Turquie – Etats-Unis : l’improbable divorce

Cette année, La Vallée des Loups, film le plus cher de l’histoire du cinéma turc (8,4 millions d’euros), qui dépeignait les Turcs comme infiniment bons et les Américains comme ridicules et mauvais, a rencontré un succès considérable en Turquie. Cet élément est un signe parmi tant d’autres de la recrudescence de l’antiaméricanisme qui traverse actuellement la Turquie. Dans un sondage établi au début de l’année 2007, 7% seulement des Turcs disaient apprécier les Etats-Unis. Dès lors, la diplomatie américaine se trouve-t-elle en sursis ? Il s’agit d’expliquer en quoi la tension que connaissent actuellement les relations américano-turques, plutôt que d’anticiper une crise diplomatique grave, révèle davantage, et indirectement, le fait qu’aucun des deux partenaires stratégiques n’ose plus risquer le divorce.


Le besoin américain de l’appui turc est un fait bien réel d’un point de vue géopolitique et énergétique. En cas de rupture de ce lien développé depuis le début de la Guerre froide et entretenu au moyen de l’OTAN, les Etats-Unis perdraient non seulement leur premier allié stratégique au Moyen Orient, mais aussi le contrôle des détroits reliant la Mer Noire à la Méditerranée, ainsi que le principal pipeline pétrolier de la Mer Caspienne (de Bakou à Ceyhan) qui permet de réduire la dépendance énergétique de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan et du Turkménistan envers la Russie.

Réciproquement, Ankara espère depuis tellement longtemps une solution américaine aux agissements du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), que tous deux s’accordent à qualifier de groupe terroriste, qu’elle a fini par perdre patience. Les Etats-Unis n’ont de cesse de promettre cette assistance alors même que les Kurdes du Kurdistan irakien, une région stable, constituent leur deuxième allié dans la région. Les Kurdes avaient notamment participé à la libération de Kirkouk, ville aux marges du Kurdistan, qu’ils revendiquent maintenant qu’ils s’y sont réinstallés (ils en avaient auparavant été chassés par Saddam Hussein qui avait placé la ville hors de la zone kurde), du fait de l’enjeu pétrolier que la région représente : le fait que les investisseurs étrangers s’y sentent plus en sécurité que dans le reste de l’Irak contribue à la volonté de maintien des kurdes dans cette ville. Kirkouk, dont le sort sera normalement décidé par référendum à la fin de l’année, deviendrait un instrument de puissance pour le Kurdistan si elle finissait par leur revenir officiellement et deviendrait en quelque sorte l’étincelle de leur marche vers l’indépendance.

La Turquie ne saurait tolérer une telle situation de peur que l’influence du Kurdistan irakien sur sa minorité kurde n’augmente, une minorité qu’elle s’efforce d’assimiler. Une intervention militaire turque motivée par une telle tournure des événements menacerait considérablement le processus de stabilisation en Irak, dans la mesure où les sunnites craignent de perdre leur marge de manœuvre dans la gestion des ressources pétrolières, et étant donné que les chiites se méfieraient de l’émergence d’un contre-pouvoir kurde. La loi irakienne sur le pétrole prévue pour le printemps 2008, dont l’objet est une répartition équitable des revenus pétroliers entre les différentes provinces irakiennes, semble néanmoins prendre le chemin d’une contre-offensive à une telle augmentation de l’influence kurde, contre-offensive dont les Etats-Unis et le gouvernement irakien tirent de concert les ficelles : une clause récemment ajoutée stipule que les contrats d’exploration du pétrole demeureront du ressort du gouvernement central.

Les Etats-Unis, eux, ne tolèreraient aucun conflit ouvert entre ses deux alliés kurde et turc puisque tous deux en sortiraient affaiblis, ce qui risquerait alors d’entraîner des conséquences néfastes sur l’influence américaine dans la région, les Etats-Unis seraient en quelque sorte désignés comme responsables d’un nouveau chaos. D’autre part, la confrontation entre la Turquie et les kurdes d’Irak augmenterait la déstabilisation de l’Irak alors que le Kurdistan est actuellement la seule région relativement stable d’Irak.

C’est tout dernièrement, qu’excédée, la Turquie a formulé ce qui s’apparente à un ultimatum aux Etats-Unis. En effet, la zone frontière entre le Kurdistan irakien et de la Turquie a été ensanglantée en octobre dernier à cause d’actions terroristes des rebelles kurdes du PKK contre des militaires turcs, si bien que le 17 octobre, le Parlement autorisait le gouvernement à mener une offensive militaire au Kurdistan. Cinq jours plus tard, le PKK proposait un cessez-le-feu mais fort d’une conjoncture jouant en sa faveur, la Turquie choisit d’affirmer sa puissance et sa détermination en refusant l’offre et en déployant près de 100 000 soldats à la frontière, insensible à la récente libération des huit soldats otages par le PKK. Cette affirmation de puissance se manifesta aussi par la multiplication des menaces : aux alliés américain et irakien, auxquels il convenait de rappeler l’importance stratégique de la Turquie, ainsi qu’au gouvernement autonome du Kurdistan soupçonné de laxisme envers le PKK. Ainsi, la Turquie a choisi le moment opportun pour leur rappeler à quel point elle leur était précieuse : d’une part l’influence des Etats-Unis sur la Turquie a décliné (quelques mois auparavant, un scandale avait surgi du fait de la détention par le PKK d’armes américaines), d’autre part ils rencontrent un problème similaire avec leur allié pakistanais qui ignore les pressions de Washington.

La marge de manœuvre diplomatique des Etats-Unis en a été réduite d’autant. Certes, l’envenimement des relations entre les deux Etats avait des antécédents, en 2003, la Turquie a refusé que son territoire serve de rampe de lancement pour l’invasion américaine en Irak, mais celui-ci s’est véritablement cristallisé avec la proposition de reconnaissance du génocide arménien (résolution 106) formulée le 10 octobre par la Commission des Affaires étrangères du Congrès américain, suite à quoi Ankara a littéralement laissé exploser sa colère. La Turquie n’a pas eu à discourir sur l’importance stratégique qu’elle représente pour l’Irak, l’administration Bush étant suffisamment consciente de cette réalité, et donc hostile à la résolution 106 : 70% du ravitaillement aérien destiné à l’Irak, un tiers du carburant et 95% des blindés américains passent par la base d’Inçirlik, plaque tournante du transit américain vers l’Irak et vers l’Afghanistan. En d’autres termes, si la Turquie gelait ce ravitaillement vital, l’administration Bush serait en mesure d’accuser le Congrès d’avoir compromis la survie des troupes : George Bush dispose la d’un moyen de pression indirect par l’intermédiaire de la Turquie sur le Congrès.

D’autre part, l’Irak est certes richement doté en pétrole mais ses infrastructures sont paralysées, si bien que la Turquie exporte en Irak des ressources naturelles en quantité conséquente. Elle fournit actuellement 19% de l’alimentation et de l’eau en Irak, et fournira bientôt 25% de son électricité, ce qui représente un commerce non négligeable.

Le 5 novembre, Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre turc, semble avoir obtenu gain de cause dans la mesure où le Président Bush lui a promis une aide en matière de renseignement, en se gardant toutefois d’apporter des précisions concernant l’attitude américaine en cas de conflit ouvert, alors que deux jours auparavant, Condoleeza Rice prônait l’extrême modération au sommet d’Istanbul. Evidemment, les Etats-Unis demeurent opposés à une intervention turque au Kurdistan mais le discours à changé : la première puissance mondiale n’ose plus dire « non » et se soumet, concédant un soutien implicite, quoiqu’ambigu, à son allié qui, de vassal, se donne l’apparence d’un régisseur. Le Congrès se retranche lui aussi dans un mutisme symptomatique de la nécessité d’accorder une priorité à la realpolitik, elle-même synonyme de marchandage diplomatique : quelques jours après le vote de la résolution 106, Nancy Pelosi, Présidente du Congrès et favorable au texte, déplorait déjà la démission des parlementaires qui avaient auparavant soutenu la résolution. L’administration Bush, le lobby arménien aux Etats-Unis et la réalité-même ont fait leur œuvre, et c’est ainsi que la morale est subordonnée à la nécessité. La stratégie démocrate d’obstacle à l’administration Bush au sein du Congrès s’en trouve d’autant réduite.

Ensuite, la question kurde est un point sur lequel la Turquie s’accorde avec plusieurs ennemis jurés des Etats-Unis. En effet, une minorité kurde habite aussi une partie des territoires iranien et syrien et selon Hamit Bozarslan, maître de conférence à l’EHESS, lui-même kurde et expert de la question, un rapprochement entre la Turquie, la Syrie et l’Iran n’apparaît pas impossible dans la mesure où une partie de l’establishment et de l’armée turque souhaite mettre un terme aux relations diplomatiques avec les Etats-Unis et l’Europe. Selon Kenzal Nezan, Président de l’Institut kurde de Paris, l’armée turque a toujours ressenti la nécessité de justifier son existence en désignant un ennemi que les Kurdes incarnent aujourd’hui (alors même que ces derniers ne refusent pas une solution pacifique à l’intérieur du territoire turc), succédant à la Grèce.

L’AKP a ainsi beaucoup évolué depuis son accession au pouvoir. Il apparaît contraint de s’aligner sur la position de l’armée qui reflète la défiance manifestée par la population traversée par une recrudescence du sentiment nationaliste. Les Kurdes représentent également une menace pour les gouvernements syriens (répression des émeutes de Qamlichi en mars 2004) et iranien (le PJAK – Parti pour une vie libre au Kurdistan – y multiplie les escarmouches depuis trois ans), si bien que les Etats-Unis ont intérêt à les ménager contre leurs ennemis plutôt que de souscrire à la revendication maintes fois formulée par la Turquie. L’Iran s’oppose à une intervention armée au Kurdistan irakien – que la Syrie, elle, approuve – de peur que cela ne renforce avant tout les Sunnites et que cela ne porte atteinte aux intérêts économiques et commerciaux de l’Iran qui a installé des compagnies dans la région. Bien que les deux pays ne s’entendent pas sur l’hypothèse d’une intervention, l’Iran et la Turquie demeurent des partenaires commerciaux : la Turquie investit dans les secteurs pétrolier et gazier iranien, et les ministres de l’énergie turc et iranien ont signé le 20 novembre dernier un accord incluant la construction de centrales hydroélectriques et thermiques ainsi que l’amélioration de l’infrastructure de transport d’électricité. En outre, si la Turquie intervenait au Kurdistan, l’Iran pourrait y voir l’occasion rêvée de revendiquer une intervention dans le sud chiite, sonnant alors le glas de la stabilisation irakienne. Enfin, l’invitation du Président syrien en Turquie au lendemain de la résolution 106 est une manière symbolique pour le gouvernement turc d’exprimer son non-alignement. En d’autres termes, ce dernier désignait ainsi la Syrie comme allié du moment, comme elle l’avait déjà fait en invitant le Hamas ou en entretenant des relations économiques avec l’Iran.

Dès lors, faut-t-il s’inquiéter d’une explosion du conflit à la frontière de la Turquie et du Kurdistan ? Bien que le Ministre turc des affaires étrangères, Ali Babacan, déclarait le 20 novembre qu’il envisageait toujours la solution militaire, il conviendrait plutôt de valider le pressentiment du général turc à la retraite Armagan Kuloglu : suite à un mois d’octobre sanglant, le PKK est enclin à diminuer ses actes terroristes et la Turquie n’interviendra pas, de peur de froisser l’allié américain qui a récemment manifesté sa volonté d’apaiser la tension. Les deux Etats craignent aussi que les affaires américano-turques se trouvent minées par une crise bilatérale et cette crainte à elle seule les incite à la modération, Ankara coopérant avec Washington sur plusieurs projets d’envergure liés à la Défense : elle a ainsi investi 175 millions de dollars dans le programme du Joint Strike Fighter, prévoit d’acquérir 100 F-16 et d’en améliorer 200 pour 1,6 milliard de dollars, d’acheter 52 hélicoptères Sikorsky Black Hawks pour 800 millions, ainsi que plusieurs dizaines d’hélicoptères Apache et Cobra valant entre 1,5 et 2 milliards.

Enfin, une intervention turque au Kurdistan risquerait de s’avérer contreproductive en ce que cela lui fermerait définitivement les portes de l’Union Européenne si l’on en croit les avertissements de Javier Solana, alors même que l’adhésion est une priorité pour la Turquie. En outre, cela augmenterait la légitimité du PKK aux yeux des Kurdes qui pour l’instant sont loin de tous les considérer comme des libérateurs, puisqu’il existe même une minorité kurde anti-PKK. La mobilisation massive de troupes turques consisterait avant tout en une démonstration de puissance, en un ultimatum destiné à convaincre les Etats-Unis d’influencer le gouvernement irakien afin que celui-ci prenne à son tour les mesures destinées à l’éradication des réseaux du PKK, d’autant plus que la Turquie n’a ni l’intention d’occuper durablement le Kurdistan, ni d’obtenir une mainmise directe sur les ressources pétrolières de la région.

Autre objectif visé, l’affaiblissement politique du DTP (Parti pour une société démocratique) pro-kurde de Turquie. Le procureur de la Cour de cassation turque a entamé à la mi-novembre une procédure accusant le DTP d’entretenir d’étroites relations avec le PKK à travers 141 chefs d’accusation : 221 membres du DTP risquent ainsi l’inéligibilité pour une durée de cinq ans. L’éradication du DTP risque cependant d’avoir pour conséquence une intensification des liens de ses membres avec ceux du PKK, soit un renforcement à terme du PKK et un accroissement de la rancœur kurde. Enfin, il faut souligner que la prospérité du Kurdistan est en grande partie le fruit d’investissements turcs pour le développement de ses infrastructures et de son économie. La quasi-totalité des marchandises vendues sur le marché de Kayseri à Erbil, capitale de la région, provient de Turquie ; le reste provient essentiellement de Chine mais transite par la Turquie, qui a installé près de 400 entreprises (notamment pétrolières) dans une région qui par ailleurs ne produit rien et n’a d’autre ressource que le pétrole. L’éclatement d’une crise déclenchée par la Turquie risquerait alors de condamner tout un pan de sa propre économie.  Finalement, la croisade d’Erdogan est aussi une vaste campagne de communication, celle de l’état de la puissance turque : d’un côté il s’agit d’assouvir la soif de nationalisme et de ressentiment de la population turque, de l’autre, il s’agit d’exister aux yeux de Washington et du monde.

Les relations américano-turques sont un bon exemple de l’ambivalence de la diplomatie américaine, qui s’embourbe dans ses propres contradictions. Il apparaît difficile de s’appuyer sur trois supposés alliés (l’Irak, la Turquie et le Kurdistan irakien) quand ceux-ci refusent de s’entendre entre eux. Mais si chacun des trois alliés a besoin des Etats-Unis aussi intensément que ces derniers ont besoin de compter sur leur fidélité, on aboutit à une situation où la réalité géopolitique et géoéconomique rappelle à chacun des acteurs la nécessité d’affirmer son indépendance comme facteur de puissance, alors même que l’interdépendance qui les lie freine leurs marges de manœuvre respectives.

Erik Schneider

Sources

      Presse quotidienne (Internet)

http://www.lemonde.fr

(International Herald Tribune)

(New York Times)

 

Presse spécialisée

N°686, 25 au 30 octobre 2007 : « La Turquie, l’Irak et les rebelles du

PKK. L’étincelle kurde », pp. 42 à 47

 

   Sites spécialisés

http://www.institutkurde.org

http://www.armeniews.com

(European Journal of Turkish Studies)

 

    Vidéo

http://www.dailymotion.com/relevance/search/DIDIER+BILLION+IRIS%2A/video/x3cb1w_

didier-billion-directeur-adjoint-de_politics  

(Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS)

         Logiciels

http://www.lexisnexis.com/ (articles de presse)