Un chef d’entreprise qui a la responsabilité de près de 90.000 personnes dans 40 pays a-t-il eu raison d’adopter en public une posture désinvolte en réponse à une question sur la responsabilité du management dans les crises majeures que connaissent certaines grandes entreprises et qui aboutissent parfois à leur disparition pure et simple ? Le mercredi 5 décembre 2007, l’Association des Directeurs de sécurité a organisé un colloque sur le thème « Sécurité et Mobilités, un nouveau défis pour les entreprises ». A l’occasion de la table-ronde, Franck Riboud a peu apprécié une question de Laurent Hassid (Intelleco) sur ce thème dérangeant. Sa réponse a fait rire une partie de la salle. Mais le fond du débat est-il aussi risible que cela ?
Après avoir été une référence mondiale, le trader en énergie Enron s’est effondré en quelques mois, créant une onde de choc sans précédent et ruinant des milliers de petits porteurs. Ce type d’affaires ne devrait pas prêter à plaisanterie (même de la part d’un chef d’entreprise) car elles minent durablement la confiance des investisseurs et des salariés. La chute d’Enron a choqué profondément la communauté économique et financière américaine. L’enquête a démontré que la collusion entre les dirigeants d’Enron et les associés d’Arthur Andersen était connue de tous. Du coup, la loi Sarbanne-Oxley qui a été votée quelque temps après par le Parlement américain oblige les entreprises travaillant sur le territoire américain à mettre en place un dispositif d’alerte sur les dysfonctionnements. La CNIL s’y est opposée en France pour le moment mais votre groupe doit s’y soumettre sur le territoire américain. Même si les décisions des dirigeants sont conditionnées à un cadre juridique et règlementaire contraignant, le fond du problème reste entier. Notons au passage que la société d’archivage qui abritait en France une partie des archives Andersen, portant notamment sur l’affaire Enron, fut détruite par un incendie criminel.
Le cas de Refco Inc, premier courtier indépendant américain des marchés à terme courtier, est encore plus spectaculaire comme l’indique le correspondant du Monde à New York dans son article du 18 octobre 2005 : « le premier courtier indépendant américain des marchés à terme était une entreprise donnée en exemple. Après trente-six années d'existence, elle avait plus de 200 000 clients dans quatorze pays et comptait parmi ses actionnaires et partenaires des noms aussi prestigieux que TIAA-CREF, le fonds de pension des enseignants, Oppenheimer Funds, Goldman Sachs ou Crédit suisse First Boston. Le Conseil d'administration a découvert que les comptes étaient faux et que le PDG, dissimulait depuis 1998, via une société personnelle, 430 millions de dollars de dettes et de mauvaises créances. Le château de cartes s'est effondré en quelques jours ». Plus récemment l’effondrement des sociétés financières impliquées dans la crise des subprime et ses répercussions sur les marchés américains et européens nous rappelle que les ondes de choc ne s’arrêtent pas aux frontières géographique ou sectorielles.
Le cas de la Banque Barings est encore plus explicite sur la manière dont les dirigeants ont essayé de se dégager de leur responsabilité en tenant de faire croire qu’un seul trader avait réussi à couler à lui tout seul une des plus vielles institutions financières britanniques. Rappelons les faits. Nick Leeson, membre de l'équipe d'opérateurs de Barings au SIME (Singapore International Monetary Exchange) travaillait comme opérateur sur les marchés financiers de produits dérivés de Singapour. Comme l’analyse Gérard Verna, professeur à l’université de Laval du Québec, « il a compromis sa banque essentiellement sur deux ensembles de contrats : une position "long" pour une valeur totale d'environ 7 milliards de dollars en dérivés sur des valeurs japonaises à rendement variable; mais surtout une position "short" pour environ 20 milliards de dollars en dérivés sur des taux d'intérêts eux-mêmes conditionnés par l'évolution de l'indice Nikkei. Cela signifie que Nick Leeson est nettement sorti de son mandat qui était "d'arbitrer" les cours entre les bourses de Singapour et du Japon, et qu'il s'est lancé dans la spéculation pure. » Le rapport que la Banque d'Angleterre a établi sur la plus ancienne banque de la Cité désigna par la suite comme coupables autant Nick Leeson que la direction londonienne de cette institution. Gérard Verna remarque aussi que « l'affaire Barings est le troisième grand scandale que la Banque d'Angleterre s'avère incapable d'éviter, après le krach de Johnson Matthey en 1984 et celui de la BCCI en 1991. Aux nombreuses demandes en faveur de la création d'un organisme de contrôle indépendant, le Gouverneur Eddie George répond que ce type de "chasse aux sorcières" compliquerait la mise sur pied d'une meilleure réglementation. »
L’effondrement de l’entreprise agro-alimentaire Parmalat en février 2004 est aussi un cas particulièrement grave de défaillance du management. Le Monde diplomatique résume ainsi son bilan : « Plus de 115 000 investisseurs et petits épargnants se retrouvent floués, certains ruinés. On va vite apprendre que l’endettement de Parmalat s’élève à 11 milliards d’euros ! Et que ¬ comme dans les scandales Enron, Tyco, Worldcom, Ahold, etc. ; ¬ il a été sciemment dissimulé, depuis des années, au moyen d’un système frauduleux à base de malversations comptables […] et de pyramides complexes de sociétés offshore emboîtées les unes dans les autres de manière à rendre impossible la traçabilité de l’argent et l’analyse des comptes ».
Après avoir été longtemps protégés, les dirigeants des grandes sociétés se retrouvent désormais en première ligne. La convention OCDE sur la lutte anti-corruption expose en droit français le Président dont le groupe, est convaincu d’avoir versé des pots de vin dans le cadre de marchés internationaux. Tout système de délégation de pouvoir serait mis en échec par le magistrat en charge du dossier pour éviter de faire payer les lampistes. Mais comment faire lorsque la corruption des agents publics est la règle dans un certain nombre de marchés, notamment émergents et à forte croissance ? Comment éviter de se faire piéger par un concurrent qui chercherait à vous atteindre quitte à perdre lui-même le marché ?
Tous ces exemples démontrent à l’évidence que le top management des entreprises doit revoir sa grille de lecture des évènements et leur perception de l’insécurité économique, financière et juridique. La déstabilisation « surprise » que Danone a subie ces derniers mois en Chine devrait inciter Franck Riboud à moins de désinvolture. Nul n’est prophète en son pays.