Au sein de l’opinion publique, les délocalisations restent considérées comme le fléau de la mondialisation. Lorsqu’il s’agit d’activités stratégiques telles que la construction de navires de surfaces et de submersibles pour la marine nationale par DCNS (ancienne Direction des chantiers navals) la polémique s’accroit de plus bel car l’avenir de notre force de dissuasion se trouve concerné. Cependant, nous verrons qu’il s’agit d’une réalité contrôlée par les structures organisationnelles de cette entreprise qui vise à s’adapter à des exigences économiques précises. De plus et face au départ d’activités à l’étranger, les meilleures réponses ne sont pas la contestation mais le renforcement des activités de la recherche, de la compétitivité et de l’enrichissement du savoir faire.
L’ouvrage d’Olivier Bouba-Olga intitulé Les nouvelles géographies du capitalisme permet tout d’abord de reconsidérer ce phénomène des délocalisations d’un point de vue plus scientifique et moins passionnel. Une délocalisation, consiste en la fermeture (éventuellement progressive) d’une unité de production accompagnée de sa réouverture sur un nouveau territoire. Il s’agit donc d’un déplacement géographique afin d’obtenir une plus grande efficacité économique. Elle se différencie de la sous-traitance qui consiste pour un entrepreneur donneur d’ordre à confier à un autre entrepreneur le soin de réaliser pour son compte et selon ses directives, tout ou partie d’un travail destiné à ses propres clients. La délocalisation n’implique pas de traverser une frontière, d’où la présence de délocalisations d’entreprises françaises au sein du territoire français. De plus, ce phénomène s’inscrit dans un processus mondial plus général qui réorganise les activités à l’échelle du globe. Il s’agit donc d’un sous-ensemble d’une forme de mondialisation à savoir la mobilité internationale des ressources mobilisées pour produire. Selon les médias, la question de la rentabilité des délocalisations repose sur la comparaison des coûts horaires du travail. Cependant, la productivité du travail soit le rapport entre les richesses créées et les ressources en travail mobilisées pour créer ces richesses seraient plus pertinentes. Or, dans ce domaine, les Français détiennent un des taux de productivité les plus hauts d’Europe. Enfin et selon Bruxelles, les délocalisations concernent 3 à 4 % de l’emploi européen.
DCNS fait partie des entreprises qui délocalisent. En 1999, certains pôles d’ingénierie situés à Paris ferment pour se voir relocalisés sur le site de Lorient. Le but de cette délocalisation visait à redynamiser un site dont l’avenir semblait alors bien incertain. Il a permis à Lorient de se recentrer sur ses domaines d’excellence et d’éviter les recoupements d’activités à l’échelle du groupe. Le site de Ruelle situé dans la région d’Angoulême a fait également le choix de se spécialiser entre autres dans l’usinage des tubes de torpilles et de délocaliser certaines de ses activités. Cependant toutes ces délocalisations restent à échelle française et ont pour but de rationaliser les activités du groupe. Elles permettent également aux différents sites de se spécialiser dans un domaine de compétences restreint. Ainsi, les délocalisations chez DCNS n’ont pas pour but de mettre en péril l’avenir des sites français mais de renforcer leur compétitivité.
Le principal rapport qu’entretien ce groupe avec l’étranger concerne la sous-traitance. Cependant, le coût de la main d’œuvre ne constitue pas l’unique raison qui encourage à acheter à l’étranger. Le savoir faire et la disponibilité des infrastructures industrielles nécessaires à l’instant souhaité comptent également. En particulier pour la construction de coques, car celles-ci requiert une disponibilité de bassins durant plusieurs mois. Ainsi, un tiers de certains de ces éléments ont été réalisés dans des chantiers polonais. Toutefois, cette externalisation de certaines compétences ne se fait pas au hasard. En effet, il existe une liste des équipements et des opérations dites stratégiques. Celle-ci répertorie des compétences pour lesquelles toute perte de savoir-faire risquerait de mettre en péril l’ensemble du projet de construction du navire. L’entreprise doit donc en rester maître. Pour les sous marins, c’est entre autre tout ce qui concerne la sécurité en plongée. Tout contact, tout sas entre l’intérieur et l’extérieur du submersible devient hautement stratégique en raison de la pression. De fait aucune activité de sous-traitance ne peut s’envisager dans ce domaine.
Face aux polémiques qui font rage autour des délocalisations et de la sous-traitance, focalisons nous plutôt sur ce qui permet de pérenniser les activités en France. Dans le domaine des constructions navales, le budget alloué à la recherche et au développement chez DCNS est le plus important en Europe avec 99 millions d’euros. Cependant, ce n’est pas suffisant comparé aux budgets américains. Or cette activité permet de préserver notre compétitivité vis-à-vis de nos concurrents. Dans le contexte qu’est celui de l’européanisation des entreprises de défense en raison des cultures et des enjeux nationaux qui divergent, mutualiser les programmes de R/D constituerait un premier pas et éviterait d’augmenter les budgets de recherche de plusieurs millions d’euros. Luxe que les pays européens ne peuvent plus se permettre. Ensuite, la notion de compétitivité constitue un deuxième gage de sécurité face aux délocalisations. Chez DCNS, il s’agit d’une notion récente qui repose sur trois piliers : le nouveau statut de l’entreprise, l’excellence du personnel et la qualité du dialogue social. Aujourd’hui, cette compétitivité permet à DCNS d’être rentable. Demain cela lui permettra de ne pas craindre l’ouverture européenne et de choisir ses alliances aves les autres groupes européens. Le dernier élément permettant de lutter contre l’externalisation de compétences à l’étranger, c’est le savoir faire. En effet, la capacité d’une entreprise à se maintenir dans le temps repose sur son aptitude à s’isoler des autres car savoir faire signifie surtout savoir ce que d’autres ne savent pas faire. Ce sont les savoirs tacites difficilement codifiables, profondément intégrés dans la culture et le système de l’entreprise qui fournissent les plus grands avantages stratégiques. Dans le domaine des constructions navales la question du savoir faire a constitué dès le 16ème siècle un enjeu de premier ordre. Dans les arsenaux de Brest et de Toulon, deux lieux où DCNS se trouve implantée, les charpentiers constituaient de grandes familles ou étaient recrutés à l’étranger. Il s’agit des Hubac à Brest et des Coulomb à Toulon. Aujourd’hui, DCNS tâche de gérer son savoir faire avec ce qu’elle appelle la Gestion Prévisionnelle des emplois et des compétences. Ce processus de « Knowledge Management » est récent. Il permet d’optimiser la gestion de la main d’œuvre dans le temps long et d’anticiper les besoins de demain.
Ainsi, lutter contre les délocalisations et l’externalisation des compétences à l’étranger repose sur la mutualisation des efforts avec ses alliés, sur la gestion de ses compétences internes afin de toujours garder une avance face à nos concurrents. L’heure n’est pas à la polémique, mais à l’action en concertation avec nos partenaires lorsque leurs intérêts rencontrent les nôtres et lorsque l’Europe de la défense doit voir le jour.
Alexandre Visage
Sources
www.dcn.fr, site officiel de DCN
Bouba-Olga Olivier, Les nouvelles géographies du capitalisme, Paris, éditions du Seuil, 2003, 241 pages
Coutau-Bégarie Hervé, La construction navale militaire enEurope, Paris Institut de Stratégie Comparée, 2006, 65 pages
De Penaros Roland, Sellin Thierry, Géopolitique et industrie navale, Paris, CIRPES, 2003
Tarondeau Jean-Claude, Le management des savoirs, Paris, Que Sais-Je, PUF, 2002