La relance d'une Communauté Economique Eurasiatique

Les élargissements successifs de l’OTAN et de l’Union Européenne, les révolutions de couleur dans son étranger proche ainsi que le refus américain d’autoriser l’entrée de la Russie dans l’Organisation mondiale du commerce, pourtant prévue de longue date, ont fait prendre conscience à l’administration Poutine de l’urgence de la création juridique, ou du moins de sa réactivation dans le cas présent, d’un bloc favorable aux intérêts russes. Cependant, le défi pour la Russie consiste moins à imposer ses intérêts aux anciens pays du bloc soviétique qu’à faire partager cette vision, et les gains qui en découlent, à ses anciens satellites. Autrement dit, de montrer que le modèle de développement « à la russe » est source de progrès économique tout en respectant les spécificités socioculturelles et politiques de cette vaste région. Vers une CEE renforcée.
Ce projet serait concrétisé par la Communauté économique eurasiatique (CEE), créée en 2000. Elle compte actuellement comme membre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, l'Ouzbékistan l’ayant ralliée début 2006. A savoir aussi que l'Ukraine, la Moldavie et l'Arménie y sont observateurs. Ainsi, cette organisation a pour objectif principal la réintégration économique des anciens pays soviétiques, marché potentiel de 206 millions d'habitants, via la création d’une union douanière pour le milieu de l'année 2007. Celle-ci rassemblerait dans un premier temps la Russie, qui en prend la présidence pendant deux ans (jusqu’à la fin de mandat de V. Poutine), le Kazakhstan et la Biélorussie, les autres pays y étant invités lorsqu'ils auront adapté leur législation (1). La date et les parties en présence pour la rencontre, entérinant le renforcement de cette coopération économique, sont révélateurs des évolutions géopolitiques récentes, notamment en Ukraine. Les différents partis politiques qui avaient impulsé la Révolution orange se sont divisés pour des questions de pouvoir, favorisant le retour des pro-russes avec Viktor Ianoukovitch comme Premier ministre. A peine nommé, il y a quelques semaines, celui-ci, accompagné de son ministre des Combustibles et de l'Energie, Iouri Boïko, avait réalisé son premier voyage diplomatique en Russie afin d’y rencontrer V. Poutine, A. Miller et A. Medvedev (2).
La Russie a saisi cette nouvelle donne en invitant Viktor Ianoukovitch à Sotchi, sur les bords de la mer Noire, lors du dernier sommet informel de la CEE, les 15-17 août derniers. De simple observateur dans cette organisation internationale, l’Ukraine en est devenue un membre important, du moins pour la Russie. Il en va de même pour l’Arménie, le président Robert Kotcharian étant présent au sommet à titre d’ « invité spécial », comme le Premier ministre ukrainien. Concernant l’Arménie, nous pouvons avancer, comme explication, la volonté de la Russie de s’assurer, de manière inconditionnelle, d’un point fixe dans le Caucase où la Géorgie et l’Azerbaïdjan ont opté pour le camp occidental. Actuellement, la question abkhaze est centrale en Géorgie où les tensions sont vives entre le pouvoir central et la région séparatiste soutenue par Moscou. Concernant l’Azerbaïdjan, ce pays a un contentieux ancien avec l’Arménie, notamment au sujet du Haut-Karabakh, enclave arménienne en territoire azéri. Par ailleurs, il faut noter que V. Poutine souhaite, à terme mais rapidement, fusionner cette CEE avec l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC). Ce groupe, qui cherche à contrecarrer les velléités expansionnistes de l’OTAN en Europe de l’est et dans le Caucase-Asie centrale, a été créé en 1992 et regroupe la Russie, la Biélorussie, l'Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan ainsi que l’Arménie.

Le gaz et Gazprom au cœur de la stratégie russe.
La sécurité énergétique semble être au cœur de la CEE, comme le fut le charbon et l’acier durant les premiers pas de l’Europe de l’ouest, avec la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier dans les années 1950. Le nucléaire semble être une des voies choisies via le développement de la coopération. La Russie et le Kazakhstan, détenteur de 30 % des réserves mondiales d’uranium, ont montré la voie, en signant un mémorandum pour la création de sociétés mixtes de conseil en matière de cycle du nucléaire (de l'extraction du combustible au traitement des déchets). L'Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan travaillent eux aussi activement autour d’un programme nucléaire avec la participation de la Russie. Quant à l’Ukraine, dont Moscou espère l’entrée dans la CEE grâce au changement de régime, ce pays pourrait faire mettre à profit de la Communauté ses grands sites nucléaires. Outre cette voie, la gestion de l’eau est aussi un élément moteur de la CEE. En effet, cette ressource est vitale pour les pays d’Asie centrale, dont environ 80 % des ressources sont détenues par les seuls Tadjikistan et Kirghizistan.
Or, ces deux pays utilisent cet avantage pour négocier au mieux les prix et quantités d’hydrocarbures que leur livre le Kazakhstan et l'Ouzbékistan. Ainsi, devant les tensions permanentes entre ces quatre pays, la Russie a pris les devants en présentant le projet de consortium hydroélectrique eurasien. Cet instrument géopolitique lui permettrait d'accroître son rôle en Asie centrale. Toutefois, la clé de voûte essentielle de la CEE semble être le gaz dont la Russie, avec ses réserves et Gazprom, est un acteur mondial. Déjà très présent dans les pays de l’ex-URSS en étant fournisseur principal et/ou propriétaire d’un grand nombre de compagnies énergétiques nationales (usines de raffinage, entreprises d’extraction, de gestion des gazoducs, ect.), Gazprom verrait son poids renforcé, notamment en Asie centrale, région riche en hydrocarbures. Déjà, la Russie détient un avantage très net car la majorité des exportations de gaz des pays de la région passe par le réseau gazier russe, hérité de la période communiste. Ce qui pose un problème aux producteurs que sont le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan.
Une double dépendance s’opère actuellement vis-à-vis de la Russie concernant le prix du droit de passage de leur gaz sur le réseau russe en direction de l’Europe mais surtout, l’impossibilité de vendre directement leur gaz au consommateur final européen, Gazprom jouant le « go between » et empochant les commissions. Ainsi, il est important de noter que le Turkménistan, un poids lourd mondial en terme de réserves gazières, ne fait pas partie de la CEE. En effet, le président Niazov préfère diversifier, pour le moment, ses soutiens politiques que sont, outre la Russie, la Chine, les Etats-Unis et l’Iran afin de préserver son indépendance politique. De ce fait, l’exemple turkmène résume bien le dilemme russe. Comment concilier les intérêts des pays d’Asie centrale, notamment l’augmentation du prix de vente de leur gaz, et ceux de Gazprom, arme géoéconomique du Kremlin qui vise à verrouiller ad vitam aeternam la mainmise russe sur la région et déloger les concurrents américains, européens et chinois ? Néanmoins, si la Russie remportait ce défi lancé à sa stratégie de puissance, nul doute que les pays consommateurs de gaz auraient du soucis à se faire. La CEE couplée, d’une part, au rapprochement Gazprom-Sonatrach, initié il y a quelques jours, et, d’autre part, à l’accord bilatéral Russie-Iran de juin 2006, l’OPEP du gaz serait alors belle et bien née. (3)

Les visées russes à travers la CEE : apports théoriques.
Bien évidemment, le but premier d’une union douanière est la création d’une sphère de coprospérité. Toutefois, l’un des résultats recherchés par les parties prenantes est que ce rapprochement devienne un puissant outil de négociation pour l'entrée de la CEE dans l'OMC dans des termes plus avantageux qu'aujourd'hui. Unis pour être plus fort. Mais surtout, de part sa position économique et politique dominante à l’intérieur de la Communauté, la Russie va jouir de privilèges que ne disposeront pas spécialement les autres pays membres. Avec le refus américain concernant l’entrée de la Russie dans l’OMC, ce pays se retrouve en dehors de tout grand bloc économique. Plus grave, ses anciens satellites peuvent être incités à demander l’intégration à une zone de libre échange, notamment l’Union européenne, comme l’avait plus ou moins avancé la nouvelle classe politique favorable à l’Occident en Géorgie et en Ukraine, suite aux révolutions de couleur.
Ainsi, si la Russie a relancé l’idée de CEE, jusqu’ici moribond, c’est que des évènements géopolitiques rendaient possibles ce projet, le changement de régime pro-russe en Ukraine notamment, mais aussi parce que sa relative bonne santé économique (remboursement de sa dette souveraine au Club de Paris) lui permet de lancer ce projet ambitieux mais primordial dans sa quête de puissance. De ce fait, il est intéressant d’avancer des outils économiques théoriques afin de comprendre la volonté russe. L’analyse de l’intégration telle que définie par l’économiste F. Perroux (4) offre une grille de lecture pour étudier la CEE. Selon lui, le terme d’intégration renvoie à deux questions : qui intègre et au bénéfice de qui s’opère l’intégration ? A ces deux questions, les économistes libéraux répondent que l’intégration est réalisée par le marché (les consommateurs et les entrepreneurs) et qu’elle se fait au bénéfice de tous. Chaque agent se retrouve gagnant puisque son bien-être augmente. Pourtant, cette conclusion doit être relativisée. F. Perroux détermine deux espaces hétérogènes. Le pays A est relativement plus riche que le pays B (le PIB de A est un multiple du PIB de B) et possède différents avantages, que le pays B n’a pas tels, que « le pouvoir d’investir, le pouvoir de contrôler la monnaie et le pouvoir d’informer et de former les hommes ». A partir de ces hypothèses, il montre que l’intégration ne peut être qu’asymétrique Ainsi, la CEE connaît des disparités en terme de richesse, donc de pouvoirs d’influence. Ceux-ci, généralement, « agissent ensemble et leur combinaison constitue pour A (la Russie) par rapport à B (tous les autres pays de la CEE) , pendant une période déterminée, soit une position de leadership, soit une position dominante ».
En conséquence, la Communauté économique eurasiatique est complètement dominée par l’économie russe. Dans le même type d’analyse, on peut citer Krasner (5), qui se rattache au courant de pensée réaliste de l’économie politique internationale. Celui-ci a cherché à mettre en évidence des logiques autres qu’économiques favorables au libre-échange et la création d’unions douanières. Selon lui, les Etats disposent de fonctions d’utilité complexes regroupant à la fois des buts économiques mais aussi politiques. Ils poursuivent des buts de puissance et constituent les acteurs principaux des relations économiques internationales. La puissance étant définie par les moyens (politiques, économiques, militaires…) dont dispose un pays pour imposer sa volonté à autrui. Ainsi, il montre que le pays dominant doit être favorable au libre-échange parce que cette organisation des échanges fragilise politiquement les petits Etats et assoit la suprématie du leader. Le but visé par l’intégration commerciale est de tirer parti des implications politiques du libre-échange, c’est-à-dire une perte de souveraineté pour les petits Etats et qui est liée à une plus grande soumission à l’économie dominante et à son marché domestique. Dans notre cas, les pays de la CEE verraient leur dépendance, économique mais aussi politique, accrue vis-à-vis de la Russie. Donc, pour reprendre F. Perroux, « la puissance intégrante tire un grand avantage des zones intégrées sans que la réciproque soit également vraie ».

La Russie de retour ?
Bien évidemment, le chemin vers la puissance n’est pas aisé pour la Russie et concernant la création d’une union douanière, les efforts politiques et juridiques doivent être importants. Ainsi, tous les pays doivent respecter leurs engagements (création d’une base juridique avant fin 2006 pour envisager la mise en place d’une union douanière, mise en pratique de la récente création d’un marché énergétique et approfondissement de la coopération entre la CEE et l’Organisation du Traité de sécurité collective) et la Russie a un rôle primordial dans cette dynamique. A elle de faire le plus d’efforts afin de motiver ses partenaires… au risque de finir comme la Communauté des Etats Indépendants.

AR


(1) L’union douanière est une zone de libre-échange qui intègre certains domaines relevant de la politique commerciale des Etats-membres. La constitution d’une union douanière implique la mise en place d’un tarif extérieur commun vis-à-vis des importations du reste du monde et le partage des recettes douanières.
(2) Iouri Boïko est l’ancien patron de Naftogaz, la compagnie énergétique nationale. A. Miller est l’actuel président de Gazprom et A. Medvedev est le patron de Gazexport et membre de l’administration présidentielle.
(3) Les marchés gaziers se partagent comme suit : l’Europe à la Russie, l’Inde et le Pakistan à l’Iran.
(4) PERROUX François (1991), « Intégration économique. Qui intègre ? Au bénéfice de qui s’opère l’intégration ? » in L’économie du XXe siècle : ouvrages et articles, PUG, Grenoble, pp. 675-701.
(5) Sur le modèle réaliste voir, KEBABDJIAN Gérard (1999), Les théories de l’économie politique internationale, Editions du Seuil, Paris, pp. 30-36. Source : Hélène Rousselot (2006), « La Communauté des Etats indépendants, un « club de divorce » qui se cherche un remplaçant », Courrier International, 24 août. http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=65387 François Gremy (2006), « Communauté économique eurasiatique, future OPEP du gaz ? », caucaz.com, 24 août. http://www.caucaz.com/home/breve_contenu.php?id=379

Légende : La Communauté des Etats Indépendants Source : http://www.cliosoft.fr/12_01/cei.jpg