Après avoir été un sujet tabou à cause des dérives totalitaires du XXe siècle, la notion de puissance est en passe de redevenir un des éléments-clés de la gouvernance mondiale. L’affaiblissement des Etats-Unis d’Amérique en est la cause première. La guerre du Vietnam avait été un signe précurseur de ce changement de paradigme. Les forces américaines avaient échoué dans leur combat contre le Viêt-Cong. Celui-ci avait réussi à préserver ses bases d’appui souterraines et sa liberté de manœuvre à l’intérieur du Sud Vietnam. Même si l’armée américaine n’avait pas subie de défaite décisive face aux communistes vietnamiens, le Président Richard Nixon dut retirer ses troupes sous la pression d’une partie de son opinion publique. A l’époque, cette défaite politique avait été relativisée par son absence de retombées majeures dans la conduite de la guerre froide. Certes le Sud Vietnam, le Cambodge et le Laos étaient devenus des pays socialistes mais le retrait américain du Vietnam n’entama pas la cohésion du Bloc de l’Ouest face à l’URSS. A la fin des années 1970, l’affrontement entre l’armée vietnamienne et les Khmers rouges, la guerre éclair entre la Chine et le Vietnam, sans oublier le génocide commis par les Khmers rouges contre le peuple cambodgien, effacèrent les gains remportés par l’armée nord-vietnamienne lors de la prise de Saigon. L’échec soviétique en Afghanistan mit fin aux doutes sur la capacité des Etats-Unis à venir à bout de son ennemi le plus dangereux. L’effondrement du système soviétique conforta même les Etats-Unis dans leur rôle de superpuissance incontestée sur la scène internationale.Un quart de siècle plus tard, cette position de force est aujourd’hui remise en cause sur plusieurs continents. La faille la plus visible résulte des conséquences de la guerre menée par Washington contre Saddam Hussein. L’enlisement des forces militaires américaines en Irak a mis fin au mythe de leur invulnérabilité sur un théâtre d’opération extérieure. Le symbole est d’autant plus fort qu’il s’agit d’un combat asymétrique. Les forces militaires américaines disposent en effet d’une technologie et d’une logistique sans commune mesure avec les moyens très limités de leurs ennemis. La guerre civile irakienne et la relance des opérations talibanes soulignent le potentiel de nuisance de ces groupes armés malgré un rapport de force très défavorable. L’enracinement de cette résistance politico-militaire soutenue indirectement par des pays comme l’Iran atténue fortement l’image dissuasive de la puissance militaire des Etats-Unis. Or rien n’est plus difficile pour un empire d’imposer l’idée de sa domination absolue à partir du moment où l’emploi de la force ne soumet pas des adversaires nettement plus faibles que lui. L’incapacité à éradiquer le terrorisme islamique est un autre aspect de ce problème et une seconde faille d’autant plus significative que le président Bush lui a donné une dimension disproportionnée en assimilant la lutte contre le terrorisme à une guerre à part entière. L’affaiblissement des Etats-Unis repose aussi sur des failles moins visibles. La perte de l’influence géopolitique de Washington sur le continent latino-américain est un exemple significatif. Cuba, le Venezuela, la Bolivie, peut-être demain le Nicaragua sont des pays hostiles à la politique américaine. La recherche d’autonomie du Brésil et de l’Argentine s’ajoute à ce déficit d’influence dans la zone géographiquement la plus proche du continent nord-américain. D’autres failles de nature plus géoéconomique se précisent en Asie avec la montée en puissance de la Chine. L’échec du démantèlement de la sphère d’influence russe durant la présidence de Boris Eltsine est un revers inavouable qui contrarie les plans de Washington dans cette partie du monde. La Russie de Poutine reprend peu à peu l’initiative dans sa reconquête de puissance, en s’appuyant sur le levier de l’énergie et de certaines matières premières stratégiques.
Les stratégies d’influence des nouvelles puissances sont rendues possibles par l’affaiblissement des Etats-Unis et par l’incapacité de l’Union européenne à se définir un périmètre de puissance. Elles sont aussi encouragées par la fragilisation du monde occidental résultant de la confrontation commerciale entre les intérêts américains et européens. La vision binaire du monde telle qu’elle existait avant la chute du mur de Berlin, à savoir Bloc de l’Est contre Bloc de l’Ouest en termes géostratégiques, et Nord et Sud en termes de développement, ne correspond plus à la géographie des rapports de force du XXIe siècle. Il existe désormais trois cadres d’expression de l’économie monde : l’hégémonie dégradée du monde occidental, l’espace de manœuvre élargi des nouvelles puissances et la volonté de survie et de croissance des autres pays.
Les intérêts de ces mondes sont profondément divergents. Le monde occidental cherche à pérenniser la position de supériorité géoéconomique qu’il a consolidée par les révolutions industrielles et à optimiser la rente accumulée au cours des siècles précédents. Ce n’est pas le cas des nouvelles puissances qui ont comme priorité la création de richesses et l’accroissement de leur influence en profitant des points faibles et surtout des contradictions du monde occidental. L’habileté avec laquelle la Chine tire actuellement profit des tiraillements commerciaux entre l’Europe et les Etats-Unis, illustre bien dans sa culture des stratagèmes la manière dont un faible exploite au maximum les contradictions du fort. La prédominance de l’initiative privée dans la définition des stratégies économiques prévalant à l’intérieur du monde occidental accentue ce paradoxe. Les stratégies de conquête des nouvelles puissances sont favorisées par la vision restrictive que les hommes d’affaire occidentaux se font des enjeux du marché mondial. Le profit est hélas la seule finalité de leur grille de lecture.
L’importance prise par la finance dans le fonctionnement de l’économie de marché occidentale influe sur la perception des enjeux stratégiques par les décideurs. Le court terme s’est substitué aux autres critères temporels de la puissance. Cette prédominance de la rente financière sur les intérêts des Etats menace la pérennité de la puissance. En vendant aux nouvelles puissances des savoir faire de souveraineté, les nations occidentales cèdent à des considérations strictement financières qui peuvent s’avérer antagoniques avec leurs besoins vitaux dans le domaine de la Défense ou des secteurs-clés de leur industrie. A contrario, les nouvelles puissances sont principalement préoccupées par la conquête des marchés extérieurs, en particulier dans les pays occidentaux qui ont le plus fort pouvoir d’achat. Une telle configuration avantage les nouvelles puissances dans la mesure où elles se fixent des objectifs à moyen et long terme. Cette différence dans la gestion du temps peut devenir un critère aussi décisif que ne l’étaient jadis la conquête de territoires ou le contrôle du commerce par la maîtrise des axes de circulation maritime.
Les dirigeants chinois, qui ont réussi le tour de force d’adapter une dictature communiste aux règles de l’économie de marché, ont des objectifs plus ambitieux que la recherche du profit. Certains ne cachent pas leur volonté de construire la puissance de la Chine en profitant autant que possible de l’affaiblissement du monde occidental. Il n’est pas certain qu’ils soient les seuls à penser ainsi en Asie ou sur d’autres continents. Cette nouvelle aire d’affrontement économique met en relief une contradiction longtemps passée sous silence en France, entre la dynamique de marché et les impératifs de puissance. Au début du XXe siècle, le débat avait déjà été lancé sur ce sujet en Allemagne à propos des transplantations insupportables que certains industriels allemands opéraient vers l’étranger au détriment de l’industrie de défense nationale. Il a rebondi en France aux lendemains de la première guerre mondiale à propos des contrats d’assurance passés par les industries d’armement françaises avec les compagnies allemandes. Le Pentagone a relancé cette polémique au début des années 1980 en dénonçant la perte de maîtrise des technologies critiques de défense américaines à la suite des délocalisations des usines de fabrication de semi conducteurs vers l’Asie.
La question de l’antagonisme éventuel entre la conquête de marché et l’intérêt de puissance est remise à l’ordre du jour depuis le 11 septembre à cause de la menace terroriste internationale. Les critères de gestion d’une zone aéroportuaire, en particulier dans la supervision des demandes d’habilitation des personnels des sociétés de sous-traitance, ne correspondent pas toujours à la politique élémentaire de sécurisation d’une zone sensible. Ce débat prend encore plus de relief dans le domaine des transferts de technologies duales vers la Chine. Les Etats-Unis ont mis en garde l’Europe sur les risques encourus dans la course aux marchés d’armement, en soulignant les antagonismes possibles entre les objectifs des entreprises en compétition et les critères de sécurité globale du monde occidental à l’égard de nouvelles puissances qui pourraient un jour s’avérer dangereuses. La pénurie inévitable de pétrole dans les prochaines décennies est un risque croissant de friction potentielle qui peut engendrer des conflits militaires dans des zones de prospection où s’affrontent des intérêts de puissance de différents pays. La déstabilisation du Tchad en avril 2006 est un cas exemplaire de ce risque de dérive politico-militaire liée à la course aux gisements de pétrole. En étant soupçonnée d’avoir équipé les rebelles tchadiens, la Chine franchit une ligne rouge qui dépasse largement le phénomène de reflux de l’influence française dans cette partie du monde.
Au lieu d’unifier le village planétaire, la mondialisation des échanges segmente le cadre conflictuel des relations internationales en plusieurs échiquiers transnationaux et nationaux. Il ne faut pas se fier aux apparences trompeuses. Si les financiers et les entreprises semblent pour l’instant être les forces motrices de la mondialisation des échanges, l’Histoire a déjà démontré que ce n’était pas une garantie suffisante du maintien du statu quo dans les affrontements entre puissances. Combien de fois faudra-t-il répéter à qui veut bien l’entendre que l’Allemagne était notre premier partenaire économique en 1914 ? Cette complexité multidimensionnelle du monde de l’après-guerre froide est le défi majeur du XXIe siècle. La qualité d’une bonne gouvernance résulte de la maîtrise de cette complexité. En 2006, les liens économiques tissés entre le monde occidental et le reste du monde ouvrent des opportunités de marché autant qu’ils génèrent de tensions dans le secteur énergétique, de spéculations hasardeuses sur les cours des matières premières et d’accélération irrationnelle du processus de désindustrialisation dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud. En ne transférant pas de technologie et en ne recourant pas à la main d’œuvre locale, la Chine déstabilise autant l’industrie des pays développés que des pays en voie de développement. L’affaiblissement des Etats-Unis et la fragilisation du monde occidental par rapport au reste du monde sont des signaux d’alarme que peu de dirigeants politiques osent regarder en face. Espérons que les futurs candidats à l’élection présidentielle prennent quelques secondes de leur temps pour méditer sur ce sujet d’avenir.
Christian Harbulot
Les stratégies d’influence des nouvelles puissances sont rendues possibles par l’affaiblissement des Etats-Unis et par l’incapacité de l’Union européenne à se définir un périmètre de puissance. Elles sont aussi encouragées par la fragilisation du monde occidental résultant de la confrontation commerciale entre les intérêts américains et européens. La vision binaire du monde telle qu’elle existait avant la chute du mur de Berlin, à savoir Bloc de l’Est contre Bloc de l’Ouest en termes géostratégiques, et Nord et Sud en termes de développement, ne correspond plus à la géographie des rapports de force du XXIe siècle. Il existe désormais trois cadres d’expression de l’économie monde : l’hégémonie dégradée du monde occidental, l’espace de manœuvre élargi des nouvelles puissances et la volonté de survie et de croissance des autres pays.
Les intérêts de ces mondes sont profondément divergents. Le monde occidental cherche à pérenniser la position de supériorité géoéconomique qu’il a consolidée par les révolutions industrielles et à optimiser la rente accumulée au cours des siècles précédents. Ce n’est pas le cas des nouvelles puissances qui ont comme priorité la création de richesses et l’accroissement de leur influence en profitant des points faibles et surtout des contradictions du monde occidental. L’habileté avec laquelle la Chine tire actuellement profit des tiraillements commerciaux entre l’Europe et les Etats-Unis, illustre bien dans sa culture des stratagèmes la manière dont un faible exploite au maximum les contradictions du fort. La prédominance de l’initiative privée dans la définition des stratégies économiques prévalant à l’intérieur du monde occidental accentue ce paradoxe. Les stratégies de conquête des nouvelles puissances sont favorisées par la vision restrictive que les hommes d’affaire occidentaux se font des enjeux du marché mondial. Le profit est hélas la seule finalité de leur grille de lecture.
L’importance prise par la finance dans le fonctionnement de l’économie de marché occidentale influe sur la perception des enjeux stratégiques par les décideurs. Le court terme s’est substitué aux autres critères temporels de la puissance. Cette prédominance de la rente financière sur les intérêts des Etats menace la pérennité de la puissance. En vendant aux nouvelles puissances des savoir faire de souveraineté, les nations occidentales cèdent à des considérations strictement financières qui peuvent s’avérer antagoniques avec leurs besoins vitaux dans le domaine de la Défense ou des secteurs-clés de leur industrie. A contrario, les nouvelles puissances sont principalement préoccupées par la conquête des marchés extérieurs, en particulier dans les pays occidentaux qui ont le plus fort pouvoir d’achat. Une telle configuration avantage les nouvelles puissances dans la mesure où elles se fixent des objectifs à moyen et long terme. Cette différence dans la gestion du temps peut devenir un critère aussi décisif que ne l’étaient jadis la conquête de territoires ou le contrôle du commerce par la maîtrise des axes de circulation maritime.
Les dirigeants chinois, qui ont réussi le tour de force d’adapter une dictature communiste aux règles de l’économie de marché, ont des objectifs plus ambitieux que la recherche du profit. Certains ne cachent pas leur volonté de construire la puissance de la Chine en profitant autant que possible de l’affaiblissement du monde occidental. Il n’est pas certain qu’ils soient les seuls à penser ainsi en Asie ou sur d’autres continents. Cette nouvelle aire d’affrontement économique met en relief une contradiction longtemps passée sous silence en France, entre la dynamique de marché et les impératifs de puissance. Au début du XXe siècle, le débat avait déjà été lancé sur ce sujet en Allemagne à propos des transplantations insupportables que certains industriels allemands opéraient vers l’étranger au détriment de l’industrie de défense nationale. Il a rebondi en France aux lendemains de la première guerre mondiale à propos des contrats d’assurance passés par les industries d’armement françaises avec les compagnies allemandes. Le Pentagone a relancé cette polémique au début des années 1980 en dénonçant la perte de maîtrise des technologies critiques de défense américaines à la suite des délocalisations des usines de fabrication de semi conducteurs vers l’Asie.
La question de l’antagonisme éventuel entre la conquête de marché et l’intérêt de puissance est remise à l’ordre du jour depuis le 11 septembre à cause de la menace terroriste internationale. Les critères de gestion d’une zone aéroportuaire, en particulier dans la supervision des demandes d’habilitation des personnels des sociétés de sous-traitance, ne correspondent pas toujours à la politique élémentaire de sécurisation d’une zone sensible. Ce débat prend encore plus de relief dans le domaine des transferts de technologies duales vers la Chine. Les Etats-Unis ont mis en garde l’Europe sur les risques encourus dans la course aux marchés d’armement, en soulignant les antagonismes possibles entre les objectifs des entreprises en compétition et les critères de sécurité globale du monde occidental à l’égard de nouvelles puissances qui pourraient un jour s’avérer dangereuses. La pénurie inévitable de pétrole dans les prochaines décennies est un risque croissant de friction potentielle qui peut engendrer des conflits militaires dans des zones de prospection où s’affrontent des intérêts de puissance de différents pays. La déstabilisation du Tchad en avril 2006 est un cas exemplaire de ce risque de dérive politico-militaire liée à la course aux gisements de pétrole. En étant soupçonnée d’avoir équipé les rebelles tchadiens, la Chine franchit une ligne rouge qui dépasse largement le phénomène de reflux de l’influence française dans cette partie du monde.
Au lieu d’unifier le village planétaire, la mondialisation des échanges segmente le cadre conflictuel des relations internationales en plusieurs échiquiers transnationaux et nationaux. Il ne faut pas se fier aux apparences trompeuses. Si les financiers et les entreprises semblent pour l’instant être les forces motrices de la mondialisation des échanges, l’Histoire a déjà démontré que ce n’était pas une garantie suffisante du maintien du statu quo dans les affrontements entre puissances. Combien de fois faudra-t-il répéter à qui veut bien l’entendre que l’Allemagne était notre premier partenaire économique en 1914 ? Cette complexité multidimensionnelle du monde de l’après-guerre froide est le défi majeur du XXIe siècle. La qualité d’une bonne gouvernance résulte de la maîtrise de cette complexité. En 2006, les liens économiques tissés entre le monde occidental et le reste du monde ouvrent des opportunités de marché autant qu’ils génèrent de tensions dans le secteur énergétique, de spéculations hasardeuses sur les cours des matières premières et d’accélération irrationnelle du processus de désindustrialisation dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud. En ne transférant pas de technologie et en ne recourant pas à la main d’œuvre locale, la Chine déstabilise autant l’industrie des pays développés que des pays en voie de développement. L’affaiblissement des Etats-Unis et la fragilisation du monde occidental par rapport au reste du monde sont des signaux d’alarme que peu de dirigeants politiques osent regarder en face. Espérons que les futurs candidats à l’élection présidentielle prennent quelques secondes de leur temps pour méditer sur ce sujet d’avenir.
Christian Harbulot