La renaissance d’une pensée sur la puissance est-elle possible en France ?
Pour être crédible dans son choix d’une autre vision du monde, la France doit se doter une doctrine d’action à la hauteur des problèmes qui menacent son avenir. Contrairement aux apparences, la principale menace qui pèse sur l’Occident n’est pas l’islamisme radical (quelque soit l’aspect spectaculaire de ses attentats), mais le frottement des plaques tectoniques de la géopolitique mondiale qui fragilise l’équilibre des puissances péniblement acquis au cours de la guerre froide. Nos erreurs découlent de certaines croyances qui ont la vie dure. La plus symbolique d’entre elles est le discours diffusé depuis la fin des années 1990 sur l’eldorado chinois. A l’inverse des prédictions émises dans le monde des entreprises, force est de constater que la Chine ne sera pas avant longtemps un pays capitaliste. Les premières expressions de la real politik chinoise en matière économique commencent à transparaître ici et là. Encore faut-il savoir regarder en face les cas d’école. Un Airbus A320 acheté par la Chine qui ne vole pas et n’apparaît dans aucun carnet de maintenance n’est pas à ranger au rayon des anecdotes. S’il a été acheté pour être démonté pièce par pièce pour être étudié, il est utile de le savoir et de le dire. La présence de Thierry Wolton (auteur du grand bluff chinois publié en 2007) aux prochaines universités d’été du MEDEV sera instructive à cet égard pour évaluer le degré d’évolution de la prise de conscience. Les problèmes que Danone doit gérer avec son partenaire chinois sont symptomatiques des futurs obstacles que les entreprises occidentales vont rencontrer dans leur conquête du marché intérieur de l’empire du Milieu. Après les jeux olympiques de Pékin et la foire de Shanghai, les pendules seront remises à l’heure de manière assez spectaculaire car une dictature communiste qui vise avant tout à pérenniser l’existence du Parti a une vision du monde différente des milieux de Wall Street ou de la City. Les acteurs politiques et économiques de l’hexagone ne se sont pas préparés à cette approche paradoxale du monde.
Pour s’adapter aux contextes d’affrontement à venir, il faut inventer une économie des forces et des moyens. Dans notre pays, et on l’oublie trop souvent, c’est l’armée française qui s’est engagée la première dans cette voie réaliste depuis plusieurs années. La projection de forces sur les différents théâtres extérieurs (Afrique, ex-Yougoslavie, Afghanistan, Liban) a obligé les militaires français à reconfigurer l’usage de leurs moyens limités en hommes et en matériel pour répondre à l’éventail de leurs missions. La guerre est devenue un objectif parmi d’autres. Si la préparation au combat et la capacité de battre un ennemi potentiel demeure leur mission principale, ils doivent être capables d’être opérationnels dans des contextes périphériques à la guerre : opérations de retour à la paix, opérations de maintien de l’ordre, sécurisation de zones urbaines et rurales, appui logistique à des missions humanitaires. Cette diversification des missions amène progressivement le commandement à s’interroger sur le rôle des armées dans le cadre d’une politique de préservation mais aussi d’accroissement de la puissance dans une époque de plus en plus dominée par les conflits asymétriques et dans un cadre d’engagement majoritairement multinational.
Cet effort accompli par l’armée n’a pas été identique dans les autres secteurs-clés du public et du privé car la France vit à deux vitesses : celle des enjeux de puissance et celle des enjeux de la politique intérieure. Le déficit culturel que nous avons dans l’approche collective de la préservation de la puissance se paie aujourd’hui au prix fort en raison de la grande confusion qui règne dans les esprits. L’ode à l’humanisme souhaité par tous dans les relations internationales prévaut sur la réalité des confrontations silencieuses qui opposent les Etats et les multiples groupes d’intérêts à travers le monde. Interrogé sur le rapport entre la nation et la puissance, le philosophe Marcel Gauchet nous rappelait à juste titre dans un numéro du magazine Marianne daté du 19-25 août 2003 qu’aucun homme politique ne tient aujourd’hui le langage de la puissance :
« C’est un langage réprouvé. Nous en arrivons à l’idéologie du jour, celle des droits de l’homme. C’est elle qui interdit de penser la politique, la nation, la puissance, le gouvernement. C’est par rapport à elle qu’il faut mener un travail de fond, sans lequel il n’y aura pas de refondation à gauche. »
Ce qui est vrai pour la gauche l’est aussi pour la droite. A quelques exceptions près, la classe politique vit à la vitesse de la France de l’intérieur. Elle n’a pas entamé pour l’instant de réflexion pour s’adapter à la gestion complexe de la problématique de puissance. Confrontés à des choix contradictoires de plus en plus fréquents comme être allié avec un pays occidental sur un dossier géostratégique et dans le même temps adversaire sur un dossier géoéconomique, les politiques ont pris l’habitude des décisions au jour le jour sans avoir l’audace de s’engager sur des stratégies de long terme. La construction difficile de l’Europe reproduit bien cette géométrie variable de la gestion du temps. Le changement de grille de lecture qui s’amorce depuis la chute du mur de Berlin est un rouleau compresseur que personne ne veut analyser à sa juste proportion. D’un monde stabilisé par la bipolarité entre l’Est et l’Ouest, nous passons à un monde déstabilisé par la poussée simultanée de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Russie, sans oublier le jeu de dominos qui en découle. L’Iran, la Turquie et beaucoup d’autres pays ont à définir rapidement leur propre cheminement dans cette nouvelle course à la puissance. Le refus des Etats-Unis de voir émerger une Europe/puissance accentue le climat d’incertitude qui s’est instauré depuis le 11 septembre 2001. La guerre au terrorisme est bien réelle, mais elle sert de paravent à d’autres enjeux. Il a fallu le second conflit irakien pour en entrevoir quelques-uns. Qui peut le nier aujourd’hui? Dans cette France à deux vitesses, le principal écueil qui nous guette est de privilégier le court terme aux dépens du long terme. La synthèse de l’art de gouverner la France se mesure depuis la troisième République à la nuance très relative qui sépare la stratégie du paraître et la stratégie de la rente. La stratégie du paraître, c’est parler pour finalement ne rien faire de fondamentalement différent des politiques précédentes. La stratégie de la rente, c’est se contenter de vivre sur ses acquis et de tenter timidement d’en améliorer le contenu. Comment peut-on croire une seconde que ces comportements de courte vue mettent la France à l’abri des effets induits par les enjeux de puissance à venir ?
Christian Harbulot
Pour s’adapter aux contextes d’affrontement à venir, il faut inventer une économie des forces et des moyens. Dans notre pays, et on l’oublie trop souvent, c’est l’armée française qui s’est engagée la première dans cette voie réaliste depuis plusieurs années. La projection de forces sur les différents théâtres extérieurs (Afrique, ex-Yougoslavie, Afghanistan, Liban) a obligé les militaires français à reconfigurer l’usage de leurs moyens limités en hommes et en matériel pour répondre à l’éventail de leurs missions. La guerre est devenue un objectif parmi d’autres. Si la préparation au combat et la capacité de battre un ennemi potentiel demeure leur mission principale, ils doivent être capables d’être opérationnels dans des contextes périphériques à la guerre : opérations de retour à la paix, opérations de maintien de l’ordre, sécurisation de zones urbaines et rurales, appui logistique à des missions humanitaires. Cette diversification des missions amène progressivement le commandement à s’interroger sur le rôle des armées dans le cadre d’une politique de préservation mais aussi d’accroissement de la puissance dans une époque de plus en plus dominée par les conflits asymétriques et dans un cadre d’engagement majoritairement multinational.
Cet effort accompli par l’armée n’a pas été identique dans les autres secteurs-clés du public et du privé car la France vit à deux vitesses : celle des enjeux de puissance et celle des enjeux de la politique intérieure. Le déficit culturel que nous avons dans l’approche collective de la préservation de la puissance se paie aujourd’hui au prix fort en raison de la grande confusion qui règne dans les esprits. L’ode à l’humanisme souhaité par tous dans les relations internationales prévaut sur la réalité des confrontations silencieuses qui opposent les Etats et les multiples groupes d’intérêts à travers le monde. Interrogé sur le rapport entre la nation et la puissance, le philosophe Marcel Gauchet nous rappelait à juste titre dans un numéro du magazine Marianne daté du 19-25 août 2003 qu’aucun homme politique ne tient aujourd’hui le langage de la puissance :
« C’est un langage réprouvé. Nous en arrivons à l’idéologie du jour, celle des droits de l’homme. C’est elle qui interdit de penser la politique, la nation, la puissance, le gouvernement. C’est par rapport à elle qu’il faut mener un travail de fond, sans lequel il n’y aura pas de refondation à gauche. »
Ce qui est vrai pour la gauche l’est aussi pour la droite. A quelques exceptions près, la classe politique vit à la vitesse de la France de l’intérieur. Elle n’a pas entamé pour l’instant de réflexion pour s’adapter à la gestion complexe de la problématique de puissance. Confrontés à des choix contradictoires de plus en plus fréquents comme être allié avec un pays occidental sur un dossier géostratégique et dans le même temps adversaire sur un dossier géoéconomique, les politiques ont pris l’habitude des décisions au jour le jour sans avoir l’audace de s’engager sur des stratégies de long terme. La construction difficile de l’Europe reproduit bien cette géométrie variable de la gestion du temps. Le changement de grille de lecture qui s’amorce depuis la chute du mur de Berlin est un rouleau compresseur que personne ne veut analyser à sa juste proportion. D’un monde stabilisé par la bipolarité entre l’Est et l’Ouest, nous passons à un monde déstabilisé par la poussée simultanée de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Russie, sans oublier le jeu de dominos qui en découle. L’Iran, la Turquie et beaucoup d’autres pays ont à définir rapidement leur propre cheminement dans cette nouvelle course à la puissance. Le refus des Etats-Unis de voir émerger une Europe/puissance accentue le climat d’incertitude qui s’est instauré depuis le 11 septembre 2001. La guerre au terrorisme est bien réelle, mais elle sert de paravent à d’autres enjeux. Il a fallu le second conflit irakien pour en entrevoir quelques-uns. Qui peut le nier aujourd’hui? Dans cette France à deux vitesses, le principal écueil qui nous guette est de privilégier le court terme aux dépens du long terme. La synthèse de l’art de gouverner la France se mesure depuis la troisième République à la nuance très relative qui sépare la stratégie du paraître et la stratégie de la rente. La stratégie du paraître, c’est parler pour finalement ne rien faire de fondamentalement différent des politiques précédentes. La stratégie de la rente, c’est se contenter de vivre sur ses acquis et de tenter timidement d’en améliorer le contenu. Comment peut-on croire une seconde que ces comportements de courte vue mettent la France à l’abri des effets induits par les enjeux de puissance à venir ?
Christian Harbulot