En diffusant la vidéo d’Oussama Ben Laden quelques jours avant la date prévue par le réseau al Qaida, les autorités américaines ont dévoilé des failles dans le système de sécurité nationale et pourraient s’être privées d’une aide extérieure précieuse. Le 7 septembre dernier, une société américaine spécialisée dans la surveillance des sites islamistes radicaux, SITE Intelligence Group, transmet à trois responsables de la Maison Blanche, du Homeland security et du National Counterterrorism Center (NCTC), un lien Html vers une vidéo du chef d’al-Qaida interceptée avant sa diffusion probable le 11 septembre. SITE y précise la nécessité de préserver l’anonymat et le secret jusqu’à sa diffusion « officielle » par le réseau terroriste. Quelques minutes après, plusieurs ordinateurs appartenant à des agences de défense et de renseignement commencent à télécharger l’enregistrement. Le jour même, plusieurs médias, notamment FoxNews et ABC diffusent des extraits de la cassette avant de citer SITE comme étant la source. La chronologie des faits, le faible nombre et la particularité des acteurs mis au courant par la société privée semblent confirmer les accusations de Rita Katz, fondatrice de SITE, pour qui le gouvernement américain est derrière la fuite. Cette thèse est renforcée par l’ouverture d’une enquête, ainsi que par les renvois de responsabilités réciproques entre la Maison Blanche et la communauté du renseignement. Le problème est que cette fuite rend inutilisables, pour Mme Katz et sa société, « des techniques qu’il avait fallu des années pour développer », car dès la diffusion prématurée de la vidéo les sites surveillés par SITE ont fermé, ce qui montre la prise de conscience par al-Qaida d’une faille dans son système.
Deux questions essentielles se posent alors : Comment se fait-il que ce soit une société privée qui ait eu accès à un enregistrement aussi important et pas les services de l’Etat ? Pourquoi l’Administration ou les services de renseignement américains auraient-ils mis à mal un procédé permettant de contribuer à la sécurité nationale ? SITE (Search for International Terrorist Entities), au même titre qu’IntelCenter, Globalterroralert ou encore Investigative Project, sont des sociétés privées apparues après le 11 septembre 2001 et spécialisées dans la recherche d’informations sur les groupes islamistes radicaux. Ces sociétés ont mis au point des procédés techniques leur permettant d’obtenir des informations utiles à partir de sources ouvertes sur Internet (surveillance des sites de propagande, des blogs, participation à des forums islamistes, etc.). Ces sociétés offrent un accès libre à certains renseignements intéressants via leurs sites Web. Cependant, elles vendent aussi leurs informations à des clients, notamment les médias et les services de renseignement américains et étrangers. Les agences américaines disposent d’un milliard de dollars annuels pour leur rétribution, démontrant ainsi leur intérêt pour ces prestations et incidemment leur manque de compétences dans le domaine de l’investigation par Internet, même si Ross Feinstein, porte-parole du directeur du renseignement national, affirme que les agences de renseignement ont leurs propres capacités. Mais en privé, des responsables du renseignement reconnaissent la très grande utilité de ces sociétés et s’inquiètent des conséquences de la fuite, confirmant ainsi les dires de Ben Venzke, pour qui sa société IntelCenter est l’une des premières sources des agences officielles.
Plus inquiétante encore est la diffusion quelques jours plus tard d’une deuxième vidéo de Ben Laden par une femme qui surveille les sites islamistes chez elle, sans structure professionnelle apparente pour cela. Ainsi, même un simple citoyen semble en mesure d’avoir accès à des informations sensibles avant les agences de renseignement. Pourtant la Toile constitue depuis quelques années un instrument fondamental dans la stratégie des réseaux terroristes puisqu’elle donne une dimension internationale, déjouant tous les repères spatio-temporels, aux messages de propagande et aux échanges, parfois opérationnels, entre membres de la « communauté » islamiste radicale. Les services américains ont beau avoir connaissance du système de communication d’Al-Qaida par Internet, qu’ils nomment « Obelisk », ils ne parviennent pas à maitriser suffisamment cet ensemble de sites reliés souvent cachés. La fermeture simultanée de l’ensemble du réseau dès l’annonce de la fuite démontre sa grande sophistication et la discipline qui règne en son sein.
La contradiction est alors flagrante : pourquoi avoir endommagé la capacité d’infiltration des sites islamistes d’une société aussi utile au gouvernement américain que SITE ? Plusieurs théories sont avancées par les tenants de tel ou tel bord politique. Pour certains, la fuite aurait été orchestrée par certains services de renseignement pour déstabiliser SITE. Certains d’entre eux, en effet, n’apprécient pas l’ingérence des sociétés privées qu’ils trouvent trop sensationnalistes, vendues au plus offrant, manipulables par les terroristes, ou guidées par des objectifs personnels (Rita Katz, israélienne d’origine, née en Irak où son père a été tué par Saddam Hussein, est perçue par certains comme partiale dans son interprétation des discours radicaux retranscrits). Cependant, il est difficile d’imaginer que la sécurité nationale ait été mise à mal pour de simples problèmes d’ego. Les plus radicaux voient dans cette fuite un moyen pour l’administration Bush de maintenir en place Ben Laden en le prévenant de ses propres failles, de manière à continuer de légitimer sa politique anti-terroriste. Une autre théorie plus convaincante au regard du contexte mais totalement invérifiée, explique la fuite par une volonté de déstabiliser le système de communication d’Al-Qaida. Selon elle, la menace était particulièrement élevée en cette période anniversaire du 11 septembre, suite à la découverte d’un double complot contre des intérêts américains par les autorités allemandes. Les services américains auraient alors diffusé la vidéo avant la date prévue par le réseau terroriste de manière à provoquer une panique en son sein. Le but aurait été d’empêcher la mise en œuvre des attentats tout en obligeant al-Qaida à déconstruire son réseau Internet.
Quelque soit la raison de cette fuite, aussi légitime fut-elle sur le moment, elle constitue une erreur stratégique forte de la part des autorités américaines à plusieurs niveaux. Les conséquences néfastes sur le long terme risquent de frapper d’avantage la sécurité nationale que l’organisation terroriste. A en croire les observations des spécialistes de la surveillance par Internet, le système de communication d’Al-Qaida se serait rapidement remis en état de marche suite à sa fermeture, ses failles étant réparées. Par contre, les sociétés privées et les services de renseignement vont perdre un temps précieux pour pouvoir établir un nouveau procédé technique efficace. De plus, comme l’a reconnu la conseillère à la Maison Blanche, Mme. Townsend, le risque est fort que les citoyens et les sociétés privées ayant connaissance d’informations sensibles ne les transmettent plus aux autorités par manque de confiance suite à cette affaire. Enfin, tout ceci a surtout mis au grand jour l’inadaptation du système de sécurité nationale, à la fois trop dépendant des compétences externes en matière de surveillance des réseaux terroristes sur Internet et souffrant d’une mauvaise coordination public/privé. Preuve ultime de ces failles, la présentation le 9 Octobre 2007 par la Maison Blanche d’une nouvelle « National strategy for Homeland security », qui met l’accent sur la nécessaire participation des sociétés privées et des citoyens à la sécurité nationale et sur une meilleure utilisation des sciences et technologies.
Frédéric Launais
Sources
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http://www.newyorker.com/archive/2006/05/29/060529fa_fact?currentPage=3
http://www.lefigaro.fr/international/20071011.FIG000000239_une_fuite_a_washington_compromet_la_surveillance_d_al_qaida.html
http://www.whitehouse.gov/infocus/homeland/nshs/2007/index.html