Jeu vidéo et stratégie de puissance

Dégageant un chiffre d'affaire désormais supérieur au cinéma, l'industrie du jeu vidéo constitue un nouveau paradigme médiatique anticipant peu à peu la fin des médias audio-visuels traditionnels. Deux événements récents touchant la francophonie illustrent ce mouvement : la sortie en octobre 2006 de la version française de Food Force, le jeu du programme alimentaire mondial (PAM) de l'ONU et le lancement en mars 2007 du jeu français de simulation géopolitique « Mission-Président ».Jeu vidéo et massification de l'éducation

La visée pédagogique et éducative est l'argument d'autorité des promoteurs des jeux vidéo dits « sérieux ». Derrière cet argument consensuel et positiviste, les applications des travaux anthropologiques et cognitifs sur les jeux vidéo sociaux visent aussi plus prosaïquement à modéliser des techniques de « changement social » de masse comme modifier une perception, modeler une opinion, ou influencer une décision. Les enjeux de puissance et d'influence affleurent donc rapidement à travers ce vecteur culturel à la croisée de l'industrie culturelle, de la simulation d'origine militaire, de l'e-learning, des nouvelles technologies et de l'idéologie de « l'entertainement ». C'est ce puissant vecteur que l'ONU a brillamment mis en oeuvre avec Food Force, le jeu gratuit du programme alimentaire mondial (PAM) qui a été téléchargé plus 2 millions de fois. Un jeu à destination des scolaires qui scénarise, image d'archives à l'appui, les différentes étapes d'un programme d'aide alimentaire d'urgence dans une île imaginaire dévastée par une catastrophe naturelle.

D'une autre manière, c'est la même intuition que « Tactical Language et Culture Training Systems » développe en proposant sous forme de jeu vidéo une formation aux règles de sociabilité entre cultures (rudiment de langage, gestes, attitudes...). Il est intéressant de constater que le principal client de cette société – couronnée par un prix de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) – est le corps expéditionnaire américain en Irak et Afghanistan qui utilise ce jeu pour simuler et améliorer ses contacts sociaux avec la population locale. Pour l'anecdote, après l'irakien et le pachtou, une version est annoncée en... français pour les opérations militaires en Afrique sub-saharienne précise la société éditrice !

On ne peut que s'interroger sur cette volonté d'instaurer de nouveaux vecteurs culturels et de nouvelles normes dans le domaine de l'éducation et de l'influence des comportements sociaux via les jeux vidéos. Pour un Etat ou une organisation internationale ces processus ont des retombées significatives en matière de diplomatie publique.

Le jeu vidéo nouvel outil de la diplomatie publique?

Tel est, en tous cas, le voeu du Centre de recherche sur la diplomatie publique de l'Université de Californe du sud qui a ouvert un programme de recherche sur l'utilisation potentielle des jeux videos dans les domaines de la "diplomatie publique".
En mai dernier, ce centre a organisé le premier concours de jeux vidéos de ce type en présence de membres du corps diplomatique et de sommités académiques et industrielles du secteur.

Cette institution n'est pas la seule à se pencher sur ce phénomène, c'est aussi le cas d'organisations comme Game for change (G4C) dont le but - non lucratif - est de fédérer les énergies d'organisations et d'individus qui utilisent les jeux vidéos pour le "changement social". Serious games, une filiale de G4C, énonce avec clareté ses objectifs stratégiques : « The Serious Games Initiative is focused on uses for games in exploring management and leadership challenges facing the public sector. Part of its overall charter is to help forge productive links between the electronic game industry and projects involving the use of games in education, training, health, and public policy ».

Une initiative française : « Mission Président »

L'industrie française du jeu vidéo qui se targue d'être une des plus créative du monde n'est pas en reste. Le 16 mars sortira opportunément le jeu « Mission Président », présenté comme le simulateur géostratégique le plus développé du marché. Edité par Eversim et distribué par Mindscape ce jeu propose de devenir le chef de l'exécutif d'un des 180 pays du monde. Tous les systèmes politiques sont représentés : la démocratie, la monarchie, la dictature et presque tous les coups permis (assassinat politique, corruption...), excepté toutefois le génocide et le camp de concentration !
Une fois en place, le joueur dirige son pays en prenant en compte quelques 400 variables avec lesquelles il faudra composer pour donner toujours la meilleure impression qui soit à son peuple et ses alliés. Ces aléas iront de la démographie à la puissance militaire en passant par l'indépendance énergétique ou la gestion d'une catastrophe naturelle.
Luc Bronner dans un article du Monde du 20 février annonce que ce projet a reçu le soutien financier de la Délégation Générale à l'Armement (DGA). Information immédiatement relativisée mais confirmée par le blog officiel de « Mission Président ». En effet, 30 000 euros auraient bien été alloués par la DGA via l'ANVAR à ce projet. On peut certes qualifier ce soutien de modeste au regard d'un budget de développement d'un jeu vidéo, mais on peut néanmoins en conclure, sans verser dans la théorie du complot, que ce type d'initiative a bel et bien retenu l'attention d'un organisme public lié explicitement à la Défense Nationale.

Ces divers éléments, brièvement évoqués, allant du soft power de l'industrie culturelle du jeu vidéo à la diplomatie publique en passant par la normalisation des services d'enseignement et de formation ont indéniablement pour toile de fond les stratégies de conquête des « territoires mentaux » par la sphère informationnelle et culturelle. Une invitation pour la France à prendre les mesures qui s'imposent sur cet échiquier de ces nouvelles formes de diplomatie publique et culturelle.

PG