Environnement et stratégie de puissance. Entretien avec Frédéric Lasserre

Frédéric Lasserre est professeur au département de géographie de l’Université Laval (Québec). C’est un expert reconnu des questions environnementales. Ses publications traitant de la géopolitique de l’eau font particulièrement autorité.- Infoguerre : L'intérêt actuel pour les questions liées à l'environnement résulte t-il d'un phénomène de mode que cela soit au Canada ou en France ? Au contraire existe t-il une véritable prise de conscience collective à l'échelle planétaire ?

- Frédéric Lasserre (F.L) : On peut dire que l'intérêt actuel pour les questions environnementales est, effectivement, un phénomène de mode – voici un an, on en parlait beaucoup moins.
Dire qu'il s'agit d'un effet de mode est cependant péjoratif et suppose que l'intérêt du public changera rapidement. Or, rien n'est moins sûr. Je pense que ce regain d’intérêt du public pour l'environnement résulte de l'accumulation d’indices, réels et erronés également, qui le conduisent à s'inquiéter pour l'avenir, à commencer par les changements climatiques, mais aussi tous les débats sur la gestion de l'eau, la pollution, la désertification, etc.
Au Canada, les indices encore plus visibles des changements climatiques dans l'Arctique (fonte du pergélisol, de la banquise, des glaciers; déplacements des espèces vers le nord, déclin des populations d'ours blancs, etc.) et la mise en œuvre très... sale et polluante de l'exploitation des sables bitumineux de l'Alberta, essentiellement pour satisfaire les besoins des États-Unis, ont marqué l'opinion publique, ce qui a amené tous les partis politiques à adopter des plate-forme nettement plus "vertes".
Il faut dire aussi que cette prise de conscience est marquée par une certaine opposition anti-américaine : être sensible à l'environnement, c'est marquer son opposition au matérialisme américain personnifié par l'administration Bush, son unilatéralisme destructeur, son faible souci des impacts environnementaux...
Cette prise de conscience est très réelle chez les Occidentaux et, plus généralement, parmi les pays dits "développés"; dans les pays en développement, la classe moyenne urbaine devient aussi sensible à ces questions, comme en Thaïlande, en Chine, en Inde. Ceci dit, c'est encore largement une préoccupation de pays riche.

- Infoguerre : L'écologie peut-elle se transformer en un outil destiné à freiner le développement de certains pays ? Ne risque t-on pas de voir certains pays utiliser un jour l'écologie pour asseoir leurs intérêts ?

- F.L. : C'est en tout cas la crainte de beaucoup de pays en voie de développement (PVD), qui estiment que leur imposer des objectifs de limitation de la pollution et d'émission de gaz à effet de serre est injuste : les pays développés ont pu polluer pendant 150 ans, ils sont largement responsables de la situation actuelle, et voilà qu'on demande aux pays en développement de restreindre leur croissance au nom d'objectifs environnementaux largement formulés par les pays riches !
Les systèmes de production des PVD sont souvent plus polluants que dans les pays dits développés, qu’il s’agisse de procédés industriels ou agricoles, car développer ou acquérir des technologies plus propres suppose une capacité financière pour investir dans le matériel et la formation de la main d’oeuvre que suppose le changement de technologie. Or, l’économie des PVD repose pour beaucoup dans des coûts de production compétitifs par rapport aux pays industrialisés, d’une part ; d’autre part, ils n’ont souvent ni la capacité financière, ni la capacité d’adaptation sociale (création temporaire de nombreux chômeurs, par exemple) pour développer et absorber de tels changements. De ce point de vue, la préoccupation environnementale, en devenant un mantra des pays riches, peut être perçue par certains pays en développement comme un nouveau discours protectionniste destiné à les forcer à augmenter leurs coûts de production, ou à renoncer à certains avantages compétitifs, ou encore à renoncer à exploiter certaines ressources naturelles.
Ce n'est pas que les PVD ne reconnaissent pas l'urgence de la crise, mais ils critiquent plutôt les moyens invoqués : ils estiment que les pays développés doivent en faire plus dans la mesure où ceux-ci ont pollué plus longtemps et polluent plus par habitant – et ce, d'autant plus que ceux-ci disposent des moyens financiers pour développer la technologie ad hoc.
Dans cette optique, la mise en oeuvre d’un marché du carbone peut leur sourire, car en vendant des crédits d’émission, ils disposeront de capitaux pour investir dans des technologies leur permettant, justement, de réduire leurs émissions.
Dans un autre domaine, l'idée de gestion écologique des fleuves par bassins versants, sur le Mékong par exemple, rencontre aussi des résistances car elle est un peu perçue comme une lubie occidentale. La Commission du Mékong fonctionne autant du fait de la volonté des pays membres que de l'injection de fonds occidentaux pour la faire fonctionner.

- Infoguerre : Enfin, l'idée de créer une institution internationale chargée de faire appliquer des règlements destinés à préserver l'équilibre écologique de notre planète vous parait-elle bonne ?

- F.L. : En théorie, cette idée est excellente ! Le problème réside dans sa légitimité, et donc dans sa capacité à user d'un bâton envers les contrevenants.
Toutes les institutions mises en place pour réguler la mise en œuvre d'institutions à caractère environnemental se heurtent à cette difficulté de développer, à côté d'un volet incitation, un volet répression pour les fautifs.
On n'a qu'à penser à la gestion de l'eau en France, où le fameux "modèle français" n'en finit pas de se noyer dans les nitrates et autres polluants agricoles, car les pouvoirs publics ont reculé devant la nécessité de mettre en œuvre le principe pollueur-payeur pour les entreprises agricoles. C'est la même chose au Québec, pour les mêmes raisons... ainsi, la Convention de New York de 1997 sur la gestion des cours d’eau transfrontaliers propose des règles de concertation et de négociation, mais ne peut rien imposer aux États qui feraient preuve de mauvaise foi en ne respectant pas l’obligation de négocier en vue d’arriver à un partage équitable.

Frédéric Lasserre
Professeur, Département de géographie, Université Laval (Québec).

- Directeur de l'Observatoire de Recherches Internationales sur l'Eau (ORIE).
- Chercheur à l'Institut québécois des Hautes Études internationales (IQHEI).
- Chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand en Études stratégiques et diplomatiques (UQÀM) et à l'Observatoire européen de géopolitique (OEG).

Livres récents :

Brun, Alexandre et Frédéric Lasserre (dir.). Les politiques de l'eau. Grands principes et réalités locales. Québec, Presses de l'Université du Québec, 438 p., novembre 2006, http://www.puq.ca/fr/repertoire_fiche.asp?titre=titres&noProduit=G1457

Lasserre, Frédéric (dir). Transferts massifs d’eau. Outils de développement ou instrument de pouvoir ? Presses de l’Université du Québec, Québec, 610p., septembre2005, http://www.puq.uquebec.ca/fr/repertoire_fiche.asp?titre=titres&noProduit=D1379

Lasserre, Frédéric et Luc Descroix, Eaux et territoires. Tensions, coopérations et géopolitique de l'eau, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2e édition, 2005, 510 p. http://www.puq.uquebec.ca/fr/repertoire_fiche.asp?titre=titres&noProduit=D1384

Lasserre, Frédéric (dir). L’éveil du dragon. Les défis du développement de la Chine au XXIe siècle. Presses de l’Université du Québec, Québec, 476p., 2006, http://www.puq.uquebec.ca/fr/repertoire_fiche.asp?titre=titres&noProduit=D1390