Le management : outil de « soft power » ?

Face aux enjeux de la guerre économique et de la compétitivité liés à la mondialisation, il nous semble qu’il convient de porter le regard sur l’enseignement du management dispensé dans les écoles, les universités et les entreprises françaises. En effet, analyser une situation en terme de conflictualité, de risques, de vulnérabilité, identifier les intérêts en jeu… est en premier lieu une affaire d’homme et la dimension psycho-sociologique ne peut être écartée.
Le management des entreprises est, surtout depuis une cinquantaine d’année, soumis à un certain nombre de théories et de modèles qui, sous l’apparence de nouveauté, sont issus des mêmes courants de pensée anglo-saxons.
Quelles peuvent être les conséquences de ces théories sur les comportements des managers d’entreprises françaises ? sur leur appréciation des situations ? sur leur capacité à réagir ?
Cet article n’a pas pour objet de faire l’inventaire des théories, mais de s’interroger ; à travers quelques exemples significatifs, sur les conséquences de la diffusion de ces idées dans les entreprises françaises.Le formatage psychologique des managers
Les deux principaux vecteurs de ces théories auprès des cadres d’entreprise sont les formations initiales et continues ainsi que les consultants intervenant sur les sujets du management, de la communication, du développement personnel et de la stratégie.
Les cinq outils « standards » du management présentés ci-après donnent un aperçu représentatif des messages que l’on fait passer aux managers.

- La pression du consensus
Le meilleur exemple en est la théorie des positions de vie de l’Analyse Transactionnelle, inventée dans les années 1960 aux Etats-Unis par Eric Berne. Cette théorie est majoritairement enseignée dans les formations à la communication, à la négociation, au management et à la stratégie en France.
Cette théorie propose de classer les situations rencontrées en 4 catégories avec pour chacune des commentaires sur leur signification psychologique :



Quels enseignements en tirer ? La seule bonne catégorie est la première qui est associée à des promesses d’harmonie et de développement personnel : c’est celle du consensus, celle où tout va bien, tout le monde est bien. Les autres catégories sont associées par les théoriciens de l’analyse transactionnelle à des problèmes psychologiques.
Plus profondément, comment un manager formé à cette école peut-il interpréter une situation conflictuelle dans laquelle l’autre à une stratégie de domination et d’élimination du concurrent ? Comment un manager peut-il développer une stratégie offensive ou défensive ? Comment peut-il prendre position par rapport à des éventuelles vulnérabilités de son entreprise ?
Ceci conduit inévitablement à l’autocensure et à l’autoculpabilisation. N’est-ce pas une recette pour fabriquer des « bénis oui-oui », entretenir une certaine naïveté vis-à-vis de fausses normes sous la menace d’aller tout droit en hôpital psychiatrique ? On peut bien sûr déceler ici un germe totalitaire, qui nous rappelle les pratiques de certains régimes politiques.

- L’individualisme libéral
« La pyramide des besoins de l’Homme » d’Abraham Maslow est à la base des théories de la motivation, de l’autonomie des cadres et du développement personnel. Maslow place l’accomplissement de soi, la réponse aux besoins psychologiques au-dessus de la réponse aux besoins sociaux, d’où il suit que l’homme ne se réalise qu’en ayant dépassé la dimension sociale (appartenance). La réalisation de l’individu prime sur sa participation à la vie sociale en général et dans l’entreprise en particulier.
Ce modèle imposé dans les formations au management ne fait-il pas rêver les cadres sur leur accomplissement individuel, sur la recherche de leur valorisation propre au lieu de développer en eux la capacité de prendre en compte les enjeux de leur entreprise et plus largement de la communauté nationale dont ils vivent, à laquelle ils appartiennent et de laquelle ils ne devraient pas s’abstraire si facilement.
C’est d’ailleurs un modèle récurrent du cinéma américain où le héros se réalise seul contre tous, en vivant des expériences quasiment extraordinaires.
Ce schéma faussement scientifique de la pyramide de Maslow ne sert qu’à cautionner l’individualisme libéral dont l’essence est d’être anti-institutionnel.

- Le déracinement forcé
Dans les théories de la communication, les auteurs anglo-saxons identifient communément comme une barrière à la communication les cadres de référence qui contiennent l’ensemble des données culturelles et psychologiques conscientes ou inconscientes qui déterminent et conditionnent la perception des réalités pour un individu. Sont inclus dans ces données culturelles le groupe d’appartenance, les traditions, les principes… Pour bien communiquer, pour accéder au sens, il convient de se défaire de ces freins.
C’est ce dont se chargent les formations à la communication utilisant la Programmation Neuro Linguistique (PNL), l’Analyse Transactionnelle, la spirale de valeurs de Don Beck… qui visent à vous « reprogrammer » pour vous affranchir de ces préjugés.
Le fait d’interpréter négativement l’intention ou l’attitude d’un concurrent est par exemple suspect d’être « pollué » par son propre système de référence.
N’est-ce pas ainsi que l’on prépare le parfait manager de l’économie mondialisée : aucune appartenance, aucun lien. Comment ces bons communiquants comprendront-ils les enjeux du patriotisme économique ? Comment pourront-ils comprendre que l’économie d’un pays à une finalité se rapportant à la société de son pays ?

- La dégradation de la circulation de l’information dans les entreprises
Une des théories les plus fréquentes du management est celle d’Hersey-Blanchard, aussi connue sous l’intitulé de management situationnel. Cette théorie est issue de l’application des modèles militaires cybernétiques transposés, dans les années 1960 aux Etats-Unis à l’organisation d’entreprise. Ce modèle développe une fausse conception de la délégation, qui amène inévitablement les managers à devenir des contrôleurs d’indicateurs pré-établis qui ne sortent que lorsqu’il y a un problème détecté (principe de rétroaction négative). La seule information circulante est celle prévue dans les systèmes d’information. Ainsi les cadres s’enferment dans un schéma mécaniste préétabli, qui les coupe de la réalité du terrain, les empêche de comprendre les opportunités des diverses situations. Par l’appauvrissement dramatique des informations et de la communication l’entreprise est frappée de la « maladie de sclérose en plaques ».
Pour ne pas parler de l’absence des cadres auprès de leurs équipes qui est le moyen le plus naturel de se tenir au courant et de comprendre ce qui se passe.
Au delà des effets psychologiques sur les salariés, comment marier les modèles mécanistes de management avec l’amélioration de la compétitivité, l’innovation et la créativité ?
Le nez dans son schéma, le cadre ne regardant plus le terrain ne voit, par exemple, pas les personnes étrangères à l’entreprise qui se promènent librement et prennent des photos dans les ateliers.

- Accentuation de la vulnérabilité des entreprises
Ce dernier exemple met en scène un des dogmes les plus intouchables du management : les systèmes de management de la qualité (en particulier à travers les normes ISO).
Le développement de la théorie des entreprises en réseau qui alimente la domination de grands groupes à l’échelle planétaire, sert, dans le cadre de la mondialisation, à la soumission de tous les sous-traitants aux procédures qualité et aux pratiques d’audit. En fait de qualité, il s’agit d’une mise en « transparence » des savoir-faire, des techniques propres à une entreprise qui est obligée de les communiquer à des groupes « clients » qui n’hésiteront pas à transférer les savoir-faire et technologies à des concurrents de pays plus compétitifs. Les sous-traitants automobiles victimes de ce pillage institutionnel ne s’en vantent pas. Une étude nationale sur ce phénomène serait des plus salutaires !

Ces quelques exemples ne sont qu’un aperçu bref des effets des théories du management et du nécessaire travail de critique à faire.

Dogmatisme naïf ou réalisme
En conclusion, on peut s’interroger : comment évolueront les comportements des cadres d’entreprise à qui on a inculqué pendant des heures de formation ces théories, ces modèles ?
Quelle est la contribution de ces théories de la communication et de la psychologie au formatage culturel et psychologique du personnel des entreprises françaises ; théories qui nous viennent essentiellement des Etats-Unis ?
Tout cela constitue sans aucun doute un frein au développement dans la population des cadres dirigeants et des hommes politiques, d’une culture économique faisant partie commune avec les destinées nationales.

Ceci est d’autant plus regrettable :
- que ces modèles ont des fondements tout à fait discutables d’un point de vue scientifique : (Analyse Transactionnelle, Programmation Neuro-Linguistique en particulier),
- que leur contenu idéologique est souvent très fort,
- qu’ils sont remis en cause aux Etats-Unis même (en particulier pour leurs effets sur la santé mentale),
- qu’ils sont encore considérés en France comme des incontournables de l’enseignement en management de toutes les filières de formation initiale et continue. Ces théories sont même présentes au sein des institutions de formation de la Défense Nationale,
- qu’il existe une école française de psychologie et de communication tout à fait réaliste, avec de très bons auteurs, qui répond totalement aux attentes de formation des entreprises.

Dans son ouvrage, « le fil de l’épée », le Général de Gaulle s’était élevé contre la pensée trop dogmatique et modélisée des stratèges français dans le domaine militaire, ce qui avait conduit à de grands désastres. Ces réflexions appelant au réalisme doivent de manière urgente s’appliquer au management.

A quand une remise en cause de la domination des modèles anglo-saxons? A quand une véritable réflexion et une volonté de discernement des dirigeants et des pouvoirs publics sur les risques liés à la diffusion de ces théories ?
A quand le développement d’une école de pensée française dans le domaine du management des entreprises, une école de pensée mettant en avant de réels fondements humanistes, prenant en compte les intérêts des entreprises ainsi que le bien commun de la nation et ordonnant clairement les relations entre le monde économique et l’action politique.
A quand une réforme du management dans les entreprises françaises ?

RL