La question de la montée en puissance de la Chine


 « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », cette phrase prophétique est attribuée à Napoléon premier, elle fait partie des lieux communs à propos de la Chine, l’un des plus employés. La Chine s’est éveillée, doit-on trembler pour autant ?

Le pays sous le ciel, source possible d’une arrogance future.
La Chine est pour les Chinois : le pays sous le ciel, le monde tel qu’il doit exister, le centre. L’extérieur, ce sont les étrangers, les barbares, ceux qui apportent les perturbations, le chaos. Il important de comprendre que l’identité culturelle et sociale de la Chine s’est forgé de manière autarcique, ses éléments de culture sont indigènes, les empreints extérieurs sont quasi-inexistants. L’exception que constitue le bouddhisme peut même être rejetée car le bouddhisme chinois est tellement dénaturé de sa forme originale, qu’il est souvent perçu en Chine comme une évolution du taoïsme. La Chine est donc le centre, et le centre rayonne. D’ailleurs la totalité des pays de la zone ont de fortes influences chinoises dans leurs cultures et la réciproque est loin d’être vrai. La Chine n’est donc pas fermée puisqu’elle influence l’extérieur mais n’incorpore que très peu d’éléments extérieurs.
La Chine est également l’empire du milieu, le rôle de l’empire est de protéger le centre des incursions des barbares et d’assurer son unité. A cette fin l’empire a construit la grande muraille et tenté de contrôler les incursions venues du nord et de l’est. Le centre de la Chine est historiquement situé au nord, mais son expansion se fait vers le sud, vers la Chine du riz. La bascule se produit au XIème siècle. La population chinoise se retrouve alors très majoritairement au sud de l’espace chinois, cependant le centre antique est préservé dans son rôle de centre du pouvoir, Pékin (la petite ville du nord) conserve son rôle de capitale.
La dynastie Ming est d’ailleurs dans l’histoire de la Chine très caractéristique de ces tendances. Après avoir chassé une dynastie étrangère, les souverains mongols et réussi une phase initiale d’expansion destinée à restaurer et sécuriser l’espace chinois, la Chine se referme sur elle-même. La dynastie Ming règne sur la Chine pendant près de 300 ans (1368-1644). Elle réussit la performance de parvenir à la grandeur dans l’isolement. La Chine n’est pas fermée, on peut y venir, mais les Chinois ne sortent pas ou presque (on notera par exemple l’expérience incroyable des expéditions de Zhang He jusqu'à l’Afrique orientale qui n’auront aucune suite). La volonté de se concentrer sur le monde chinois est prépondérante. Au point par exemple de limiter, par la loi impériale, la navigation côtière et de développer le grand canal parallèle à la cote pour éviter la voie maritime. D’un point de vue managérial, la Chine privilégie la croissance interne à la croissance externe dans sa recherche de puissance. Les Mings tomberont, victimes une fois de plus, de barbares venus du nord, les Mandchous, qui une fois sinisés formeront la dernière dynastie impériale : les Quings. Le cycle chinois des successions dynastiques aurait dû logiquement généré une nouvelle dynastie de Hans assurant un renouveau national comme celui des Mings. Mais au lieu d’un renouveau, la Chine subit une nouvelle occupation de la part de nouveaux barbares, les occidentaux.
La présence des occidentaux date de 1557 quand les Portugais débarquèrent à Macao. Cependant l’affaiblissement des Quings et l’appétit des puissances occidentales conduirent à l’anéantissement progressif du pouvoir impérial et à un démantèlement de l’espace chinois. Cette situation est caractérisée par la période 1840-1949, dite période coloniale ou des traités inégaux. L’empire du milieu n’est plus, et le centre divisé entre les occidentaux auxquels s’ajoutent les Russes et les Japonais. Cette période est vécue par les Chinois comme une humiliation, une succession de défaites et d’échecs. La frustration de la nation est telle qu’elle tentera à de nombreuses reprises de se libérer par des révoltes populaires plus ou moins organisée comme celles des boxers, ou des tentatives de renouveau politique comme la reforme dite « des cent jours » en 1898 ou la révolution nationale de 1911 sous l’influence de Sun Yan Tsen. Aucun de ces mouvements ne réussira à restaurer durablement l’intégrité et l’autonomie de la Chine, la plupart ne feront qu’aggraver la situation et le sentiment d’humiliation des Chinois. Un homme portera le renouveau de la Chine : Mao Tse Toung.

La dénonciation de Mao et la cohésion de l’empire du milieu
La place de Mao, dans l’histoire de la Chine, est celle d’un restaurateur, après un siècle de souffrance et d’humiliation, il a rendu la Chine à elle-même en réoccupant le centre et en reconstituant l’empire du milieu. L’idéologie marxiste est presque secondaire dans ses accomplissements, et est responsable de la part considérée négative de son héritage. Avec Mao, les Hans sont de nouveau maîtres de leurs territoires. La poussé vers le Tibet et l’Asie centrale est aussi typique d’un mouvement de la Chine impériale. Il s’agit de reconstituer les marches de l’empire pour protéger le centre. Mao n’est pas perçu en Chine comme un héros du marxisme, mais un héros de la nation chinoise à qui il a redonné son honneur et son intégrité. Il est honoré comme l’un des maîtres bienveillants réel ou légendaires qui ont fait la Chine quelque part entre Huangdi l’Empereur Jaune et Confucius. D’ailleurs les lieux importants de sa vie font l’objet de pèlerinage et de rite de vénération qui rappelle plus les rites taoïstes que le culte de la personnalité soviétique.
Considérer Mao comme un leader communiste est au mieux réducteur, il est avant tout un leader chinois. Toutes ses actions peuvent être justifiées par deux moteurs, son appétit de pouvoir et sa vision d’une Chine puissante. Pour Mao et les Chinois de manière générale, la Chine n’a pas de volonté de puissance, elle est une puissance. Cela diffère fondamentalement de la notion comme la destinée manifeste des Américains ou l’expansionnisme soviétique. Dans la perception des Chinois, la Chine n’a pas justifié son statut de puissance, c’est la nature des choses qu’elle le soit. Après le siècle d’humiliation de l’ère des traités inégaux, les Chinois ont pris conscience du retard que leur pays avait accumulé par rapport au monde extérieur. Aussi choquant que cela puisse paraître en Occident, la période maoïste et ses expériences chaotiques souvent cruelles constituent une étape intermédiaire-clé dans la résurrection de la Chine sur la scène internationale. Questionner Mao, c’est remettre en cause l’amorce et l’ancrage du processus de recherche d’un statut de puissance ainsi que l’aspiration de la Chine à reprendre la place qui est la sienne dans l’esprit des Chinois.
Cette volonté de la Chine s’est manifestée très tôt dans la politique étrangère de Mao. La rupture très rapide avec l’Union soviétique démontre l’incapacité de la Chine à se contenter du statut d’Etat satellite. Même dans sa recherche d’alliés, la Chine trace sa propre voie. Après la rupture sino-soviétique, elle ne se tourne pas vers le Tiers Monde. Elle y cherche surtout des points d’appui diplomatiques car le Tiers Monde n’est pas une puissance. Sa tentative de créer une dissidence au sein des partis communistes orthodoxes prosoviétiques échouera globalement sur tous les continents européen et américains. C’est ce qui explique en partie son renversement d’alliance et l’approche réaliste des relations internationales qu’elle entame en se rapprochant des Etats-Unis de Nixon, le plus anticommuniste des présidents américains. De 1949 à nos jours, la Chine a changé les règles du jeu géopolitique et l’équilibre du monde parce que c’était son intérêt.
Cette Real Politk de la Chine populaire a eu des conséquences externes évidentes durant la guerre froide, en fractionnant le front communiste mais aussi des conséquences internes notamment après la mort de Mao sur la manière dont la Chine s’est reconstruite. A l’approche idéologique du grand timonier succède l’approche pragmatique de Deng Xiao Ping, pragmatique au point de changer encore une fois les règles. Sous sa direction, le parti communiste chinois ordonne aux citoyens de s’enrichir. Pour une organisation marxiste-léniniste, cela frise l’hérésie. Plus étonnant d’un point de vue chinois, ce développement économique est tourné vers l’extérieur. Pour se reconstruire, l’empire s’est tourné vers l’extérieur. Il ne compte plus uniquement sur ses énergies internes. Cette innovation a des conséquences sur la manière dont l’espace chinois se structure. Le sud côtier prend une importance beaucoup plus grande, et modifie l’équilibre du pouvoir en créant un autre centre de pouvoir plus économique que politique. Ce changement est d’autant plus déstabilisant que dans un pays toujours officiellement communiste, ces forces ne devraient pas exister. La Chine redécouvre sa zone d’influence culturelle, qu’elle avait un peu délaissée depuis l’époque des traités inégaux. La Corée, le Vietnam, l’Asie du sud-est, d’une manière générale tout ce qui est inclus dans les mers de Chine est une cible régionale majeure. Dans cet espace qu’elle redécouvre, la Chine tente de constituer une zone d’influence pour protéger son nouveau centre. Dans la logique de l’empire du milieu, maintenir l’unité et protéger le centre sont deux préceptes fondamentaux, ce qui explique la symbolique autour de Taiwan.
Dans ces conditions, il sera intéressant d’observer comment l’alliance entre la Chine et les Etats-Unis vont évoluer dans les prochaines années, puisque désormais ce qui les oppose dépasse ce qui les unit. La souveraineté de Taiwan n’est qu’un indicateur de domination sur la zone. Tant que Taiwan conserve sa souveraineté, les Etats-Unis domineront cette zone qui est convoitée par la Chine dans le cadre de sa stratégie de puissance. Les deux partenaires Chine/Etats-Unis qui dominent l’économie mondialisée s’affronteront inévitablement car leurs stratégies évoluent de la complémentarité vers une opposition frontale.

Le vrai faux rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine
Les deux puissances ont des modes d’expansion totalement différents, ce qui leur a permis pour un temps d’éviter l’affrontement direct. Mais la croissance et l’ambition de la Chine rendent désormais ce jeu d’évitement impossible. La compétition pour les matières premières est le premier et le plus visible des champs de batailles. D’autres modes d’affrontements vont apparaître, par exemple le mode de développement car la Chine est en train de devenir un modèle de réussite pour les pays du Tiers Monde, un modèle d’autant plus populaire qu’il place l’absence de reforme démocratique comme un gage d’efficacité dans une économie libérale. Ce paradoxe est soigneusement ignoré par les apôtres de l’ultralibéralisme qui oublient souvent de mentionner qu’un des moteurs de la mondialisation est un régime se revendiquant encore du marxisme. Le dit régime marxiste ignore superbement cette contradiction, tant qu’on ne lui oppose pas sa propre incohérence. En effet il surprenant de constater que les dirigeants chinois utilisent encore la rhétorique communiste pour justifier leur réussite économique, alors que la Chine est devenue le paradis du capitalisme financier. Et ce ne sont pas les récentes mesures répressives, prises à l’encontre de certains dirigeants de la direction « corrompue » du PC de Shanghai qui remettent en cause cet état de fait.
La Chine a besoin vital de se développer rapidement, la prospérité ou l’espoir d’une certaine prospérité pour le peuple chinois étant garant de la stabilité intérieure, les Etats-Unis sont piégés dans une logique financière qui impose une vue à court terme. Et d’un besoin vital de maintenir les non-dits, en effet comme à l’époque de la guerre froide et de l’équilibre de la terreur, l’exposition des contradictions de l’autre expose mécaniquement ses propres incohérences. Les deux protagonistes sont donc réduits dans leurs quêtes de la suprématie à rechercher d’autres formes d’affrontement pour éviter l’annihilation totale. Cette situation perdurera tant que les autres joueurs se laisseront imposer par les Etats-Unis les règles du jeu et par le Chine son droit à ne pas respecter les règles.

Stéphane Ledoux