L’impérialisme juridique des Etats-Unis en matière de gouvernance d’entreprise

Le 30 juillet 2002, le Sarbanes Oxley Act (SOX), réforme majeure de la gouvernance d’entreprise aux Etats-Unis, est promulgué par le Président Bush. Il fait suite aux retentissants scandales Enron et Worldcom, qui avaient soulevé, entre autres, la question de l’indépendance des commissaires aux comptes et le problème de la responsabilité des dirigeants sociaux.
Les principales mesures qu’il impose sont : la création d’un organe de surveillance des sociétés d’audit (Le Public Companies Accounting Oversight Board), l’exigence renforcée d’indépendance des membres du comité d’audit (l’équivalent du conseil de surveillance), l’amélioration de la transparence de la direction de l’entreprise par la publication de rapports internes, l’interdiction faite aux sociétés d’audit de prendre part, d’une manière ou d’une autre, à l’activité de l’entreprise qu’elle contrôle (séparation des missions d’audit et de conseil).
Que l’on ne s’y trompe pas : le SOX est avant tout le fruit d’une indéniable volonté d’améliorer le fonctionnement de la gouvernance d’entreprise en vue d’une meilleure protection des investisseurs. A cet égard, il est opposable à tous les émetteurs de titre, qu’ils soient américains ou étrangers (Ces derniers avaient, en principe, jusqu’au 31.07.2005 pour le transposer). A l’aune de cette extraterritorialité du SOX, de véritables enjeux de puissance se profilent.

Afin de mieux saisir la portée du SOX, il convient, au préalable, de restituer le contexte dans lequel il s’incorpore : il participe, de fait, à une évolution de fond de la Corporate Governance en faveur du modèle anglo-saxon.
Deux modèles de gouvernance d’entreprise sont traditionnellement opposés : Le modèle Anglo-Saxon, qui s’attache essentiellement à défendre les actionnaires au sein de l’entreprise (modèle « shareholder »), et le modèle d’Europe continentale (modèle « stakeholder »), qui cherche à concilier les intérêts des différents groupes qui participent à la vie de l’entreprise (actionnaires, employés, syndicats, créanciers, Etat…).
Cette distinction fondamentale s’explique essentiellement par le choix de modes de financement de l’entreprise distincts: les marchés boursiers pour les entreprises anglo-saxonnes ; les établissements financiers (banques, assurances), voire l’Etat, pour les sociétés européennes.
Principale conséquence de ces divergences : les agents régulateurs varient selon le modèle. Dans les pays anglo-saxons, où le financement par les marchés domine, ce sont les autorités régulatrices de ces mêmes marchés (la Security Exchange Commission aux Etats-Unis), garantes de la protection des investisseurs, qui, avec l’appui du législateur pour les grandes réformes, édictent et font respecter les règles à observer en matière de gouvernance d’entreprise. En Europe continentale, où différents intérêts coexistent, c’est au législateur que revient cette charge, par la production d’un droit des sociétés codifié. On oppose ainsi la gouvernance d’entreprise par le droit des marchés financiers, tournée vers les exigences du marché, et la gouvernance d’entreprise par le droit des sociétés, à l’écoute de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.

L’explosion des marchés de capitaux à travers le monde a logiquement favorisé l’expansion du modèle anglo-saxon, la classe des actionnaires prenant une place dominante dans le processus de décision. Il s’agit de rendre les marchés de capitaux les plus attractifs possible en assurant une protection maximale des investisseurs.
La mondialisation a contribué à amplifier ce phénomène dans la mesure où de plus en plus d’entreprises européennes se sont inscrites dans des bourses Anglo-saxonnes pour lever des fonds, et que toujours plus d’investisseurs étrangers se positionnent sur les marchés financiers européens. C’est dans ce contexte que les fonds de pension américains ont pris toute leur importance : disposant d’une puissance financière importante, ils influencent le législateur aussi bien directement - en faisant pression sur celui-ci - qu’indirectement, le législateur étant conscient de l’importance de l’élaboration de règles favorables aux investisseurs étrangers.

De fait, l’extraterritorialité des règles édictées par la SEC qui découle de ce processus de globalisation n’a rien d’un phénomène nouveau. Depuis sa création en 1933, la SEC a toujours eu vocation à établir des normes applicables à tout investisseur, qu’il soit américain ou étranger. L’objectif principal de la SEC est de protéger les investisseurs américains. Bien entendu, c’est également le but du SOX, qui a considérablement renforcé ses compétences. C’est l’internationalisation des marchés de capitaux, corollaire de la mondialisation, qui contribue à amplifier la portée de ces règles, le nombre d’acteurs susceptibles de tomber sous leur coup s’étant considérablement accru.

La puissance du marché boursier sur lequel elles reposent et dont elles se nourrissent permet aux règles de la gouvernance d’entreprise américaines d’avoir un rayonnement mondial. En effet, le génie du modèle de Corporate Governance américain est de s’être construit sur une base solide qui favorise tant son perfectionnement (en étant perpétuellement à l’écoute du marché), que son expansion. Le marché boursier américain reste, en effet, le plus attractif (il représente plus de la moitié de la capitalisation boursière mondiale) et peut se permettre, par le biais de la SEC, d’édicter des normes applicables dans le monde entier afin de protéger les investisseurs américains.
D’une certaine manière, les Etats-Unis sont à la fois juge et partie, ils sont et font le marché. C’est le premier enseignement à tirer du SOX.

Au-delà de la contestation du principe même d’extraterritorialité, il convient de voir quelles sont, concrètement, les mesures du SOX les plus contraignantes pour les entreprises européennes. Deux règles retiennent particulièrement l’attention des émetteurs européens: les sections 102 et 404 du SOX.
La section 102 instaure la création du Public Companies Accounting Oversight Board, organisation privée à but non lucratif qui a pour compétence d’établir si une société d’audit - qu’elle soit américaine ou étrangère - est habilitée à contrôler les sociétés cotées sur le marché boursier américain. Dans sa fonction de contrôle des entreprises d’audit, le PCAOB produit des normes qui ont une vocation extraterritoriale. Il est ainsi à craindre que les standards comptables américains et les sociétés d’audit américaines, déjà en position de force, pérennisent leur domination. Lorsque l’on connaît le caractère stratégique du métier de commissaire aux comptes (l’auditeur a effectivement accès aux mouvements de fonds de l’entreprise qu’il contrôle, ces derniers révélant souvent une partie sa stratégie), on comprend mieux en quoi le SOX peut satisfaire la volonté de puissance des Etats-Unis.
La section 404 du SOX prescrit l’établissement, en plus du rapport annuel sur les états financiers statutaires et consolidés, d’un rapport des dirigeants sur le contrôle interne lié au reporting financier, principalement aux états financiers publiés. Elle exige donc des sociétés de documenter non seulement les procédures de contrôle interne sur les informations financières mais également les résultats des tests effectués lors de l’évaluation annuelle de l ’efficacité.
Selon une enquête menée par Financial Executives International (FEI) auprès de 217 sociétés cotées américaines ayant un chiffre d’affaires moyen de 5 milliards de dollars, les coûts nécessaires à la mise en conformité avec les dispositions de la section 404 du SOX s'avèrent beaucoup plus élevés (+ 39 %) qu’elles ne l’avaient prévu lors d’une enquête menée par FEI en juillet 2004. Les dépenses de conseil externe et de développements logiciels s’élèvent à + 66 % ; les honoraires des auditeurs externes à + 57 %. Les coûts s’élèvent en moyenne à 1,34 million de dollars pour les coûts internes, 1,72 million de dollars pour les coûts externes, 1,30 million de dollars en honoraires d’audit. FEI étant un regroupement de « Chief Executive Officer » fermement opposés au SOA, ces chiffres sont à prendre avec précaution. Ce d’autant plus que l’actualité récente révèle que les dépenses sont bien moins importantes l’année qui suit la mise en place du dispositif exigé. Le contexte relatif aux coûts engendrés par le SOX est donc en voie d’apaisement.
Toutefois, au regard diverses contrariétés engendrées par le SOX, certaines entreprises européennes émettent le souhait de se retirer des marchés de capitaux américains. Les conditions relatives à la désinscription d’une société du registre de la SEC sont pourtant très dissuasives (Un descriptif détaillé du dispositif serait ici trop fastidieux. L’excellent rapport produit en 2004 le Deutsches Aktieninstitut en fait une excellente analyse). Un sondage récemment réalisé auprès de 134 entreprises étrangères cotées sur les marchés américains par le cabinet de conseil américain Broadgate Capital Adviser révèle que 11 d’entre elles souhaitent se retirer du marché boursier américain, mais en sont dissuadées du fait des conditions rigoureuses imposées par les règlements de la SEC.

Le législateur français a pris conscience de l’importance de la protection des investisseurs en adoptant, coup sur coup, la Loi sur les Nouvelles Régulations Economiques (loi NRE) en 2001, et la loi sur la Sécurité Financière (LSF) en 2003. Ainsi la loi NRE et la LSF émettent-elles des signaux forts en faveur de la protection des investisseurs : baisse de 10 à 5 %, du seuil du capital que doit détenir un actionnaire (ou groupe d’actionnaires) pour passer une résolution en assemblée générale, réduction du nombre maximal d’administrateurs au conseil d’administration d’une SA, création du Haut Conseil au Commissariat aux Comptes, qui - assisté du Conseil National des Commissaires aux Comptes - surveille l’activité des auditeurs. Toutes ces mesures révèlent une influence certaine de la gouvernance d’entreprise américaine et font écho au SOX.

La supériorité du modèle de gouvernance d’entreprise anglo-saxon sur le modèle d’Europe continentale n’est pourtant pas avérée. En effet, si une grande partie des universitaires américains s’est évertuée à prouver l’efficience ou la victoire du modèle « shareholder » (Je renvoie ici aux travaux de Shleifer et Vishny , ainsi qu’à ceux de Hansmann et Kraakman), sa supériorité absolue ne semble pas si évidente.
A travers la notion de dépendance du sentier (« path dependence »), Bebchuk et Roe se sont ainsi évertués à prouver l’importance du contexte dans lequel chaque modèle de gouvernance est enraciné. La leçon principale de leurs travaux réside dans le fait qu’un système de gouvernance ne vaut que dans le contexte politique, économique, social, juridique et culturel dans lequel il s’est développé. Affirmer la supériorité d’un modèle sur l’autre ou vouloir le transposer, ce serait méconnaître les spécificités propres à chaque contexte. Le modèle de gouvernance d’entreprise type « shareholder » a certes fait ses preuves aux Etats-Unis, mais rien ne dit qu’il sera efficace en Europe continentale, ou chaque pays possède une culture spécifique de prise en compte d’intérêts variés. La réussite d’un modèle de gouvernance d’entreprise est ainsi fonction des règles et des structures qui préexistent.
Que l’on s’entende toutefois : une grande partie des réformes visant à protéger les investisseurs sont une bonne chose; pour autant, il ne faut pas perdre de vue nos spécificités européennes et accepter aveuglément tout ce qui émane des Etats-Unis.

Le SOX a fourni un cas d’école en la matière. En définissant de manière stricte la notion d’indépendance du membre du comité d’audit, la section 301 du SOX est en contradiction avec la tradition de participation des salariés au conseil de surveillance des SA allemandes (système de codécision). La conception restrictive de l’indépendance du SOX exclut effectivement du comité d’audit (ou conseil de surveillance) toute personne qui, en-dehors de sa fonction de surveillance, reçoit une rémunération de la part de l’entreprise contrôlée. Il obligeait ainsi toutes les plus grandes entreprises allemandes - bien évidemment cotées aux Etats-Unis - à exclure tous les salariés des conseils de surveillance, dérogeant ainsi à l’un des fondements essentiels de la gouvernance d’entreprise allemande. Rappelons, au passage, que la codécision est l’un des symboles forts du modèle « stakeholder » d’Europe continentale, dans la mesure où il cherche à concilier les intérêts de plusieurs groupes au sein de l’entreprise (dirigeants, salariés, actionnaires). Un accord a toutefois été trouvé entre la SEC et le gouvernement allemand pour considérer les salariés comme indépendants dès lors qu’ils ne participent pas aux décisions managériales de l’entreprise. La codécision est donc temporairement sauvée.
Que faut-il retenir de cet épisode ? Les Etats-Unis n’ont certes pas mis à bas la codécision, mais, forts de la puissance de leur marché boursier, ils ont démontré qu’ils avaient les moyens d’ébranler les fondements de la gouvernance d’entreprise européenne.
Cependant, à la lumière de l’émergence de nouvelles nécessités telles que le respect de l’environnement ou la garantie du comportement socialement responsable de l’entreprise, il semble que le modèle européen de Corporate Governance, basé sur la prise en compte d’une multitude d’intérêts, ait encore un rôle à jouer. A cet égard, la récente affaire Refco révèle que le SOX est loin d’avoir résolu tous les problèmes de gouvernance.

En guise de réponse à la pression faite par les Etats-Unis sur l’Europe continentale en matière de gouvernance d’entreprise, plusieurs solutions se dégagent.
Les codes de bonne conduite, introduits en Europe continentale à la fin des années 90, sont un moyen d’éviter de réformer en profondeur le droit des sociétés. De nature dispositive, les règles qu’ils énoncent sont en adéquation avec le modèle américain de protection des actionnaires et offrent une certaine flexibilité aux entreprises en matière de gouvernance. Il est cependant à craindre qu’à long terme, ces formes de « soft law » se mutent en « hard law ».
Ainsi, pour ne pas être soumis aux standards américains et sauver leur modèle de gouvernance d’entreprise, la France et l’Europe ont tout intérêt à développer un marché boursier assez puissant pour concurrencer le marché américain et ne pas se trouver à la merci des règlementations des autorités régulatrices américaines. Récemment interrogé à ce propos, le Dr Christian Kirchner, professeur d’Economie, de droit des marchés financiers à la Humboldt Universität de Berlin et responsable du cercle juridique germano-américain, abondait en ce sens, tout en précisant que la formation d’un puissant marché boursier en Europe ne pouvait se faire que par le biais du développement de la retraite par capitalisation.
Il serait inconscient, en définitive, d’ignorer le poids de la gouvernance interne (Celle qui est mise au point au sein de chaque entreprise). Pour imposer des normes de bonne conduite d’inspiration européenne au sein de chaque société et faire face à la puissance financière américaine, il est ainsi nécessaire (voire vital) que se constitue un puissant lobby d’investisseurs susceptible d’influencer les votes au sein des assemblées d’actionnaires.
La route est encore longue…

PEB