerre économique, éditions Ellipses, 2005.

Pierre Martin et Christian Trudeau, Délocalisations vers la Chine et l’Asie : réactions

nord-américaines, cycle de conférences du CERIUM, université de Montréal,

12 octobre 2005.

Gail Overgard, Application of the Countervailing Duty Law to imports from the PRC,

lettre adressée à Susan H. Kuhbach (Senior Office Director for Import Administration),

15 janvier 2007.

http://ia.ita.doc.gov/download/prc-cvd/cmts-011507/HPVA-PRC-

CVD-CMT.PDF

Benjamin Coriat, Du “Super 301” aux TRIPS : la vocation impériale

du nouveau droit américain de la propriété intellectuelle,

Revue d’Economie Industrielle, n°99, 2ème trimestre 2002.

http://rei.revues.org/document10.html

http://online.wsj.com/public/article/SB119214401767756547.html

President Bush’s Remarks in Miami on U.S. Trade Policy, discours prononcé devant

la Chambre de Commerce de Miami, 13 octobre 2007,

http://usinfo.gov/xarchives/display.html?p=texttrans-english&y=

2007&m=October&x=20071022124555eaifas0.2715265

Congressional Budget Office, A review of US antidumping and countervailing-duty

law and policy, rapport de mai 1994.

http://www.cbo.gov/ftpdoc.cfm?index=4897&type=0

Sylvain Cypel, Poussée de protectionnisme aux Etats-Unis, Le Monde, édition

du 25 octobre 2007.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-971032,0.html