Les Européens pensaient être à l’abri du black-out qui a touché la Californie ou l’Italie il y a quelques années… On redoutait plutôt, en effet, la stratégie gazière de la Russie, depuis le conflit russo-ukrainien, qui pourrait compromettre nos approvisionnements dans cette ressource stratégique… Visiblement, le 4 novembre nous a montré que nous n’étions pas non plus à l’abri d’incidents généralisés dans le domaine énergétique.Une panne d'électricité a frappé plusieurs régions d'Europe le 4 novembre après une défaillance en Allemagne qui a fait passer le continent près d'un black out total. Environ dix millions de personnes ont été affectées.
Une mesure de routine (l’arrêt d'une ligne à très haute tension dans le nord-ouest du pays pour permettre la navigation d'un bateau de croisière sur la rivière Ems) a eu pour conséquence de déséquilibrer l'Europe électrique, entre l'Est, qui exportait, se trouvant alors surchargé, et l'Ouest, qui importait, étant en déficit. La panne côté allemand a entraîné l'intervention d’EDF, qui a du délester d'importantes capacités énergétiques pour rétablir le courant en Allemagne (EDF lui assure une partie de l'approvisionnement en courant électrique). D’autres délestages (c'est-à-dire des coupures ciblées) ont été automatiquement mis en oeuvre un peu partout en Europe, grâce aux nombreuses interconnexions du réseau.
Par contrecoup, cela a provoqué d'importantes coupures de courant en France. La France subissait ainsi la plus grave panne depuis 1978 (où était aussi impliquée la défaillance d'un câble électrique à très haute tension), mais ont été aussi touchés l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Belgique et l'Autriche notamment. Ce mécanisme de « solidarité » électrique entre les pays a permis d'éviter le « black-out total », selon le patron de RTE.
L’électricité, un enjeu stratégique
Les enjeux sont essentiels quant à la satisfaction des besoins pour le développement économique, l'indépendance énergétique, l'environnement. Elle est tout simplement indispensable au fonctionnement de notre appareil industriel et à notre mode de vie. Or, l’électricité est produite à partir de ressources dont la plupart sont en dehors du continent : énergies renouvelables (locales mais limitées), nucléaire, gaz, charbon, pétrole (utilisées dans les centrales).
Un des enjeux est le choix entre puissance nationale et politique européenne face aux fournisseurs extérieurs de ces ressources. A l’heure de la fusion Suez-GDF, la libéralisation européenne du marché de l’électricité engendre des débats importants. La fragilité du système électrique européen, ne conduit-elle pas à une dépendance de la France, alors que nous exportons de l’électricité ? Les investissements sont colossaux et avec des retours à très long terme, tant pour la production que le transport du courant électrique. L’énergie doit-elle rester un bien public ? Comment du moins réguler ce marché stratégique ? Le marché est-il suffisant pour une politique de puissance ? L’Europe est-elle capable de mieux le faire que les Etats? Mais alors a-t-elle une stratégie ?
Une dégradation de la sécurité économique en Europe
Cet événement met à nouveau en lumière la fragilité énergétique de l'Europe, déjà évoquée lors de la crise du gaz entre la Russie et l'Ukraine, dont les pays européens avaient failli être les victimes collatérales. Faute d'investissements suffisants ces dernières années, le secteur électrique européen est fragilisé.
La fragilité du système est double. Elle touche les lignes à haute tension. L'Europe manque de capacités de transport du courant, en particulier entre le nord et le sud de l'Allemagne. Depuis peu, on a installé dans le nord du pays des capacités de production éoliennes de 16.000 mégawatts, mais le réseau de transport pour l'acheminer vers le Sud n'a pas suivi (ce qui explique l’incident) (1).
Mais la menace vient aussi de la production. L’Europe électrique est passée d’une situation de large surcapacité à une marge plus relative (bien que nous ne soyons pas en pénurie). Cela est dû à la limitation des investissements dans la construction de nouvelles centrales. Or, dans le même temps, la consommation de courant n'a cessé de progresser, au rythme de 1,8 % par an en Europe.
La marge de sécurité de production (pour fournir plus d'électricité en cas de besoin) s'est ainsi réduite. Selon l'UCTE (Union coordination des réseaux de transport d'électricité), cette marge était de 4,6 % en mars 2005 contre 5,8 % un an auparavant. Ce chiffre cache des disparités : la Belgique, la France, la Grèce et la Hongrie sont dans une situation d'équilibre fragile. Les pannes risquent donc de se multiplier, face à d'éventuels coups durs, comme une soudaine vague de froid ou la défaillance d'une installation, même si les interconnexions entre pays européens ont jusqu'à présent permis d'éviter le pire, le black-out complet.
Que faire ?
Les réponses apportées n'ont pas été jusqu'à présent à la dimension du problème. L'Union européenne a agi dans le domaine de l'énergie en libéralisant les marchés afin d'y accroître la concurrence dans l'intérêt des consommateurs. Néanmoins, c’est pour l’heure un échec, car les prix de l'électricité ont plutôt tendance à être à la hausse (en effet la relative pénurie fait monter les prix....). Mais cela n’est pas vraiment suffisant si l'on veut adapter l'offre d'énergie à la demande croissante.
C’est dans ce cadre que l’on peut s’interroger sur la réalité d’une stratégie européenne dans ce domaine… La Commission européenne a d’ailleurs confirmé après l’incident le besoin d’une nécessaire amélioration « de la politique énergétique européenne ». C'est-à-dire, dans son esprit, d’une ouverture du marché de l'électricité accompagnée d'un minimum de règles communes. Les Etats, eux, cherchent à favoriser l'émergence de champions nationaux au nom du patriotisme économique, c'est-à-dire dans un but de sécurisation énergétique. Les débats soulevés à l’occasion de cet événement ont essentiellement soulevé les idées suivantes :
-Créer une autorité unique européenne, capable de coordonner le transport de l'électricité.
Sur le modèle de la CRE (commission de régulation de l’énergie) française ? Les Allemands ont 4 réseaux, contre un seul en France, RTE, filiale d’EDF. Le secteur de l'électricité est devenu un immense chantier : ouverture à la concurrence, privatisations, éclatement des opérateurs. Le système est devenu très complexe à gérer, en l’absence de régulateur au niveau européen…
La déréglementation implique davantage de régulation et de coordination des acteurs. Or la coordination des organismes nationaux de régulation, la capacité d’alerte sur certaines faiblesses locales sont trop limitées. C’est ce défaut qui est responsable de la grande panne californienne de 2000 : les prix étaient plafonnés, ce qui a dissuadé les constructeurs de construire des centrales ! Néanmoins, François Loos, ministre délégué français à l'Industrie s’est déclaré contre l'idée d'une autorité commune européenne pour organiser complètement le marché, défendue notamment par Romano Prodi ou EDF…
-Nécessité de nouveaux investissements pour la production d'électricité que pour son transport.
Il faudrait investir environ 1600 milliards d'euros d'ici à 2030 dans la production et l’entretien des réseaux, selon l’AIE (agence internationale de l’énergie). Si on constate que les investissements dans le secteur sont récemment repartis à la hausse, restent plusieurs problèmes en suspens. La perte de la sécurité des monopoles, les cours très volatils de l'électricité font que les compagnies hésitent à engager des projets à très long terme.
Les possibilités de diversification sont limitées. On estime qu'on ne doit pas dépasser 12% d'éolien à injecter dans le réseau électrique. Il faut aussi tenir compte de la saturation du potentiel hydraulique (français par exemple). S’y ajoute le refus du nucléaire, comme en l'Allemagne. Cela limite les possibilités de diversification des ressources utilisable pour la production d’électricité, sachant qu’il faut tenir compte des données géopolitiques du gaz et du pétrole, et des limites des réserves en charbon en Europe.
Des investissements sont nécessaires aussi dans les réseaux de transports. Mais cela nécessite de clarifier l’avenir. Les grands groupes ne savent pas s'ils pourront conserver à terme leurs activités de transport d'électricité dans une Europe de l'énergie en plein chamboulement, de plus, il est politiquement compliqué de construire de nouvelles lignes. En France par exemple, au nom de l'esthétique, on refuse souvent l'implantation de lignes à haute tension (quand ce n’est pas des éoliennes)…
Bref on ne peut que constater la difficulté de l’Europe à se mobiliser sur un enjeu pourtant essentiel pour l’avenir et la cohésion du continent, en pleine libéralisation du marché. Libéralisation qui est un échec, puisque son principal objectif, la baisse des prix, est raté. Le prix du MGWh est en effet passé de 19 euros en moyenne en 1999 en Europe au double aujourd’hui. C’est une expérience de surcroît dangereuse, alors que notre dépendance gazière vis-à-vis de la Russie et de l’Algérie s’accroît. Peut-être que l’énergie n’est pas un marché tout à fait comme les autres, n’en déplaise à certain apprentis sorciers libéraux de la Commission Européenne…
(1) cf. Les échos du 06/11/2006
Pierre Boutaud
Une mesure de routine (l’arrêt d'une ligne à très haute tension dans le nord-ouest du pays pour permettre la navigation d'un bateau de croisière sur la rivière Ems) a eu pour conséquence de déséquilibrer l'Europe électrique, entre l'Est, qui exportait, se trouvant alors surchargé, et l'Ouest, qui importait, étant en déficit. La panne côté allemand a entraîné l'intervention d’EDF, qui a du délester d'importantes capacités énergétiques pour rétablir le courant en Allemagne (EDF lui assure une partie de l'approvisionnement en courant électrique). D’autres délestages (c'est-à-dire des coupures ciblées) ont été automatiquement mis en oeuvre un peu partout en Europe, grâce aux nombreuses interconnexions du réseau.
Par contrecoup, cela a provoqué d'importantes coupures de courant en France. La France subissait ainsi la plus grave panne depuis 1978 (où était aussi impliquée la défaillance d'un câble électrique à très haute tension), mais ont été aussi touchés l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Belgique et l'Autriche notamment. Ce mécanisme de « solidarité » électrique entre les pays a permis d'éviter le « black-out total », selon le patron de RTE.
L’électricité, un enjeu stratégique
Les enjeux sont essentiels quant à la satisfaction des besoins pour le développement économique, l'indépendance énergétique, l'environnement. Elle est tout simplement indispensable au fonctionnement de notre appareil industriel et à notre mode de vie. Or, l’électricité est produite à partir de ressources dont la plupart sont en dehors du continent : énergies renouvelables (locales mais limitées), nucléaire, gaz, charbon, pétrole (utilisées dans les centrales).
Un des enjeux est le choix entre puissance nationale et politique européenne face aux fournisseurs extérieurs de ces ressources. A l’heure de la fusion Suez-GDF, la libéralisation européenne du marché de l’électricité engendre des débats importants. La fragilité du système électrique européen, ne conduit-elle pas à une dépendance de la France, alors que nous exportons de l’électricité ? Les investissements sont colossaux et avec des retours à très long terme, tant pour la production que le transport du courant électrique. L’énergie doit-elle rester un bien public ? Comment du moins réguler ce marché stratégique ? Le marché est-il suffisant pour une politique de puissance ? L’Europe est-elle capable de mieux le faire que les Etats? Mais alors a-t-elle une stratégie ?
Une dégradation de la sécurité économique en Europe
Cet événement met à nouveau en lumière la fragilité énergétique de l'Europe, déjà évoquée lors de la crise du gaz entre la Russie et l'Ukraine, dont les pays européens avaient failli être les victimes collatérales. Faute d'investissements suffisants ces dernières années, le secteur électrique européen est fragilisé.
La fragilité du système est double. Elle touche les lignes à haute tension. L'Europe manque de capacités de transport du courant, en particulier entre le nord et le sud de l'Allemagne. Depuis peu, on a installé dans le nord du pays des capacités de production éoliennes de 16.000 mégawatts, mais le réseau de transport pour l'acheminer vers le Sud n'a pas suivi (ce qui explique l’incident) (1).
Mais la menace vient aussi de la production. L’Europe électrique est passée d’une situation de large surcapacité à une marge plus relative (bien que nous ne soyons pas en pénurie). Cela est dû à la limitation des investissements dans la construction de nouvelles centrales. Or, dans le même temps, la consommation de courant n'a cessé de progresser, au rythme de 1,8 % par an en Europe.
La marge de sécurité de production (pour fournir plus d'électricité en cas de besoin) s'est ainsi réduite. Selon l'UCTE (Union coordination des réseaux de transport d'électricité), cette marge était de 4,6 % en mars 2005 contre 5,8 % un an auparavant. Ce chiffre cache des disparités : la Belgique, la France, la Grèce et la Hongrie sont dans une situation d'équilibre fragile. Les pannes risquent donc de se multiplier, face à d'éventuels coups durs, comme une soudaine vague de froid ou la défaillance d'une installation, même si les interconnexions entre pays européens ont jusqu'à présent permis d'éviter le pire, le black-out complet.
Que faire ?
Les réponses apportées n'ont pas été jusqu'à présent à la dimension du problème. L'Union européenne a agi dans le domaine de l'énergie en libéralisant les marchés afin d'y accroître la concurrence dans l'intérêt des consommateurs. Néanmoins, c’est pour l’heure un échec, car les prix de l'électricité ont plutôt tendance à être à la hausse (en effet la relative pénurie fait monter les prix....). Mais cela n’est pas vraiment suffisant si l'on veut adapter l'offre d'énergie à la demande croissante.
C’est dans ce cadre que l’on peut s’interroger sur la réalité d’une stratégie européenne dans ce domaine… La Commission européenne a d’ailleurs confirmé après l’incident le besoin d’une nécessaire amélioration « de la politique énergétique européenne ». C'est-à-dire, dans son esprit, d’une ouverture du marché de l'électricité accompagnée d'un minimum de règles communes. Les Etats, eux, cherchent à favoriser l'émergence de champions nationaux au nom du patriotisme économique, c'est-à-dire dans un but de sécurisation énergétique. Les débats soulevés à l’occasion de cet événement ont essentiellement soulevé les idées suivantes :
-Créer une autorité unique européenne, capable de coordonner le transport de l'électricité.
Sur le modèle de la CRE (commission de régulation de l’énergie) française ? Les Allemands ont 4 réseaux, contre un seul en France, RTE, filiale d’EDF. Le secteur de l'électricité est devenu un immense chantier : ouverture à la concurrence, privatisations, éclatement des opérateurs. Le système est devenu très complexe à gérer, en l’absence de régulateur au niveau européen…
La déréglementation implique davantage de régulation et de coordination des acteurs. Or la coordination des organismes nationaux de régulation, la capacité d’alerte sur certaines faiblesses locales sont trop limitées. C’est ce défaut qui est responsable de la grande panne californienne de 2000 : les prix étaient plafonnés, ce qui a dissuadé les constructeurs de construire des centrales ! Néanmoins, François Loos, ministre délégué français à l'Industrie s’est déclaré contre l'idée d'une autorité commune européenne pour organiser complètement le marché, défendue notamment par Romano Prodi ou EDF…
-Nécessité de nouveaux investissements pour la production d'électricité que pour son transport.
Il faudrait investir environ 1600 milliards d'euros d'ici à 2030 dans la production et l’entretien des réseaux, selon l’AIE (agence internationale de l’énergie). Si on constate que les investissements dans le secteur sont récemment repartis à la hausse, restent plusieurs problèmes en suspens. La perte de la sécurité des monopoles, les cours très volatils de l'électricité font que les compagnies hésitent à engager des projets à très long terme.
Les possibilités de diversification sont limitées. On estime qu'on ne doit pas dépasser 12% d'éolien à injecter dans le réseau électrique. Il faut aussi tenir compte de la saturation du potentiel hydraulique (français par exemple). S’y ajoute le refus du nucléaire, comme en l'Allemagne. Cela limite les possibilités de diversification des ressources utilisable pour la production d’électricité, sachant qu’il faut tenir compte des données géopolitiques du gaz et du pétrole, et des limites des réserves en charbon en Europe.
Des investissements sont nécessaires aussi dans les réseaux de transports. Mais cela nécessite de clarifier l’avenir. Les grands groupes ne savent pas s'ils pourront conserver à terme leurs activités de transport d'électricité dans une Europe de l'énergie en plein chamboulement, de plus, il est politiquement compliqué de construire de nouvelles lignes. En France par exemple, au nom de l'esthétique, on refuse souvent l'implantation de lignes à haute tension (quand ce n’est pas des éoliennes)…
Bref on ne peut que constater la difficulté de l’Europe à se mobiliser sur un enjeu pourtant essentiel pour l’avenir et la cohésion du continent, en pleine libéralisation du marché. Libéralisation qui est un échec, puisque son principal objectif, la baisse des prix, est raté. Le prix du MGWh est en effet passé de 19 euros en moyenne en 1999 en Europe au double aujourd’hui. C’est une expérience de surcroît dangereuse, alors que notre dépendance gazière vis-à-vis de la Russie et de l’Algérie s’accroît. Peut-être que l’énergie n’est pas un marché tout à fait comme les autres, n’en déplaise à certain apprentis sorciers libéraux de la Commission Européenne…
(1) cf. Les échos du 06/11/2006
Pierre Boutaud