Pékin étend son influence sur l’hémisphère sud

François Lafargue, docteur en géopolitique et connaisseur averti des stratégies de puissance, commente, pour Infoguerre, le développement et les conséquences de la présence chinoise en Amérique Latine.

Infoguerre - Les manoeuvres chinoises en Amérique Latine constituent-elles une nouveauté ou sont-elles, au contraire, la poursuite d'actions plus anciennes ?



François Lafargue : La présence de la Chine en Amérique latine est un fait très récent, la plupart des gouvernements d’Amérique latine ont attendu la visite de Richard Nixon à Pékin en février 1972, pour reconnaître la République populaire ; l’Argentine et le Mexique en 1972 puis le Brésil, deux ans plus tard et plus tardivement encore la Bolivie en 1985. Depuis l’an 2000, les relations économiques s’amplifient, les investissements directs de la Chine se multiplient comme les échanges commerciaux.
Le commerce bilatéral connaît une croissance exponentielle passant de 12,6 milliards de dollars en 2001 à 40 milliards en 2004, pour s’établir à plus de 50 milliards de dollars l’an dernier. Avant 2010, le chiffre de 100 milliards de dollars devrait être atteint. Et un premier accord de zone de libre-échange a été signé entre la Chine et le Chili en novembre 2004. L’intérêt que la Chine porte à l’Amérique latine peut s’expliquer au regard de trois enjeux, pétrolier, minier et agricole, ce que je détaille dans mon ouvrage. L’Amérique latine avec près de 10 % des réserves mondiales de pétrole et d’importantes réserves de cuivre, de fer est un réservoir de matières premières minière et agricole pour l’ « Empire du Milieu ».


Aujourd’hui il y’a aux Etats-Unis une véritable peur de cette présence de Pékin, comme en témoigne la multitude de rapports parlementaires à ce sujet. Il est vrai que depuis le 11-Septembre, Washington, ne porte guère d’intérêt à cette région. G. Bush n’a effectué aucune visite officielle dans la région depuis son élection en 2000. Les Etats-Unis perçoivent la Chine comme une menace à plusieurs égards. D’abord, bien sûr, la Chine est un redoutable compétiteur économique qui peut fragiliser certains pays comme le Mexique, également fabricant de biens manufacturés intermédiaire (téléviseur, pièces détachées de véhicules...). La Chine est accusée non sans raison de concurrence déloyale. Mais surtout la crainte est de voir Pékin soutenir les mouvements ou les régimes hostiles aux Etats-Unis comme le Venezuela d’Hugo Chavez ou la Bolivie d’Evo Morales. Washington affirme que les militaires chinois occupent désormais à Cuba les principales stations d’écoutes abandonnées par les Russes.
Pourtant il serait erroné de conclure que l’Amérique latine passe sous l’influence de Pékin, qui est loin d’être un « deus ex machina ». Les récents changements électoraux en Amérique latine doivent davantage à une évolution des sociétés latino-américaines (crise financière en Argentine, rejet des multinationales, émancipation des minorités indiennes, parachèvement du processus de démocratisation…) qu’à une quelconque stratégie d’influence de Pékin. Les gouvernements d’Amérique latine voient dans la Chine, un partenaire permettant de favoriser leur propre développement. Le Brésil 10ème puissance économique mondiale et dont le deuxième partenaire commercial en 2006 est la Chine se voit davantage en associé de Pékin qu’en affidé.

Enfin, après l'Afrique, la place de l'Europe en Amérique Latine est-elle menacée ?
Je serais plus mesuré. Déjà l’Europe n’est pas un acteur clé en Amérique latine hormis l’Espagne et dans une moindre mesure, la France. La présence commerciale de la Chine en Afrique est plus redoutable pour les Européens qu’en Amérique latine. D’autant que les Européens ont en Amérique latine essentiellement des activités de distribution (eau, électricité), de service (Banque), ou de construction automobile (Peugeot au Brésil), où la concurrence avec la Chine est encore limitée. Je pense néanmoins qu’il faut tenir compte de l’émergence de l’Inde dont la présence en Amérique latine est encore timide, mais ne cessera de se renforcer et qui avec la Chine, comme en Afrique, fragiliseront davantage nos positions.

François Lafargue est docteur en Géopolitique, auteur d’une thèse portant sur l’Afrique du Sud. Il est également docteur en Science politique avec comme thème de recherche la stratégie des Etats-Unis devant la vulnérabilité énergétique de la Chine. Ses travaux portent principalement sur les enjeux énergétiques en Asie et en Afrique et les relations sino-africaines. Il publie régulièrement des articles dans la presse nationale (Les Echos, Libération, La Tribune…) et dans des revues académiques (Défense nationale, Afrique contemporaine, China Perspectives...). Il est professeur de géopolitique à l’Ecole supérieure de Gestion et enseigne également à l’Ecole centrale de Paris et à l'Université de Saint-Quentin en Yvelines.
Il vient de publier Demain, la guerre du feu, Etats-Unis Chine, à la poursuite de l’énergie (Ellipses, 2006).