La stratégie économique et politique de l'Allemagne

Edouard Husson est historien, spécialiste de l’Allemagne, maitre de conferences a l’universite Paris IV. Il a accepté de répondre à nos questions pour nous éclairer sur la stratégie économique et politique allemande.Pour commencer, et traiter de l’actualité, comment le changement de gouvernement en Allemagne va-t-il impacter les relations franco-allemande et le rôle de l’Allemagne en Europe ?

Le rôle de l’Allemagne ne va pas fondamentalement changer, car il y a une continuité dans la politique européenne de l’Allemagne depuis la réunification, avec une Allemagne qui continue à profiter de l’UE, qui ne veut pas complètement couper le lien transatlantique tout en prenant quelques distances et qui d’autre part compte sur l’Europe orientale pour ses PME et sur la Russie pour son approvisionnement énergétique.
Mme Merkel disait pendant la campagne qu’elle prendrait plus de distance avec la Russie, mais dans la pratique on constate que la marge de manœuvre est limitée. Elle est plus favorable à première vue aux pays d’Europe centrale, plus ouverte à leur peur du grand frère russe que ne l’était Gerhard Schroeder mais en pratique sa marge de manœuvre est réduite par le fait que l’Allemagne a aujourd’hui la diplomatie de son économie
J’en suis venu à l’idée que l’avenir de la relation franco-allemande ne dépend plus de l’Allemagne, mais de la France. Ce sur quoi je travaille en ce moment, ce sont les relations commerciales de la république fédérale. Si vous regardez les statistiques du commerce extérieur allemand, vous vous apercevez que la zone euro absorbe plus de 40% des exportations allemandes, l’Union Européenne plus de 50% et l’Europe au sens large, Russie comprise, plus de 60%. Donc, l’Europe reste le moteur de la force d’exportation allemande. Et pourtant, les chefs d’entreprise allemands, le gouvernement, ne parlent que du marche chinois ou du marche indien. La France va donc devoir poser la question à l’Allemagne : notre partenariat a-t-il encore un sens ou pas ? Si ce n’est pas le cas et si votre économie veut s’insérer dans une logique de mondialisation, par ailleurs très précaire (la Chine n’est pas un partenaire commercial plus important que la Pologne pour l’Allemagne), les Français doivent en tirer les conséquences, réduire l’importance de leurs relations commerciales avec la RFA. (La France reste le premier partenaire de l’Allemagne, avec 10% des exportations et 10% des importations)
Plus généralement, je pense qu’il faut sortir de l’obsession de l’organisation volontariste de l’Europe. Il faut réfléchir aux objectifs et introduire des méthodes beaucoup plus souples. Mme Merkel a l’idée de relancer le projet de constitution européenne. C’est de l’énergie perdue : l’objectif est économique, commercial à la rigueur. Le peuple français a prouvé le 29 mai 2005 qu’il était capable de dire non, malgré les pressions. Maintenant c’est aux politiques français, qui ont d’ailleurs pas mal relayé le non français, d’aller plus loin. Il faut dire à l’Allemagne qu’effectivement l’Europe peut être le moteur de la croissance à condition d’avoir une politique commerciale intelligente.

La France doit prendre l’initiative, mais est-ce que seule elle aurait un poids dans l’Union Européen ?

La France aura à ce moment là à redéfinir ses intérêts. L’Union Européenne devrait revenir a la pratique d’origine de la CEE : une zone de libre échange régionale, dotée d’un tarif extérieur commun, seule solution pour une mondialisation équilibrée. Si ce projet est refusé, il faudra que la France réfléchisse beaucoup moins en fonction de l’intérêt de ses partenaires européens mais beaucoup plus en fonction de ses propres intérêts, sans antagonisme. Si notre principal partenaire, l’Allemagne, contre tout réalisme économique, joue la carte d’une mondialisation aléatoire, la France ne peut pas se contenter de subir.
La France est un pays suffisamment puissant, la croissance française étant relativement moins atone que la croissance allemande et la démographie française étant beaucoup plus prometteuse, pour peser sur l’Allemagne. Il faut qu’elle assume ses choix mais qu’elle le dise clairement. Ca ne m’étonnerait pas que l’on embraye sur un débat qui existe déjà en Allemagne sur les délocalisations, l’emploi et qu’à ce moment là on puisse s’imposer dans le débat. C’est en tout cas ce que j’attends d’un futur gouvernement français.
Depuis la réunification allemande, qui a été un fiasco, orchestrée par nos partenaires avec beaucoup d’arrogance et de bien mauvais résultats pour toute l’Europe, nous n’avons plus de complexes à avoir. L’Allemagne infaillible en matière économique, c’est de la légende. C’est la croyance d’élites françaises qui pendant longtemps ne se sont pas remises du coup de massue de mai 1940 et de la trahison vichyssoise. L’Allemagne, de même qu’elle est redevenue une puissance souveraine et une nation comme les autres, est faillible comme les autres et la France a souvent raison dans le débat européen, contrairement à ce qu’affirme une certaine presse allemande et anglo-saxonne qui traite la France comme le mauvais élève de l’Europe et en pays qui ne comprends rien à l’économie mondiale.

De quoi relève la position allemande ? Une simple volonté politique voire idéologique liée à la libéralisation des marché ou y a-t-il une réelle visée stratégique, une volonté de puissance ?

On peut penser qu’à partir de 1992, une nouvelle génération de managers est arrivée aux commandes des grandes entreprises allemandes et s’est lancée dans le tout mondialisation, contre l’espoir d’Helmut Kohl d’investissements massifs en RDA, contre la logique, aussi, du projet européen. Mais il faut dire que les charges qui pèsent sur les entreprises allemandes depuis les années 1970 sont aussi paralysantes pour l’économie allemande que dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest. Et il ne faut pas oublier que le poids des charges sociales est particulièrement lourd, comme en France, sur les PME. En RDA, on a transféré la social-démocratie ouest-allemande, décourageant les investisseurs puisqu’on leur demandait de rémunérer très cher des individus moitié moins productifs que les Allemands de l’Ouest. Il n’est pas étonnant que les PME allemandes aient massivement investi en Europe orientale, de ce point de vue.
Cela n’enlève pas les torts du patronat allemand, en particulier du grand patronat. Ils se sont dits que l’Europe appartenait au passé et que maintenant il fallait développer une stratégie de mondialisation pour concurrencer les Etats-Unis. Ils sont tombés de haut à la fin des années 90 parce que les Américains n’ont fait aucun cadeau aux Allemands. Ils rêvaient d’un partage des zones d’influence économique dans le monde et les Américains ne voulaient pas en entendre parler.
Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par le poids des charges sociales qui pèse sur les entreprises allemandes ?

Les charges qui pèsent sur l’emploi en Allemagne sont gigantesques. On ne peut pas faire comme si la question de la réforme de nos économies ne se posait pas. Il est certain qu’un certain nombre de patrons allemands sont excédés par les blocages de la social-démocratie. Il est bien que les sociétés résistent à l’imposition d’un modèle dominant, mais il ne faut pas que cette résistance empêche de réformer à l’intérieur. Le problème, c’est que le patronat allemand, comme le patronat français, a renoncé à prendre les moyens de faire avancer intelligemment la cause d’une économie de marché authentique. En France, il faudrait un gros effort de formation des élites intellectuelles et politiques, qui ne comprennent pas grand-chose au fonctionnement de l’économie moderne ; nous avons été déformés par des décennies d’étatisme et de keynésianisme ; pas grand monde n’a compris ni n’essaye de mettre en œuvre, depuis la mort de Pompidou, le souverainisme libéral d’un de Gaulle. En Allemagne, c’est différent : culturellement, les Allemands sont sociaux-démocrates ; et le patronat a renonce à essayer d’infléchir la tendance. Ajoutons que les grandes entreprises, comme ailleurs, profitent largement de liens étroits avec le pouvoir. Les managers de Siemens, Daimler ou E.On veulent bien un coup de pouce de l’Etat quand cela sert les intérêts oligarchiques. Les élites allemandes, comme les élites françaises sont victimes des effets de mode propres a une oligarchie qui perd de plus en plus le contact avec la réalité nationale. Par ailleurs, il y a des effets de modes. Le mirage du marché chinois, le refus de remettre en cause l’étalon-dollar, le refus de la préférence commerciale européenne, tout ça combiné fait que il est très tentant pour l’Allemagne des puissants de croire à la mondialisation comme l’avenir.
Au fond, les dirigeants allemands se rendent bien compte que miser sur la Chine est très aléatoire, alors on s’invente un nouvel horizon indépassable : le nouvel objectif est l’Inde. Est-ce que le patronat français est très différent ? Il se pose la vraie question d’une stratégie de croissance européenne. Les Allemands ont beaucoup profité de l’Europe et je remarque que la crise économique allemande coïncide avec la crise du projet européen. Depuis que l’Allemagne croit moins à l’Europe, le projet européen a des difficultés, depuis les années 1970 et le choix du dollar par l’Allemagne contre l’intérêt du projet européen.

On peut se poser la question de la politique monétaire européenne. Comment l’Allemagne se positionne là-dessus ?

L’Allemagne est la seule puissance qui reste monétariste. Je ne confonds pas le monétarisme avec la seule politique monétaire viable, celle de l’étalon-or. Les Allemands tentent désespérément de maintenir un contrôle de la masse monétaire dans un monde inflationniste comme il ne l’a jamais été dans son histoire. Mais le contrôle du papier-monnaie par une bureaucratie, a fortiori supranationale, cela est condamné à l’échec. Surtout lorsque tous les autres font pression pour relâcher les contrôles. La politique monétaire allemande – et européenne - consiste à tenir de grands discours à des boulimiques. Au lieu d’essayer de soigner la maladie. Tous nos pays sont victimes de la création monétaire inconsidérée qui a cours, en particulier aux Etats-Unis, depuis le début des années 1970. La seule issue est le retour de l’Europe à l’étalon-or, pour commencer par susciter une redistribution des liquidités à l’échelle mondiale. Il n’est pas normal que les Etats-Unis drainent 75% de la masse monétaire mondiale.
Dans les milieux politiques français, on rêve d’un gouvernement économique européen, d’une BCE qui puisse créer de la dette et relancer l’économie. Tout cela n’est pas très sérieux. Si l’Europe ne revient pas au principe d’une saine politique monétaire, que Cantillon avait déjà formulé au moment de l’escroquerie de Law, on va non seulement vers une inévitable crise de l’euro qui remettra en cause les fondements même de l’Union européenne. Je ne sais pas si on est prêt.
Il faut sortir de l’illusion qu’une réforme du système monétaire européen sans retour à l’étalon-or est possible. Les Allemands y sont pourtant très opposés, autant qu’à un gouvernement économique européen. Mais l’étalon-or est pourtant plus proche de leur intuition juste sur la nécessite de contrôler la masse monétaire pour assurer l’ordre démocratique. Vous remarquez que Mme Merkel ne cesse pas de rappeler aux obligations européennes pour tenir sa coalition. C’est un élément de consensus. Il faut assumer nos choix et affirmer que l’intérêt de l’Europe c’est de mener une autre politique monétaire en dehors du pacte de stabilité, mais non pas une politique laxiste. Il faut revenir a la politique des grands libéraux qu’étaient Roepke, le conseiller d’Erhard, et Rueff.

A vous entendre, on a l’impression qu’il n’y pas de direction franche, un manque de stratégie en Allemagne.

Les Allemands ont une apparence de stratégie, un reflexe de patriotisme économique, la conviction qu’il existe un modèle économique allemand, ils sont fiers de leurs performances retrouvées à l’exportation, mais en même temps c’est relativement peu réfléchi parce qu’il n’y a pas de pendant politique à cette stratégie économique. Pour qu’il y ait un pendant politique, il faudrait qu’un certain nombre de tabous soient brisés. Il faudrait que l’on admette, pas simplement du bout des lèvres, que la réunification a été un gros échec, que la manière dont elle a été menée n’était pas la seule voie possible. Il faudrait que l’on assume la prise de distance vis-à-vis des Etats-Unis. Il faudrait qu’on cesse de garder l’idée que le libre échange est praticable avec d’une part un dollar inflationniste et d’autre part une main d’œuvre chinoise déflationniste. Là-dessus il n’y a pas de réflexion parce que Helmut Kohl a paralysé le débat politique durant sa présence à la chancellerie. Schröder par rapport à Kohl est comme Chirac avec Mitterrand, c'est-à-dire la continuation d’une politique avec simplement un constat sur les choses qui doivent absolument changer et en même temps une grande difficulté à constituer une majorité autour d’une politique cohérente. Quand à Mme Merkel, elle est spontanément thatchérienne et elle s’accommode d’une majorité qui est anti-thatchérienne.
Les Allemands sont aussi prisonniers de leur histoire. Ils souhaitent le plus possible ne pas avoir à formuler explicitement d’intérêt nationaux pour ne pas avoir a subir la n-ième référence au passé hitlérien. Ce qui explique que souvent on peut avoir l’impression qu’ils ont un double jeu dans l’Europe actuelle, alors qu’en fait ils souhaitent ne pas briser le consensus européen tout en ayant leurs propres pratiques économiques qui suivent des intérêts allemands.

La France, en lançant l’idée du patriotisme économique, a subi beaucoup de critiques outre-rhin. Comment l’Allemagne se positionne-t-elle réellement et qu’en est-il de son propre patriotisme économique ?

Malgré toutes les critiques que je viens de formuler, il est certain que les élites allemandes tentent beaucoup plus d’élaborer des stratégies, même si elles sont en partie inadaptées au malaise profond de l’économie mondiale. Nous sommes dans un monde où les élites françaises sont les seules à croire au supranationalisme proclamé par tous les pays, au lieu du désintéressement des puissances dans l’économie mondiale et à leur adhésion à un projet du tout libre échange, du tout libéralisme, de la transparence complète. Le gouvernement Villepin sous le choc du référendum a dit : il y a un patriotisme économique américain, il y a un patriotisme économique chinois, pourquoi n’y aurait-il pas un patriotisme économique européen ? Il reste prudent, ne pose pas la question de patriotismes économiques nationaux et se positionne juste sur une défense implicite des intérêts français. Les autres pays critiquent, mais dans l’hypocrisie la plus totale : on sait très bien qu’il n’y a pas plus déterminé que les Américains à mettre en avant leurs intérêts économiques, que les Allemands pratiquent le patriotisme économique sans le dire.
En Allemagne, le patriotisme économique ne passe pas par l’Etat. La société allemande, traditionnellement, s’est passée de l’Etat. Elle existait comme entité économique avant l’unité bismarckienne. Elle a survécu à la division de l’Allemagne. Il n’est pas étonnant que les années Adenauer aient été des années de réaffirmation d’un libéralisme économique, puisque ça correspondait à une tradition allemande. Simplement, comme toujours chez les grands pays qui prônent le libéralisme, vous avez d’autres façons de défendre les intérêts. C’est d’abord la discipline sociale. C’est aussi l’intensité avec laquelle les organisations patronales discutent des stratégies économiques cohérentes à court, moyen et long terme. Il y a une sorte de planification de la guerre économique, de la concurrence, avec en particulier une répartition par grandes zones géographiques et des études extrêmement approfondies sur chacun des débouchés possibles. Il y a des publications très nombreuses, toute l’année, disponibles sur Internet, puisque les Allemands seront toujours bismarckien : le machiavélisme suprêmement habile consiste à annoncer ses intentions.
Les organisations patronales ont toutes leurs propre think tanks internes en plus des travaux de réflexion des autres fondations. Il existe un réseau très serré, très maillé, de réflexions qui, un peu à l’américaine, aboutissent à des stratégies globales qui sont reprises par tout le monde, dans un certain conformisme. C’est la cohésion des élites, leur cohérence interne et c’est ce qui fait la force de l’Allemagne.
Pour ce qui est des mécanismes protecteurs, après avoir été très attirées par l’ouverture aux capitaux étrangers, les entreprises allemandes en reviennent au vieux schéma des participations croisées. Il y a tout un débat depuis au moins une dizaine d’années sur la viabilité de ce système contre la prise d’intérêt par le capital étranger. C’est quelque chose qui a été ébranlé dans les années 90. Depuis lors, les entreprises allemandes sont devenues beaucoup plus prudentes. Elles sont partagées, mais, fondamentalement, quand vous voyez les stratégies des grandes entreprises, elles restent dans des logiques soit industrielles, soit de protection de l’économie allemande. Ce protectionnisme allemand est très fort et reste une réalité.
Je pense qu’il serait beaucoup plus facile pour un gouvernement américain ou allemand, s’il le faut, de relocaliser l’emploi hors de Chine vers l’Europe que pour un gouvernement français. Pour le dire plus clairement, un gouvernement américain obtiendrait ça sans problème de ses entreprises, un gouvernement français aurait beaucoup de mal à l’obtenir et un gouvernement allemand n’aurait même pas à le demander.

RB