Opérations clandestines et démocratie

De quelle latitude dispose un pouvoir exécutif dans une démocratie pour orienter les opérations clandestines de ses services de renseignement ? C’est la question que se posent les gouvernements américains successifs dans les années 70, lorsqu’éclatent les scandales liés à la célèbre Central Intelligence Agency (C.I.A). Du recueil et traitement d’informations dans le but d’interférer avec l’environnement extérieur et parfois interne de l’Etat aux opérations clandestines, l’utilisation nécessairement discrète des services dans une optique agressive s’inscrit dans des paradoxes intrinsèques à la notion de Démocratie.


Les missions offensive que peuvent mener des services de renseignement (opérations d’influence contre des gouvernements hostiles, opérations d’information dans des affrontements économiques de nature stratégique, élimination physique de terroristes présentant un danger majeur et ne pouvant être arrêté par la voie judiciaire) est considérée comme une « troisième voie, entre la diplomatie et l’utilisation de l’armée, une continuation de la guerre par d’autres moyens » (Franck Daninos, C.I.A. Une histoire politique 1947-2007, Tallandier, 2007).
Dans un contexte où les guerres sont difficilement justifiables et les dividendes de la paix récoltés, où l’échec de la parole et de la diplomatie aboutissent à la violence, l’utilisation des services de renseignement s’avère être l’option privilégiée des gouvernements.
En effet, recourir à des actions dissimulées, ou comme le nomme Richard Aldrich, à « la main invisible des puissances » permet, du moins pour un temps, de promouvoir les intérêts d’un Etat qui peuvent apparaître en contradiction avec les fondements de celui-ci. Dans ce contexte, la Raison d’Etat est souvent invoquée, permettant à ce dernier d’imposer le sceau du secret à des opérations clandestines, nécessitant plus d’opacité que d’accoutumée. La digression des principes de l’Etat démocratique est dès lors considérée comme un moindre mal, en comparaison aux risques de l’immobilisme.

La démocratie implique une institutionnalisation des conflits due à la séparation des pouvoirs et à la conquête de ces derniers. Or, il s’est avéré que les actions clandestines de services de renseignement ont pu interférer avec les principes d’autodétermination des peuples à l’étranger, violant leur souveraineté et leur intégrité nationale, principe éminent du droit international. Ce fut le cas à l’étranger lors des opérations « Phoenix » (assassinats de cadres du Viêt-Cong) ou lors du coup d’Etat contre Salvador Allende au Chili en 1973 (soutien de la CIA à Pinochet).
Ce fut aussi le cas sur le territoire américain lors de l’opération « Chaos » pour contrer les opposants à la guerre du Vietnam. Cette opération menée entre autres par des unités spéciales de la C.I.A., en contradiction avec ses attributions, visait à enquêter et espionner des citoyens américains sur le territoire afin d’étouffer les mouvements de protestation. Ces actes, en marge des principes fondateurs des services et de l’Etat américain, furent justifiés par les enjeux de sécurité nationale. Ces conflits d’intérêt et de positions entre le pouvoir législatif et l’exécutif éclatèrent donc au grand jour dans les années 80.
Les opérations clandestines menées par la CIA ont alors été vivement critiquées par le Congrès américain lors de commissions mises en place pour évaluer le bilan des actions de la CIA dans les années 60/70. Les confessions de l’ancien patron de la CIA William Colby (qui décéda le 27 avril 1996 dans un étrange accident de pêche) aboutirent à des mesures très restrictives de l’action clandestine menée par les services de renseignement. Certains s’interrogent sur le lien à établir entre ce renforcement de la démocratie et les dysfonctionnements qui sont à l’origine des incohérences du 11 septembre 2001. Autrement dit les décisions prises pour consolider la démocratie américaine à la suite des dérapages au Vietnam et en Amérique latine ont abouti à son contraire face à Al Qaida. La traque de Ben Laden et les tentatives d’élimination pour l’empêcher de nuire ont été un échec cuisant parce que le Président Clinton ne s’intéressa pas aux services de renseignement et ne sut pas les orienter correctement quand il reconnut leur utilité.

Les notions d’opérations clandestines et de démocratie soient parfois antinomiques. Les premières visent en effet à une relative opacité afin de garantir une certaine efficacité, alors que la deuxième exige la transparence, la représentativité et le contrôle. Ainsi, la gestion de ces services vacille souvent entre le sacrifice de son efficience sur l’autel du « politiquement correct » et l’autonomie presque totale, qui lui confère dans l’imaginaire populaire le statut de cerbère incontrôlable.
Finalement, il apparait que la question de la gestion offensive des services de renseignement en démocratie dépend autant des personnes que des contextes. Les actions les plus offensives sont bien sûr, prises en temps de guerre. Mais d’autres prises en temps de paix auraient permis d’éviter des atrocités. Ainsi qui peut contester que l’assassinat d’Hitler avant 1938 ait été un mal pour l’humanité et l’avenir de la démocratie.
Résumons le gain moral : la vie d’un dictateur sanguinaire pour éviter les dizaines de millions de morts de la seconde guerre mondiale. Sous cet angle, les opérations clandestines apparaissent donc sous un nouveau jour, et révèlent à leurs détracteurs une vertu rarement explicitée, celle de dernière ligne de défense pour la survie de la démocratie en évitant un plus grand mal et des victimes plus nombreuses. La question de la gestion offensive des services de renseignement en démocratie ne revient donc pas tant à tergiverser sur les garde-fous à imposer en visant un idéal théorique mais aux entorses acceptables dans la réalité du terrain afin de protéger des valeurs fondamentales, peut-être supérieures à celles parfois malmenées.


Alain Caussieu