Se positionner face à la stratégie d’accroissement de puissance de la Russie

L’Europe est désormais dans la situation délicate d’un non empire qui se bat sur trois fronts principaux : • Elle doit gérer les séquelles de la doctrine américaine professée jadis par Zbigniew Brzezinski (http://www.monde-diplomatique.fr/2004/07/chauvier/11330) qui fut le conseiller de sécurité nationale du président Carter et directeur exécutif de la Commission Trilatérale. Pour les Etats-Unis, l’Europe doit se maintenir dans son statut de partenaire et ne pas devenir une puissance égale des Etats-Unis. Cette vision contraignante de la construction européenne limite considérablement ses marges de manœuvre sur la scène internationale. • Elle doit faire faire face à la montée en puissance de la Chine et des nouveaux entrants. Les contradictions internes du monde occidental, en particulier les rivalités entre les Etats-Unis et l’Union européenne, constituent un champ d’opportunités que ne manque pas d’exploiter la Chine et l’Inde. • Elle doit enfin tenir compte du jeu spécifique de la Russie dans le concert des nations. Sous la conduite de Vladimir Poutine, la Russie s’appuie notamment sur le levier économique des ressources énergétiques pour reconquérir un statut de grande puissance. Dans ce contexte, l’Europe est devenue un de ses chevaux de bataille. N’étant pas une puissance unifiée, l’Union européenne est en position de faiblesse. Moscou joue sur les contradictions intra européennes pour tirer le maximum d’avantages.C’est dans ce contexte délicat et complexe que se développe le « dialogue » avec l’entreprise Gazprom. Ces derniers mois ont été marqués par une volonté d’implantation et de partenariats renforcés de Gazprom. Ainsi, après la Chine et le Turkménistan, le géant russe a obtenu un accord avec l’autre principale source de fourniture de gaz à l’Europe, l’Algérie. Puis, sans même une pause, il s’est empressé de prendre des contacts avec les pays d’Amérique du Sud et africain, but avoué de la visite de Vladimir Poutine sur ce continent. Surfant sur l’absence de réaction et de politique européenne commune en matière de ressource énergétique, la société Gazprom conforte ainsi sa position de leader dans le domaine de gaz. Usant d’une stratégie très offensive, elle remplie ouvertement et méthodiquement ses objectifs successifs, profitant du soutien inconditionnel du gouvernement russe.

Le réveil de la Communauté Economique Européenne
Bien que remarquablement adaptée à la situation et ayant montré une grande efficacité, cette stratégie est aujourd’hui victime de son propre succès. En effet, l’annonce du partenariat, dans le domaine du gaz, entre la Russie et l’Algérie a eu l’effet d’un électrochoc pour la communauté européenne. Affolée par l’âpre parfum de l’insécurité énergétique, la CEE a aussitôt réagit en fixant comme priorité la mise en place d’une politique énergétique commune. Ainsi a-t-on vu fondre les objections européennes à la fusion entre Suez et Gaz De France. La CEE, auteur d’un rapport de 200 pages sur les « nécessaires concessions » que devraient faire les deux groupes industriels pour que leur fusion soit possible, en a accepté quelques semaines une version édulcorée. Elle fît même pression pour que la Belgique pour qu’elle renonce à ses objections.
Pour sa part, la France, après une lutte de 6 mois entre partisans et opposants à la privatisation de GDF (plus de 137.000 amendements ont été déposés afin de paralyser l’étude de la loi sur la privatisation de GDF par l’Assemblée Nationale), a vu ces derniers trouver un accord en … 3 jours (1). Dans le même esprit, L’Espagne, qui tentait depuis plusieurs mois d’empêcher le rachat de son entreprise nationale Endesa par l’Italien E.ON, s’est vu rappelée à l’ordre puis sanctionnée par la CEE en quelques jours. Enfin, une réelle impulsion européenne vient d’être donnée à la recherche et au développement des « énergies nouvelles ». Ainsi, le domaine des transports devrait bientôt voir apparaître les premiers véhicules roulant au biodiesel.

La stratégie russe : finesse et force de l’ours
S’appuyant entre autre sur Gazprom, la Russie développe aujourd’hui une stratégie internationale orientée notamment sur les trois points suivants : - Le retour de la Russie à une place majeure dans le jeu diplomatique international : La Russie s’est, dans un premier temps, opposée aux velléités américaines. Ainsi, elle a rallié la France et de l’Allemagne dans leur refus de soutenir la dernière intervention américaine en Irak. Puis, la Russie s’est progressivement démarquée des positions européennes, ouvrant ainsi une « troisième voie » dans les négociations. La gestion du problème de l’enrichissement de l’uranium en Iran en est un exemple frappant. Face au risque d’intervention militaire américaine et aux menaces de sanctions européennes, la Russie a créé avec l’Iran un consortium industriel d’enrichissement de l’uranium dont l’un des objectifs est de garantir l’utilisation de cette ressource à des fins civiles.

Au travers de ses différents contrats et partenariat dans le monde, la société Gazprom est un soutien majeur dans la politique étrangère russe. - Le développement de son industrie aéronautique : Si l’achat, par la banque d’état russe Vnechtorgbank (VTB) de plus de 5% de l’industrie de défense européenne EADS a surpris, les visées russes ont effrayé la France et l’Allemagne. Tout d’abord minimisé comme n’étant qu’une opportunité financière, cet achat fût rapidement présenté comme stratégique par Vladimir Poutine. Le président russe a ainsi affirmé sa volonté de voir VTB devenir l’un des principaux actionnaires d’EADS et son souhait d’un rapprochement avec les sociétés aéronautiques russes (2). Un projet étonnant lorsque l’on sait que la création d’un consortium, baptisé « OAK », réunissant le franco-allemand et les russes était à l’étude. Un projet inquiétant lorsque l’on sait que l’industrie aéronautique militaire russe souffre aujourd’hui de la concurrence américaine et européenne …

Devant une attitude jugée agressive, l’Allemagne puis la France ont réagit clairement à ces ambitions russes, affirmant qu’une participation de VTB au conseil d’administration n’était pas envisageable. Quelques jours plus tard, Vladimir Poutine s’employait à rassurer ses homologues sur la volonté de la Russie de ne rien faire sans leur accord, reconnaissant néanmoins le droit à VTB de profiter des opportunités du marché. Une déclaration qui clôt la polémique ? Peut-être. Mais on est en droit de s’interroger sur la coïncidence entre cette tension et la menace de suppression au groupe français Total par le gouvernement russe des licences de développement des champs pétroliers et gaziers de Khariaga ou Sakhaline. - Le maintien et le renforcement de sa zone d’influence : La chute de l’URSS a provoqué un temps une perte de l’influence russe en Europe et en Asie Centrale.

Depuis son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine n’a eu de cesse que de rétablir et étendre cette zone d’influence. Cette volonté, qui a récemment vu la Transdniestrie, province Moldave, voté son rattachement à la Russie, a aussi provoqué des tensions avec les pays ex-satellites de l’URSS. Ainsi, la crise ukrainienne du prix du gaz avait comme toile de fond la volonté d’adhésion de ce pays à l’OTAN, tout comme la Géorgie actuellement en proie à un véritable blocus russe. Dans les deux cas, la Russie a utilisé, avec le concours complice de Gazprom, l’arme de l’énergie pour sanctionner ses opposants. Ainsi, si l’absence d’un accord pour le renouvellement du contrat de fourniture de gaz pouvait expliquer les mesures russes envers l’Ukraine, le conflit géorgien montre clairement que le gouvernement de Vladimir Poutine n’hésite pas à utiliser le gaz comme arme stratégique. La disproportion de la réaction russe face à un incident diplomatique mineur, même s’il cache mal une lutte d’influence américaine, laisse penser que ce pays pourrait exercer les mêmes pressions en cas de désaccord avec l’Europe …

La chute du mur de Berlin et de l’empire soviétique n’a été que le catalyseur d’une réorganisation du contexte géopolitique international. Trop vite enterrée, la Russie redevient un acteur incontournable de la scène internationale face à une Amérique en proie à ses propres contradictions, à une Europe n’arrivant que difficilement à rassembler et des pays émergeant de plus en plus présents. Dans ce contexte de reconstruction, l’accès aux ressources énergétiques et aux matières premières revêt une importance capitale. Sur un plan économique, elles sont nécessaires pour garantir le développement des industries des pays. Sur le plan stratégique, celui qui possède la maîtrise des ressources détient une arme redoutable pour peser sur la scène internationale. Il paraît donc urgent que l’Europe s’inscrive dans un processus de définition de plan stratégiques dans ce domaine, à l’instar de celui proposé pour l’énergie, afin de garantir la pérennité de son avenir.

Christophe Leroy

1. Notamment le Venezuela qui a récemment nationalisé ses ressources pétrolières.

2. Notamment Irkout, constructeur du Soukhoï.