La vision très étroite de Joël Ruet sur les questions de patriotisme économique

Le journal Le Monde a publié le 28 août 2007 une tribune de Joël Ruet intitulé Le patriotisme économique, un déni d’analyse intenable. Joël Ruet dirige une chaire sur les économies émergentes à l’Ecole de Paris et est chercheur au CNRS et à la London School of Economics. C’est à ce titre qu’il intervient dans ce débat en mettant en avant le principe que la compétition économique mondiale va être dominé par des batailles industrielles qui opposeront des groupes Nord/Sud c’est-à-dire dont les capitaux seront à la fois d’origine occidentale et provenant d’économies émergentes comme la Chine et l’Inde. Cette analyse s’appuie sur les nouvelles formes de conglomérat qui apparaissent aujourd’hui comme les groupes à dominante indienne Mittal-Arcelor et Tata Steel qui a racheté le groupe européen Corus. Cette approche est intéressante car elle met l’accent sur une nouvelle forme d’affrontements concurrentiels provoquée par les prises de participation majoritaire non occidentales dans des firmes multinationales européennes. Cependant Joël Ruet tombe dans le piège classique de la généralisation d’une idée à l’ensemble des cas de figure. La démonstration de ce brillant chercheur est relativisée par l’attitude de la Chine qui est en train de renforcer ses barrières à l’entrée pour limiter la prise de contrôle par le capital étranger des ses secteurs économiques stratégiques.
Les fonds d’investissement souverains qui déstabilisent sérieusement la suprématie occidentale sur les marchés financiers, mettent aussi un bémol à cette « grammaire » du système capitaliste de Joël Ruet qui repose sur l’accumulation du capital et sur rien d’autre. Dans ce même numéro du Monde daté du 28 août, on peut lire un article de Frédéric Lemaître qui nous explique comment certains pays appliquent une politique très offensive dans le domaine boursier (Ces Etats qui rachètent la planète) :

« En effet, grâce à l'augmentation du prix des matières premières ou à leurs excédents commerciaux, ces pays ont de l'argent. Beaucoup d'argent. Longtemps, ils se sont contentés de le gérer en pères de famille, achetant notamment des bons du Trésor américain. Puis, constatant que la Bourse offrait sur le long terme un meilleur rendement, nombre d'entre eux ont acquis des actions, prenant ici ou là des participations dans des entreprises privées. De prêteurs, ils devenaient propriétaires. Mais, actionnaires souvent très minoritaires, ils n'intervenaient pas dans la gestion, se contentant d'engranger les dividendes. Ainsi, le fonds de pension du gouvernement norvégien, qui gère la bagatelle de 300 milliards de dollars (219,5 milliards d'euros) d'actifs, est présent au capital d'environ 90 sociétés françaises, mais il n'en détient quasiment jamais plus de 1 %. (…)
En Russie, un "fonds des générations futures" verra le jour le 1er février 2008. Doté chaque année d'une quarantaine de milliards de dollars provenant de la manne pétrolière et gazière, il fera ses emplettes à l'étranger, comme Gazprom a tenté de le faire en essayant de mettre la main sur Centrica, principal distributeur britannique de gaz. Mais c'est surtout la Chine qui inquiète. Forte de ses gigantesques réserves de change (environ 1 200 milliards de dollars), Pékin a annoncé qu'un fonds public consacrerait environ 300 milliards chaque année à des investissements à l'étranger. »

Cette analyse relativise la démonstration de Joel Ruet qui oublie que les intérêts de puissance jouent encore un rôle très important dans la mondialisation des échanges, aussi bien dans le domaine des énergies vitales (pétrole, gaz, eau) que celui des technologies sensibles. Ainsi dans l’OPA de Mittal sur Arcelor, la maîtrise des aciers spéciaux dans les industries d’armement est une des autres clés de lecture de ce dossier où les Etats-Unis ont joué un rôle discret mais non négligeable pour limiter la marge de manœuvre de la Chine. La réinvention de l’appareil industriel est un défi majeur qui ne doit surtout pas aboutir à une pensée centralisée sur l’innovation qui élimine toute réflexion stratégique sur les politiques de puissance. La Chine, l’Inde et la Russie sont loin de miser leur avenir sur la capacité des groupes Nord/Sud à structurer l’industrie mondiale.


Christian Harbulot