Entretien avec Olivier Hubac, coordinateur de l’ouvrage collectif « Mercenaires et polices privées : La privatisation de la violence armée » (Broché – 2006). Infoguerre : A quel(s) besoin(s) répond(ent) les mercenaires et les polices privées ?
Olivier Hubac : Il faut distinguer ici le mercenariat moderne, qui englobe des activités de sûreté difficiles à appréhender juridiquement, du phénomène de la privatisation des missions de police. La première catégorie a vocation à se réaliser dans une région en crise et revêt une réalité hétérogène (dispositif anti-kidnapping ou otage, protection armée de sites en zones grises, renseignement, conseil), tandis que la seconde correspond à une réponse au sentiment d’insécurité croissant dans nos sociétés (gestion d’enceinte clôturée ou de caméra de surveillance, patrouille de chiens, vigile…). Dès lors, ces deux activités ne répondent pas aux mêmes besoins. Schématiquement, le mercenariat sous sa forme entrepreneuriale est apparu à la fin des années 1980. Suite à la fin de la Guerre froide, on constate la réduction des budgets alloués à la défense et le refus croissant de nos opinions à accepter des pertes humaines sur des théâtres d’opérations militaires de plus en plus complexes dans leur réalité géostratégique. Tous ces facteurs constituent un terreau favorable dans les conflits post-Guerre froide à l’utilisation de soldats privés, désormais bien équipés depuis la prolifération des armes légères et des matériels de combat issus des arsenaux des pays de l’Est. Dans ce contexte, les sociétés militaires privées (SMP) correspondent à un impératif financier d’une part et à la gestion politique du refus des pertes par les opinions occidentales (le fameux zéro mort) d’autre part.
Au-delà de ces considérations, l’utilisation de mercenaires offre aussi une grande souplesse dans la gestion des affaires étrangères de l’Etat qui y recourt. En effet, l’emploi de soldats privés ne fait pas d’eux les militaires d’une armée régulière. Outil d’ingérence discret donc, que les gouvernements peuvent commanditer souvent sans demander l’autorisation des organes de contrôle démocratique (à titre d’exemple, aux Etats-Unis, le Congrès n’est pas consulté pour l’envoi de SMP sur un théâtre d’opération extérieur américain). La police privée s'est développée, quant à elle, sur les insuffisances de la sécurité publique. Les créneaux de marché qu'elle occupe proviennent soit de l'externalisation de tâches qui auraient pu relever de la sécurité publique, soit de tâches nouvelles dont le besoin est apparu récemment. Là aussi, cette activité répond avant tout à des considérations d’ordre financier. L’importance des budgets étatiques consacrés aux missions de police ou de gendarmerie ne suffit pas malgré tout à faire face à une criminalité de plus en plus grandissante et surtout à répondre à l’attente des citoyens et des entreprises en matière de sécurité. Pour conclure, les mercenaires, entendus au sens large de leur définition, répondent à un besoin des Etats occidentaux pour mener efficacement sa politique étrangère ou protéger ses intérêts économiques et stratégiques dans une zone en guerre, alors que les polices privées répondent plutôt à un besoin individuel au sein d’un pays en paix.
En quoi ces mêmes mercenaires peuvent-ils constituer un atout pour la France et plus largement pour l'Europe ?
Le 14 avril 2004, l’Assemblée nationale et le Sénat ont fait voter la loi relative à la répression de l’activité de mercenaires prévoyant l’introduction de ce délit au sein du code pénal français. La position française sur le recours à des mercenaires est donc très claire. Cependant, la rédaction du texte concerne surtout l’activité de combattants privés, dont Bob Denard reste l’archétype, et non celle concernant les tâches dites de « sûreté armée privée » qui composent l’essentiel des missions des SMP, à l’instar de la protection de sites en Irak. Face aux incertitudes juridiques, on peut se poser la question de savoir si la France ne s’offre pas ici la possibilité d’autoriser formellement dans un avenir plus ou moins proche une sous-traitance de l’activité militaire. Elle y a en effet intérêt et ce pour plusieurs raisons. D’une part, si elle n’autorise pas les SMP françaises, elle laisse le champ libre aux sociétés anglo-saxonnes, qui agissent sous contrôle gouvernemental et contribuent à réduire l’influence française dans le monde (le cas du continent africain est représentatif de cet état de fait). Elle tend, d’autre part, à reléguer les prestataires français au rang de sous-traitants d’appoint des entreprises américaines et britanniques (cela fut notamment le cas en Irak pour le groupe E.H.C.). Enfin, elle pousse les sociétés françaises à poursuivre dans l’ombre leurs activités, loin de toute régulation et de tout contrôle, ce qui tend à en dégrader la qualité et le professionnalisme.
Outre ces intérêts factuels, la France, comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, pourrait bénéficier d’un outil de politique étrangère non négligeable. Cela lui permettrait de mettre en place des opérations plus discrètes et moins compromettantes que l’utilisation de nos armées. L’existence de sociétés françaises pourrait aussi assurer une possible reconversion pour les militaires sous contrat, sans perte des savoirs dispensés lors de leur passage dans l’institution. D’un point de vue européen, la France a peut-être également une carte à jouer. En effet, à l’heure où il est de plus en plus question de défense européenne, la France ne devrait-elle pas laisser se développer un mercenariat entrepreneurial français afin de pouvoir toujours disposer d’un outil de politique étrangère national et indépendant ?