Les délocalisations des entreprises françaises sont-elles toujours pertinentes ?

Quelques données objectives pour démontrer que les délocalisations industrielles ne peuvent pas se justifier uniquement par le poids des charges des personnels.
La définition et la mise en œuvre des stratégies achats sont réalisées par les responsables de la fonction achats dans le cadre de la politique achats, déterminée par la Direction Générale. (Nous insistons sur le pluriel de stratégies car, dans une entreprise, il y a autant de stratégies d'achats que de segments d'achats : on n'achète pas les composants électroniques comme les agrégats nécessaires à la construction d'un ouvrage d'art).

S'agissant de délocaliser complètement ou partiellement des activités à l'étranger, on avance la plupart du temps les différences de coûts salariaux. Celles-ci peuvent être considérables, mais nous allons voir qu'elles ne peuvent presque jamais justifier à elles seules les délocalisations, bien que les différents lobbies les utilisent en alimentant un débat surmédiatisé, biaisé par les intérêts défendus par chacun d'eux, qui conduit à une désinformation préjudiciable à tous.

Nous allons donc apporter quelques données objectives en rappelant la pondération des charges de personnel (salaires plus charges sociales) dans quelques activités industrielles choisies pour leur représentativité.

Puis nous préciserons le poids des achats dans un échantillon de secteurs un peu plus élargi, étant entendu que tous les résultats sont disponibles dans l'enquête annuelle d'entreprise effectuée par le SESSI ( Service des Études et des Statistiques Industrielles du Ministère de l'Industrie ) .

A partir de là, nous comparerons ces deux pondérations en soulignant dès maintenant que, en moyenne, dans l'industrie en France, les achats pèsent 4 fois plus que les coûts salariaux. Dans une courte synthèse, nous utiliserons un instrument spécifique et privilégié par les Responsables Achats lorsqu'ils doivent réunir les informations indispensables pour effectuer les arbitrages : le seuil de retournement ©. Enfin, nous conclurons en évoquant le cas de la Chine qui commence à délocaliser certaines productions textiles !


Poids des charges de personnels dans le chiffre d'affaires de quelques activités- % -( Naf 700 )







Fabrication d'articles techniques en verre (261J+K)

Transports routiers de marchandises (60.24 )

Imprimerie edition reproduction (C20)

Maintenance informatique (72.5 z)

Materiel de mesure et de contrôle (E 35).

Biens d'équipements mécaniques (E 2)

Cuir et chaussures (C 12)

Construction aeronautique et spatiale (E 13)

Biens d'equipements electriques /electroniques (E 3)

Fabrication de composants electroniques.(F 62)

Transformation des matieres plastiques (F 46)

Materiaux de construction (F 14)

Articles en papier et en carton (F 33)

Habillement (C 11)

Materiel informatique (E 31)

ENSEMBLE DES INDUSTRIES

Chimie minérale (F 41)

Siderurgie ,1ere transformation de l'acier (F 51

Industrie pharmaceutique (C 31)

Chimie organique (F 42)

Construction de véhicules automobiles (341 Z)

Source : enquête annuelle d'entreprise
31,2 %

30,6 %

25,1 %

24,7 %

24,5 %

24,1 %

23,6 %

23,2 %

23,1 %

21,8 %

21,3%

19,3 %

18,6 %

18,1 %

18,1 %

17,8%

16,1 %

15,6 %

13,6 %

11,6 %

9,0 %

Voici quelques données qui montrent les disparités très importantes entre secteurs industriels ; et ce qui est tout aussi remarquable, c'est l'évolution de cette pondération de 1990 à maintenant car les charges de personnel sont passés de 21,7 % à 17,8 % du chiffre d'affaires.
Qu'en est-il de la part des achats ?
C'est ce que nous abordons avec le deuxième tableau


Poids des achats dans le chiffre d'affaires de différentes activités ( Naf 700)











Industrie laitière.

Construction de vehicules automobiles

Industrie des viandes

Chimie organique

Chimie minérale

Habillement

Industrie pharmaceutique

Materiel informatique

Fabrication de combustibles et carburants

ENSEMBLE DES INDUSTRIES.

Articles en papier et en carton

Siderurgie,1ere transformation de l'acier

Biens d'equipements electriques/electroniques

Biens d'equipements mecaniques

Transformation des matières plastiques

Materiel de mesure et de contrôle

Fabrication de composants electroniques

Construction aéronautique et spatiale

Materiaux de construction

Imprimerie presse édition

.Cuir et chaussures

Travaux publics, genie civil

Batiment

Transports routiers de marchandises

Assurances

Maintenance informatique

Electricite ,gaz et eau

Fabrication et façonnage de verre creux

Postes et télécommunications

Hotels cafés restaurants

Location de vehicules

Services de nettoyage

Travail temporaire
87,0 %

84,6 %

84,4 %

80,9 %

76,8 %

74,3 %

72,8 %

72,5 %

71,9 %

71,4 %

71,0%

69,7 %

69,7 %

69,5 %

69,2 %

68,2 %

67,6 %

65,8 %

64,5 %

64,3 %

63,8 %

63,5 %

62,9 %

61,8 %

59,1 %

58,6%

57,5 %

57,1 %

46,6 %

43,5 %

38,5%

23,7%

4,2%
Source : enquête annuelle d'entreprise

Les données de ce tableau font apparaître des disparités substantielles, souvent méconnues car fréquemment les équipes achats ne managent pas la totalité des budgets achats (rappelons que les achats couvrent tous les biens, prestations et services donnant lieu à factures). Un des indices qui permettent de mesurer la maturité de la fonction achats dans une entreprise consiste à calculer la proportion du budget achats managée par l'équipe achats.

Ce calcul est un puissant révélateur, il fournit les premiers éléments pour évaluer l'ampleur des économies mobilisables en fédérant les achats (à titre anecdotique, nous avons observé que ce taux de couverture varie de 8 % à 100 %). L'important, c'est que la pondération des achats dans le chiffre d'affaires est toujours supérieure à 5O % dans l'industrie, elle atteint même 87 % dans l'industrie laitière; et on n'imagine pas qu'un chef d'entreprise ne s'y intéresse pas activement.

L'évolution dans le temps est tout aussi remarquable - mais en sens inverse - que celle des charges de personnel car de 65 % en 1990, elle s'élève désormais à 71,4 %. Deux explications étroitement corrélées entre elles sous-tendent cet accroissement : le recentrage de nombreuses entreprises sur leurs cœurs de métiers qui se traduit par des démarches d'externalisations (on trouve cependant des sociétés où le personnel du restaurant d'entreprise est encore intégré!).

Comparons maintenant les poids respectifs des achats et des charges de personnel.


Comparaison Achats /charges de personnel (source : enquête annuelle d'entreprise ; Naf 700)


































































































RATIOSACHATSCHARGES PERS .ACHATS
ACTIVITESC.A.
%
C.A.
%
CHARGES PERS
%
ENSEMBLE DES INDUSTRIES71,417,84 fois
RAFFINAGE DE PETROLE

INDUSTRIE LAITIERE
73,3

87,0
3,1

8,9
23,6 fois

9,8 fois
CONSTRUCTION AUTOMOBILE84,69 ,09,4 fois
FABRICATION DE MEDICAMENTS

FABRICATION DE VETEMENTS DE DESSUS (hommes et femmes)
72,6

74,9
13,1

16,3
5,5 fois

4,6 fois
INDUSTRIE DU CARTON ONDULE67,618,93,5 fois
TRANSFORMATION DES MATIERES PLASTIQUES69,221,33,2 fois
FABRICATION ET FACONNAGE DE VERRE CREUX57,130,32 fois
TRANSPORTS ROUTIERS DE MARCHANDISES61,830,62 fois
MAINTENANCE INFORMATIQUE

SERVICES DE NETTOYAGE
58,6

23,7
32,4

66,3
1,8 fois

0,4 fois

Les résultats déduits de cette comparaison seront appréciés différemment par les autres fonctions de chaque entreprise, mais il est certain qu'ils ne peuvent pas laisser indifférent car ils démontrent de façon irréfutable que l'un des enjeux essentiels de la compétitivité se trouve dans le niveau des performances achats.

Nous y reviendrons ultérieurement avec insistance dans la deuxième partie de notre passeport qui va prolonger la définition, la mesure et la mise en œuvre des performances achats. En particulier nous soulignerons qu'une grande partie des positions concurrentielles et de la compétitivité des entreprises est étroitement dépendante des performances de leurs fournisseurs.

Pour ce qui concerne les délocalisations, nous disposons maintenant des données objectives qui vont nous permettre d'apprécier avec la rigueur qui convient l'opportunité de délocaliser. Pour guider la réflexion de tous ceux qui se posent la question de savoir quels sont les avantages et les inconvénients d'une délocalisation, il s'avère utile de retenir les enseignements des trois tableaux précédents. Leur lecture montre que, en raisonnant sur les moyennes, la réduction des charges de personnel a un champ potentiel proche de 18% alors que les achats, principal poste de charges, offrent un potentiel supérieur à 71%. De plus, le coût social est pratiquement nul quand on s'organise pour bien acheter (ce qui ne signifie pas mettre ses fournisseurs en difficulté car l'entreprise a autant besoin de ses fournisseurs que de ses clients). Les performances relatives de nombreuses entreprises françaises en termes de compétitivité s'expliquent très souvent par de faibles performances aux achats liées à un déficit chronique de réelles compétences professionnelles mises en œuvre pour assumer cette fonction stratégique : acheter est un métier.


Le seuil de retournement

Le seuil de retournement est un instrument utilisé par les professionnels des achats pour mesurer à partir de quelle économie leur entreprise a intérêt à changer de fournisseur. Ce seuil varie de 7% à 12% et plus (par exemple il est de l'ordre de 15% dans la distribution concentrée) , en fonction du type de produit , de la longueur des séries achetées , du coût des outillages éventuels , des contraintes de transport et de stockage , du recours à un transitaire ou non, etc. ( il varie dans le temps en fonction de plusieurs paramètres comme les taux d'intérêt, les coûts de transports, les mesures règlementaires prises par les pays à l'importation et/ou à l'exportation …).

On se rapproche donc sérieusement du coût moyen de la main-d'œuvre dans l'industrie et ce ne sont pas quelques points de différence qui peuvent l'emporter sur les risques à prendre en délocalisant : qualité, respect des délais, stocks supplémentaires à gérer et financer, défaillance éventuelle du fournisseur, risques politiques pour certains pays, création possible d'une nouvelle concurrence non maîtrisée , évasion de savoir faire.

Aussi avant de délocaliser, décision difficilement réversible dans la plupart des cas, il faut bien peser les avantages, les inconvénients et chiffrer avec précision les gains qui en découleront à court et moyen termes. Outre la modestie des performances aux achats évoquée plus haut, on peut relever qu'il y a une alliance objective entre syndicats ouvriers et patronaux pour ne parler que du travail, les premiers y trouvant justification et valorisation tandis que les seconds s'en servent pour faire ce que l'on appelle désormais du lobbying.

Une autre raison se trouve aussi dans le fait que l'on ne sait mesurer que la productivité du travail dont la statistique est tenue avec précision pour calculer les contributions sociales. Il s'agit là d'une paresse intellectuelle car la productivité -tout comme la compétitivité- est globale et tous les facteurs de production y contribuent.


Le cas de la Chine

La politique commerciale de dumping pratiquée par la Chine lui permet d'exporter son chômage dont le coût social a été jugé (consciemment ou non) trop élevé en comparaison du prix que payent les Chinois pour vendre à l'étranger, afin de se procurer les devises indispensables pour acheter sur le marché mondial.

Plusieurs analyses convergent pour démontrer que certains produits fabriqués en Chine sont vendus à des prix qui ne couvrent pas les coûts des matières premières nécessaires à leur production en retenant les prix de ces matières observés sur le marché mondial , référence objective s'il en est. C'est le cas notamment pour des articles textiles en coton, seulement il faut se souvenir que les Chinois sont les premiers producteurs mondiaux de coton ! Il est certain qu'à moyen terme cette situation va évoluer car un pays et ses habitants ne peuvent pas accepter de s'appauvrir très longtemps en laissant échapper les opportunités de gains offertes par le marché mondial.

Et, coïncidence curieuse, on observe depuis peu que la Chine délocalise, en particulier des fabrications d'articles textiles, dans des pays africains ! (Nous faisons confiance aux responsables achats pour trouver ces nouvelles sources).

En conclusion, il faut souhaiter que les industries européennes résistent suffisamment longtemps, car nous vivons là une phase de la guerre économique moderne dont l'un des objectifs est de transférer le mistigri du chômage à ses voisins et partenaires commerciaux. Qui ont les moyens de répondre, mais encore faut-il les mettre en œuvre.

François Champeyrol