« Si tu veux la paix, connais la guerre » Gaston Bouthoul
« Laissez faire Venus et vous aurez Mars » Bergson 1936….
Que de massacres au XXe siècle ! Ceux-ci ont cru de manière exponentielle. Pour ne citer que les grandes guerres depuis 200 ans : la Révolution et l’Empire, la 1ere et la 2nde guerre mondiale avec respectivement 3,5, 10 et 50 millions de morts…
La guerre ? La vie des hommes en est largement ponctuée. Des hommes s’affrontent et à travers eux, des volontés supérieures: celles des stratèges, des leaders des communautés humaines : clans, cités, nations, empires… Mais est-on bien certain que ce n’est pas le contraire ?
Quelles en sont les causes ? La folie des hommes, l’amusement de Dieu, du Diable ? Les religions, les idéologies, les idées, la volonté de puissance ou d’expansion, l’avidité, le pouvoir ? Tous ces éléments variés, mélangés à un degré plus ou moins important ? Mais ces raisons n’agissent t-elles pas comme des justifications superficielles, afin de justifier les désastres issus des guerres ?
Quel rôle joue réellement le nombre des hommes dans le phénomène « guerre » ?
La guerre, un phénomène social « normal » ?
On parle souvent de la place qu’occupe la démographie dans la guerre, comme facteur de puissance essentiel pour la mener (nombre de soldats, capacité économique…) ou dans les conséquences, souvent dramatiques, que font peser les guerres sur les populations. On élude une question fondamentale. Comment se fait-il que ce phénomène soit général, à toutes les époques, dans toutes les sociétés humaines (même le pacifique Tibet…), constant, bref régulier ? Est-ce à dire, comme Durkheim à propos de la criminalité et de la délinquance, que l’existence de ce phénomène est un fait social, « normal » du fait de sa régularité ? Quelle est alors la fonction de la guerre ?
La fonction démographique de la guerre : la destruction ?
La guerre est un affrontement sanglant entre groupes organisés : c’est un homicide organisé et devenu licite. Elle provoque une hausse temporaire de la mortalité, en particulier chez les hommes jeunes, et souvent une baisse de la natalité. Elle a, non pas un rôle sélectif, mais agit plutôt comme une fonction de destruction, de « dépense ». Elle semble avoir un rôle similaire à celui d’une crise économique. En effet, la valeur de la vie baisse, comme celle du capital... (« en tant de guerre, la vie ne vaut pas cher » comme le dit si bien d’adage populaire). Un peu à l’instar de certains processus biologiques ou des cycles économiques, la violence de la guerre semble être issue d’une accumulation lente suivie d’une décharge brusque (ce n’est pas une fonction continue). Le capital humain accumulé dans une société est alors, en partie, brutalement éjecté à un moment donné.
Cette fonction peut effectivement avoir des effets profonds, durables sur les structures démographiques. Par la baisse des naissances, à savoir la baisse du croît naturel d’un pays. La France aurait compté 35 millions d’âmes (au lieu de 30 en réalité) en 1820 si les tendances, cassées par les féroces élans guerriers de l’époque, avaient perdurées, soit une perte de 16%. Il en est de même pour la guerre de 14-18. La population de l’Europe aurait atteint 650 millions d’âmes et non 450 en 1950 par la suite des 2 grandes guerres, soit 30% de pertes.
La société peut aussi connaître une évolution du rapport numérique entre sexes, ou une modification de la pyramide des âges. Les exemples les plus effrayants en sont l’Allemagne, où l’impulsion belliqueuse a été des plus frénétiques, qui en 1946 comptait 27 millions d’hommes pour 36,5 de femmes (2 hommes pour 3 femmes à la même date en URSS, nation qui a le plus souffert du conflit) et qui entre 1937 et 1945 voit passer la proportion des hommes de 20-50 ans de 33 à 25% !
L’agressivité d’un peuple est fortement liée à sa structure démographique
D’où viennent cette agressivité, ces impulsions belliqueuses, souvent frénétiques ? La structure démographique semble être une prédisposition incitatrice essentielle. Une structure explosive peut entraîner une tendance à l’expansion brusque. La guerre est en quelque sorte la manifestation de certains déséquilibres sociaux, fortement liés au poids de la relation entre les hommes et les ressources existantes, disponibles, plus qu’à une densité humaine absolue.
Les jeunes hommes en excédent par rapport aux taches essentielles de l’économie du groupe sont en effet disponibles et prédisposés à la turbulence, et constituent une force perturbatrice. Suivant les points de moindre résistance qui leur sont offerts, la conjoncture historique, les modes idéologiques, les croyances du moment et les possibilités politiques et techniques, ils pourront être canalisés par une guerre civile, une croisade, une émigration ou une guerre étrangère. Le tout est de savoir les utiliser. Dans ce cadre, le rôle des mentalités et les initiatives des dirigeants est capital pour savoir mener les peuples.
Ceci étant dit sur l’impulsion belliqueuse, il convient de dire que si la structure explosive est la cause essentielle, elle n’est pas la seule et renforce les autres causes conflits. Il faut tenir compte des équilibres de forces, de la conjoncture historique, des points d’application possibles. Si la résistance des dirigeants ou l’inégalité des forces en présence empêche une canalisation extérieure de l’agressivité, des troubles intérieurs risquent d’émerger: brigandages, jacqueries, révoltes de provinces (Chine), guerres entre prétendants (Empire romain), guerres féodales (Moyen-Âge). Cette impulsion ne semble pas dépendre du niveau de vie, de la richesse et de considérations psycho-économiques (c’est l’Allemagne développée qui envahit l’URSS en 1941 et non le contraire).
Quant aux autres causes évoquées de conflits, si les griefs sont divers, en général ils existent de tous temps. La question importante est de connaître pourquoi l’explosion a lieu à un moment précis et pas un autre. Et ce moment semble déterminé par la structure démographique. Un exemple typique est la situation de la France révolutionnaire : 3 années de disette, des idées nouvelles (Lumières), et un fait essentiel : un pays déjà trop peuplé qui voit l’arrivée à l’age d’hommes des générations les plus prolifiques de son histoire.
La guerre aboutit ainsi, parmi ses conséquences essentielles, à une « relaxation » pour un temps de l’impulsion belliqueuse, parmi les belligérants. Les guerres napoléoniennes et leurs cortèges funèbres ont eu pour corollaire une relaxation très forte (1,4 millions de morts français, autant de blessés graves pour 28 M habitants, des chiffres très supérieurs en Europe). En effet, il faudra attendre un siècle avant de voir le retour d’une guerre générale sur le continent européen…
La guerre, un processus de destruction des hommes parmi d’autres ?
La surpopulation semble favoriser, certes les guerres, mais aussi plus largement la mise en place d’institutions destructrices d’hommes dont la guerre n’est qu’un aspect.
Ailleurs ou dans d’autres temps, d’autres modes d’entrave à l’expansion démographique ont existé que les guerres ou les migrations. L’esclavage, sous l’empire romain : les gaspillages d’esclaves ne furent jamais plus élevés qu’en temps de paix. La Chine, a depuis toujours connu largement l’infanticide, de même accru en temps de paix. Celui des filles, culturellement admit, ne va pas sans augurer des troubles sociaux préoccupants à l’avenir. La révolution industrielle inaugura une exploitation épouvantable, provoquant des mortalités effrayantes (mines, usines). En Angleterre, celle-ci alla de pair avec la plus fantastique expansion démographique des îles britanniques. N’oublions pas aussi la large expansion des systèmes répressifs s’attaquant en premier lieu aux jeunes hommes (galères royales, bagne, etc.). Le célibat, quel qu’en soit les justifications, entraîne une réduction globale de la fécondité. Le Tibet dont les institutions autour monachisme regroupaient près de 30% de la population avant l’invasion chinoise, est un pays qui connaissait la paix depuis des siècles.
En résumé, il y a 3 manières de maintenir l’équilibre population/ressources : empêcher l’accroissement en nombre des hommes (avortement, infanticide) ; aménager les conditions de la mortalité de jeunes (conditions de travail, système répressif) ; organiser des guerres relaxatrices périodiques…
Ces solutions ont été, historiquement, respectivement insulaire (Japon), asiatique et européenne (depuis 200 ans). Si en Europe, la guerre a longtemps triomphé sur d’autres manières de limiter la population, c’est pour des raisons, notamment de mentalités : le christianisme limitant les deux premières catégories, et le fait que pendant longtemps, à primé la tradition de dire que le métier des armes est le plus noble, la mort au combat étant la mort la plus honorable.
La guerre en Europe au 20e siècle: inflation démographique, dictatures et guerre totale
Le drame du 20e siècle a été de bloquer les rééquilibrages naturels après la première guerre mondiale, à la différence du 19e où la violence a été exportée (émigration, colonisation). Les politiques ont encouragé l’inflation démographique, supérieure à l’accroissement des débouchés (limitations de l’émigration, entraves à la baisse naturelle des naissances), ce qui dans le contexte de l’époque à entraîné un phénomène de prolétarisation croissante. En Allemagne, entre 1933 et 1945, la natalité avait augmenté de 45% dans un pays déjà surpeuplé ! Les pays à natalité plus faible ont eu moins de difficultés. Les pays les plus prolifiques (Italie, Roumanie, Allemagne, Bulgarie, Pologne) avaient une analogie de structure incontestable. Tous connaissaient une surabondance d’hommes jeunes en excédent au regard des débouchés disponibles dans les années 30. De plus, les progrès de la médecine et de l’hygiène maintenaient les vieilles générations en place qui leurs barraient la route, alors que régnait partout sous l’influence du cinéma et de l’instruction l’aspiration à l’amélioration du niveau de vie. Tous ces pays ont connu dans les années 30 des dictatures.
Mais l’histoire récente nous montre que la guerre n’a pas été le résultat accidentel de la dictature. Plutôt, les peuples se donnent un dictateur pour les conduire au combat. La soumission plus ou moins volontaire d’un peuple à une dictature, n’arrive t-elle pas précisément au moment où celui-ci éprouve le besoin de la guerre ? Le peuple sent la nécessité biologique de la guerre, de la préparation nécessaire de celle-ci et donc le besoin d’une forte autorité pour imposer à l’intérieur la discipline et l’organisation nécessaire et pour déclencher la guerre au moment ou la conjoncture est la plus favorable. Si les incantations guerrières de Napoléon, si les aboiements de Hitler ont eu tant de prise, n’est ce pas parce qu’ils correspondaient à des pulsions inconscientes des hommes ? Avec la fin généralisée du principe monarchique après 1918, les peuples européens ont retrouvé les réactions des tribus primitives… Ce choix instinctif de la dictature pour solution, radicale, devait nécessairement conduire à une expansion par conquêtes de débouchés ou de territoires…
Au XXe siècle, la fonction de la guerre moderne fut similaire à un gigantesque phénomène d'infanticide différé, que l'on peut résumer par: à natalité contrainte, mortalité provoquée. L’inflation démographique a eu pour corollaire la guerre totale.
Et pour l’avenir ?
Depuis 60 ans, en Occident, l’accroissement des niveaux de vie, des moyens de production ont largement compensé celle de la population, la réduction en Europe de la fécondité après 1965 aidant. Soyons honnête, l’arme nucléaire, les souvenirs de l’énormité des pertes, de l’immensité des horreurs commises a fortement joué. Mis à part le mouvement de 1968 qui touche toutes les sociétés occidentales (et encore, ce n’est pas une véritable révolution… à moins qu’une révolution sans mort existe ?), nos sociétés ne connaissent plus ces troubles, du moins à une échelle dramatique. Même s’il existe toujours des tensions sociales liées au chômage ou aux mouvements migratoires (concernant en premier lieu les jeunes générations), en l’absence de difficultés économiques majeures, celles-ci sont facilement surmontables.
Cependant, d’autres grandes évolutions peuvent laisser planer un doute sur la postérité de cette vision optimiste. On est forcé de noter un accroissement toujours important des populations malgré le très puissant mouvement général de baisse de la fécondité. La croissance des immenses masses humaines de l'Islam, de Chine, d'Inde n’est pas sans impliquer d’énormes tensions internes… Or les possibilités de « relaxation » sont aujourd’hui très limitées, à la différence de l’Europe du 19e (l’émigration massive, à l’époque vers les Nouveaux Mondes : Amériques, Australie…, est bien plus difficile aujourd’hui). Cela implique que les troubles restent internes au Tiers-Monde, soit par conflits interétatiques, soit surtout par conflits internes chroniques ou guerres civiles plus ou moins larvées (Afrique, Moyen-Orient, etc.). La Chine, par exemple, doit gérer des centaines de millions de sous-prolétaires et de chômeurs, et des milliers de révoltes chaque année…
De plus, avec l’importante redistribution en cours de la puissance économique et scientifique donc militaire, et politique à l’œuvre aujourd’hui, nous assistons à une évolution progressive des rapports de forces dans lesquels la démographie joue et jouera encore longtemps un rôle essentiel. Ces puissantes évolutions sont déjà perçues comme dangereuses. La suprématie de l’Occident dans les domaines économique et militaire… et démographique se réduit progressivement. Rappelons-nous la perception de l'évolution du rapport de forces entre France et Allemagne de 1870 à 1914, entre Tiers-Monde, Islam ou Chine, et Occident de nos jours…
Ajoutons à ce rapide aperçu des évolutions climatiques inquiétantes (désertification de zones aujourd’hui surpeuplée et à la limite de la survie en Afrique et dans le monde arabo-musulman, risque potentiel de refroidissement à terme de l’Europe ?), et des tensions sur l’accès des puissances aux ressources énergétiques, aux matières premières, à l’eau (Proche-Orient), qui seront de plus en plus forte à l’avenir. Cela ne fera qu’encourager l’exacerbation des conflits entre grandes nations (Chine, USA, Inde, Russie, Etats d’Europe). Ceux-ci ne seront pas sans impact sur l’économie et donc sur le niveau de vie et la capacité des Etats européens à mobiliser des ressources et à gérer des déséquilibres sociaux qui deviendraient alors inacceptables. Un déclassement progressif signifierait des difficultés accrues à faire fonctionner un modèle de société déjà en difficultés. Avec quelles conséquences ?
Gaston Bouthoul pensait que si la guerre a une fonction ré-équilibratrice, il doit y avoir moyen de substituer une adaptation lente et régulière à cette forme spasmodique de catastrophes successives. Les racines de l’agressivité sont bien plus dans les structures démo-économiques et non dans les idéologies ou les problèmes politiques qui ne sont que des superstructures. Plus que de vaines incantations pacifistes dérisoires, mieux vaut tenter de comprendre ce phénomène qu’est la guerre pour mieux anticiper des évolutions à risque…
Mais l’évolution future du monde ne relancera t-elle pas les conflits dans un contexte de tensions accrues entre ressources et hommes, entres nations avides de s’approprier les ressources indispensables ? Face à cela, que faire? Il est évidemment impensable de ne pas se préparer, et nécessaire d’élaborer des stratégies. Comment comptent se préparer et la France et l’Europe à cet avenir ?
Sources
-On lira avec intérêt « Le phénomène guerre » de Gaston Bouthoul, Petite bibliothèque Payot
-Les chapitres sur la population de l’ouvrage de « Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire » de Aymeric Chauprade.
PB