Le lobbying de plomb de la General Motors

Si la mention « sans plomb » que vous lisez sur la pompe à essence vous laisse supposer que le plomb naturellement présent a été éliminé du carburant par précaution, vous avez tort. « Il n’y a pas de plomb dans l’essence à moins que quelqu’un l’y ait mis ». Comment le plomb s’est-il alors retrouvé dans l’essence ? Qui est ce « quelqu’un » ? L’histoire de l’ascension du plomb tétraéthyle - ou PTE- que nous présente, Jamie Kitman, est celle d’une guerre cognitive menée par les compagnies pétrolières et les exploitants du plomb contre l’éthanol, qui présentait la même propriété d’augmenter l’indice d’octane.

Comment cette curiosité technique découverte par un chimiste allemand en 1854, interdite d’utilisation commerciale du fait de « sa nature mortelle avérée », fut redécouverte en 1921 pour être à nouveau interdite en 1986, plus de soixante ans après son introduction, aux Etats-Unis ?

Tout commence en 1912, par la Cadillac de la General Motors (GM) équipée du démarreur automatique qui a une tendance à « cogner ».

Pour les ingénieurs automobiles, un moteur sans cliquetis ne serait pas seulement un moteur à fonctionnement plus régulier. Une augmentation du taux de compression lui donnerait plus d’efficacité, avec une consommation de carburant, moins importante. Le tout est de leur point de vue, de trouver un carburant possédant un indice d’octane plus élevé.

S’il était définitivement établi comme l’indiqué la revue Scienfiic American du 13 avril 1918 « que l’alcool peut être mélangé avec de l’essence afin de produire un carburant convenable », les obstacles entourant l’éthanol étaient, du point de vue de la General Motors, insurmontables.

Outre qu’il n’était pas brevetable, le contrôle des infrastructures en mesure de fournir les quantités requises d’éthanol était impossible , « n’importe quel idiot avec un alambic pouvait en fabriquer chez lui », (à l’époque, beaucoup ne s’en privaient pas) Qui plus est, les compagnies pétrolières l’avaient, par définition, en horreur. Enfin, la toute jeune GM hésitait à mettre en danger ses relations politiques, d’autant plus que l’intérêt de la famille du Pont pour le pétrole et ses champs, grandissait.

Pris de court pendant la récession de 1920, Durant, le fondateur haut en couleurs de la GM , perdit ce qu’il avait investi et fut forcé par la famille Du Pont de se retirer de la course (il finira ses jours comme patron de bowling). Alfred Soan, devenu vice-président directeur, reçut d’un des plus habiles patriarches du clan du Pont, une ligne directrice claire : gagner de l’argent et vite.

Le 9 décembre 1921, Thomas Midgley, un jeune ingénieur de la General Motors Research Corporation découvre que le PTE permet de réduire le « cliquetis » des moteurs à combustion interne. Teinte en rouge, le premier plein d’essence plombée fut fait en février 1923 malgré les alertes et indignations des experts de santé publique et d’environnement.

Le livre de Jamie Kitman illustre une stratégie du faible au fort remarquable que vous lirez, comme un roman. « La GM a, dans les faits, gagné de l’argent sur chaque litre d’essence vendu par qui que ce soit » résumait Peter Drucker, expert du management qui avait été consultant pour la GM.

Depuis que l’essence plombée n’est plus vendue que pour les avions propulsés par hélices, aux Etats-Unis, le taux moyen de plomb dans le sang a baissé de 75%. Contrairement à la plupart des produits chimiques, le plomb ne se décompose pas avec le temps. On estime à sept millions de tonnes la quantité de plomb brûlé dans l’essence aux Etats-Unis pendant le vingtième siècle.

Après avoir établi la cartographie des acteurs et les stratégies d’influence grâce à ce livre, pourrez-vous répondre à la question que Jamie Kitman pose au début « Pourquoi continue t-on de vendre dans le Tiers-Monde ou en Europe Centrale ce poison? ».

Jeannick TARRIERE

Vous pouvez lire l’article publié dans The Nation
http://www.thenation.com/doc/20000320/kitman/3