L’anniversaire de la mort de Mao Tsé Toung est à l’origine de nombreux commentaires et publications de livres. Dans ce flot d’informations, il est nécessaire de faire le tri. Première grille de lecture : les rapports Chine/Etats-Unis. La superpuissance américaine ne souhaite pas voir la Chine devenir une puissance susceptible de contester la suprématie géostratégique des Etats-Unis. Les jeux d’influence sont au cœur de cet affrontement indirect.
Côté américain, l’objectif est d’affaiblir les mythes fondateurs du régime communiste. Mao Tsé Toung est donc une cible de choix. Malgré ses erreurs et les nombreuses victimes provoquées par les campagnes de rectification qu’il a initiées de 1949 à la révolution culturelle, Mao Tsé Toung reste une figure emblématique dans une fraction importante de la population chinoise car il a fait passer la Chine d’une situation de famine à un statut de puissance. Cette dénonciation des crimes de Mao amène des commentateurs du type Alexandre Adler (série d’émissions récemment diffusée sur une chaîne du câble) à pousser l’analyse jusqu’à l’absurde. Selon cet ancien spécialiste des questions soviétiques, Mao n’a rien inventé sur le rôle de la paysannerie car Boukharine l’avait fait avant lui dans ses écrits. Alexandre Adler qui n’est pas à une approximation près, confond sur ce point la plaidoirie de Boukharine en faveur des paysans dans le développement économique de la jeune république socialiste russe et la stratégie d’encerclement des villes par les campagnes dans la phase de prise du pouvoir en Chine. Il est regrettable que l’historien Stéphane Courtois, qui a joué un rôle fondamental dans la rédaction de l’ouvrage de référence Le livre noir du communisme se fourvoie dans le dernier numéro de la revue Histoire en commentant ainsi le récit de Jung Chang et Jon Halliday sur Mao: l'histoire inconnue (paru chez Gallimard en 2006) : « Trente ans après sa mort, il ne reste plus rien des mythes entretenus autour du leader chinois. Ce que confirme la remarquable biographie de Jung Chang et Jon Halliday ».
Les «révélations » orchestrées sur le personnage Mao Tsé Toung sont donc des actions logiques dans ce contexte où tous les coups indirects sont permis. L’ouvrage de Jung Chang et de Jon Halliday est à ce titre un véritable cas d’école. Le Président Bush en aurait d’ailleurs fait son livre de chevet selon les dires du New York Times (numéro du 23 janvier dernier).
Ces différentes formes de manipulation de l’information aboutiront-elles au résultat recherché, c’est-à-dire, saper les bases de la dictature communiste qui dirige la Chine ? Rien n’est moins sûr. Les spécialistes américains omettent un élément fondamental, l’esprit de revanche de la Chine sur l’Occident. Un niveau aussi médiocre dans les opérations d’influence et d’information nous fait penser à ce qui se passe actuellement en Irak et en Afghanistan. La propagande américaine n’éradique pas les fondements politico-culturels de ces deux conflits. Elle a plutôt tendance à les alimenter.
Extraits de l’article publié par La République des Lettres
Jung Chang et Jon Halliday Mao: l'histoire inconnue (Biographie Nrf Gallimard) 2006
Mao Zedong -- dit aussi Mao Tsé-toung -- a tué pendant ses 27 ans de pouvoir quelque 70 millions de personnes, soit plus de monde que Hitler et Staline réunis et ce en temps de paix, selon la romancière d'origine chinoise Jung Chang et l'historien anglais Jon Halliday, auteurs de la dernière biographie consacrée au Grand Timonier chinois. Mao: l'histoire inconnue, volumineux bilan des années Mao et fruit de plus de dix années d'enquête et de recherches approfondies, accumule les témoignages et les chiffres tous plus accablants et effrayants les uns que les autres. Par exemple que pendant la seule campagne du "Grand bond en avant" (1959-1961), pas moins de 35 millions de Chinois moururent de faim, que trente mille procès de masse eurent lieu qui firent des millions de victimes fusillés en place publique à Pékin ou encore que l'auteur du célèbre Petit Livre rouge était prêt à sacrifier 300 millions de personnes (soit la moitié du peuple qu'il dirigeait) s'il le fallait pour mener la Chine au terme de sa grande marche vers le communisme. (…) La biographie de Jung Chang et Jon Halliday, publié en 2005 en Angleterre et aux États-Unis, est devenu un best-seller dans sa version originale. Très controversée, elle a lancé une polémique sur le rôle et la personnalité exacts de Mao Zedong. Si la plupart des historiens s'accordent pour reconnaître -- notamment depuis la publication d'ouvrages récents comme les Mémoires de Li Zhisui, La grande famine de Mao de Jasper Becker, Le livre noir du communisme d'un collectif d'historiens sous la direction de Stéphane Courtois ou encore le Mao Tsé-toung de Philip Short -- que l'ancien employé de bibliothèque amateur de poésie devenu en 1949 Grand Timonier de la République populaire de Chine n'est ni le héros révolutionnaire ni l'humaniste visionnaire de la radieuse imagerie romantique colportée par la propagande, plusieurs rappellent toutefois l'indéniable évolution de la Chine passée en quelques décennies d'un Moyen Âge féodal à l'ère moderne post-industrielle. On reproche aux auteurs de ne présenter, par ailleurs sur un ton de procureur par trop vindicatif et caricatural, que les côtés les plus sombres de la personnalité et de la politique menée par Mao, en évacuant tout ce qui pourrait présenter un aspect positif. Surtout on leur demande de fournir plus de précisions sur la documentation en partie anonyme et circonstancielle à la base de ce livre. En apparence puisée dans des fonds d'archives sérieux accessibles depuis peu à Moscou et à Pékin, et recoupée par des entretiens auprès des meilleures sources (fille de Mao, proches employés, dirigeants politiques de l'époque, etc), les références citées semblent pour certains spécialistes nécessiter quelques vérifications avant d'être entérinées comme des documents fiables sur Mao et l'histoire de la Chine.
Copyright © La République des Lettres (samedi 10 juin 2006)