La France n’a pas de culture de la puissance. Cette évidence n’est hélas visible que de l’étranger. Dans l’hexagone, les commentaires éclairés de l’intelligentsia s’évertuent à nous démontrer le contraire. Cette fin d’année n’a pas échappé à la tradition, notamment le 31 décembre 2006, dans l’émission de France Culture Esprit Libre qui est diffusée le dimanche matin entre onze heures et midi. Le thème de l’émission portait sur la Russie. Les invités de Philippe Meyer étaient censés nous fournir un premier bilan de la période Poutine. Il est ressorti de cette discussion une analyse sociologique du rôle mouvant des oligarques et de leur désaffection à l’égard du peuple russe. L’expert invité, Marie Mendras, chargée de recherche au CNRS et au CERI n’hésita pas à déclarer que la Russie n’avait aucun ennemi et vivait la période la plus calme de son histoire. Comment expliquer une approche aussi édulcorée de la réalité internationale de la part d’une personne qui s’affiche comme une des spécialistes de ce pays et qui nous rappelle qu’elle y effectue régulièrement des voyages d’étude ? Rappelons pour mémoire un des principes élémentaires de la stratégie selon l’auteur chinois Sun Zu, cinq siècles avant Jésus-Christ : un ennemi n’est pas forcément un agresseur militaire. Il peut simplement viser à vous influencer pour vous soumettre. Après l’effondrement du bloc de l’Est, Washington a fourni à Boris Eltsine les conseillers les plus appropriés pour faciliter le passage de la « nouvelle démocratie russe » à l’économie de marché.Les rescapés de l’école de pensée façonnée par l’ancien patron du KGB, Youri Andropov, ont considéré qu’il s’agissait là d’une belle manoeuvre d’entrisme au plus haut sommet de l’Etat russe afin de l’inféoder aux choix dictés par la Maison Blanche américaine. Les actions d’influence américaine dans les anciens pays satellites de l’empire russe comme l’Ukraine ou la Géorgie ont légitimé leur approche de l’intérêt national russe afin de ne pas rester passifs devant ce qu’ils ont considéré comme une tentative d’encerclement américain. Ces affrontements de coulisses ne rentrent pas dans la grille de lecture de notre expert de la Russie qui concentre son regard sur la situation intérieure russe. Louable intention à condition qu’elle ne génère pas une cécité sur la nature même des relations internationales du monde de l’après guerre froide. La violence russe dénoncée par les invités de Philippe Meyer est justement l’expression la plus voyante de ces tensions sans guerre qui modèlent les aires de mouvement des empires concurrents. La Russie a failli tomber dans les mains des Etats-Unis. Elle en a réchappé de justesse. Aux antipodes de ce type de réflexion, notre expert de la Russie explique cette remontée de la Russie par la chance étonnante dont semble avoir bénéficié Vladimir Poutine lors des premières années de son mandat. En un mot, la remontée des prix de l’énergie lui a sauvé la mise. Le bras de fer qui oppose les défenseurs des restes de l’empire russe aux volontés hégémoniques de l’empire américain se joue au-delà du facteur chance. Certes, la remontée des prix du pétrole est arrivée à point nommé et a donné une marge de manœuvre non négligeable à Poutine. Mais celui-ci ne pouvait ignorer que la spéculation sur les cours du pétrole et du gaz est une arme de puissance de première importance et qu’elle est d’autant plus habile à manier dans l’opacité des circuits de décision de l’économie russe. C’était en plus la seule arme non létale dont disposait potentiellement la Russie en cas de dégradation de la situation internationale.
Les évènements du 11 septembre 2001 et la guerre en Irak ont été opportuns pour lui donner l’occasion de l’utiliser. Serait-ce la chance évoquée par notre expert de la Russie ? Concentrés sur la guerre contre le terrorisme et la préparation de la chute de Saddam Hussein, Washington a temporairement sorti le dossier russe de ses priorités géostratégiques. Le soutien ou la passivité de Poutine lui était nécessaire. Ainsi s’est créée la marge de manœuvre russe sur le dossier de l’énergie. En 2007, il est facile d’en mesurer les effets et de constater que l’Europe désunie est bien seule pour tirer ses épingles du jeu dans cette empoignade entre puissances et ce qu’il est convenu d’appeler des non puissances. En 2006, Poutine a avancé ses pions sur l’échiquier européen d’autant plus facilement qu’il n’a en face de lui que des prêcheurs de compromis qui cherchent à sauvegarder leurs propres intérêts. L’incapacité chronique de nos intellectuels à discourir sur la question de la puissance déteint sur la conduite de la politique française. Faut-il s’étonner que le seul thème de forum que l’UMP n’ait pas su aborder en public soit justement celui de la politique étrangère et des questions de défense ? Espérons que Nicolas Sarkozy soit plus disert sur le sujet. Qu’en est-il de la vision stratégique de la candidate Ségolène Royal ? Sa position sur l’Iran a le mérite de la clarté. Restent les autres problèmes et ils sont nombreux.
Dans la dernière édition de l’Académie française, la puissance est globalement présentée sous un angle péjoratif mais il faut lire jusqu’à la fin de la série de définitions pour y trouver une nuance quelque peu plus éclairante sur les sujets qui nous intéressent: «Puissance : Pouvoir d'imposer son autorité. Puissance absolue, tyrannique. Pisistrate usurpa sur les Athéniens la puissance souveraine. Puissance sans bornes. Conserver, augmenter, accroître sa puissance. Perdre sa puissance. Sa puissance s'affaiblit, diminue, décline. Sa puissance est détruite, anéantie. La puissance d'un État, d'un empire. La puissance d'un ministre. C'est un homme qui s'est élevé à une grande puissance. Il a fondé sa puissance sur la crainte. L'édifice de sa puissance s'est écroulé. Il n'avait qu'une puissance précaire, momentanée. La puissance publique. La puissance maternelle. La puissance maritale. Puissance temporelle, spirituelle. Puissance civile, ecclésiastique. Puissance législative, exécutive. User avec sagesse de la puissance. Abuser de la puissance. Toute-puissance, Puissance sans bornes. Il ne se dit proprement que de Dieu. Dieu a créé le monde par sa toute-puissance. (…) Puissance signifie aussi Domination, empire. Cyrus soumit à sa puissance la plus grande partie de l'Asie. La puissance de ce prince s'étend fort loin. Les Grecs furent soumis à la puissance des Romains. La puissance des anciens Romains était formidable. Il signifie encore État souverain. Puissance continentale. Puissance maritime. Deux puissances rivales. Les puissances alliées. Les puissances belligérantes. Les hautes puissances contractantes. Fig., Traiter de puissance à puissance, Traiter d'égal à égal. »
Les deux rapports publiés par Bernard Carayon pour les Premiers Ministres, Raffarin et de Villepin, tout comme la conduite de la mission du Haut responsable à l’intelligence économique, Alain Juillet, justifient l’urgence des mesures à prendre pour donner à la France les moyens de se battre à armes égales. Encore faudrait-il que l’intelligentsia française réactualise son vocabulaire afin d’aider nos politiques à formuler clairement la doctrine de puissance dont la France a besoin pour garantir son avenir dans l’Europe et hors d’Europe.