La bataille sur le terrain normatif du logiciel

La bataille entre format ouvert et fermé prend une nouvelle dimension, hors de toute technicité lorsque celle-ci gagne le terrain normatif (ou standard informatique). En effet, l’Organization for the Advancement of Structured Information Standards (1) (OASIS) a standardisé un type de format de fichier développé par la communauté du logiciel libre, à savoir « l’OpenDocument » «recommandé par des instances officielles comme la Commission européenne, et fait l’objet de petites révolutions localisées, comme dans l’Etat du Massachusetts. » (2). Ceci doit permettre à terme une interopérabilité (3) maximale entre des documents rédigés sous « Microsoft Office » et des logiciels libres de bureautiques tel que « Open Office.org ».

Les enjeux sont multiples. En effet, Microsoft souhaite être aussi être un acteur majeur en ce qui concerne les formats garantissant l’interopérabilité des applications sous son format « Office Open XML ». Le géant de Redmond mentionne le fait que la licence qui régirait son format permettrait à n’importe quel développeur de l’utiliser. Or, il n’est pas fait mention des possibilités de le modifier. D’autre part le format de Microsoft sera présenté à International Organization for Standardization (ISO) après avoir été soumis à l’European Computer Manufacturers Association (4) (ECMA). Microsoft peut par ce biais soit influer sur l’un des deux organismes via l’autre soit repousser dans le temps la décision finale quant au format choisit. Microsoft ne manquera certainement pas de faire un travail de lobbying et d’influence sur ces deux organismes. Microsoft se positionnerait alors dans le domaine normatif comme un garant de l’interopérabilité et ainsi agir sur l’environnement propriétaire et libre.

En outre, le format développé par cette société lui permettrait d’avoir un point d’entrée et de « contrôle » vis-à-vis du logiciel libre. En effet, Microsoft serait l’unique développeur du format de fichier garantissant l’interopérabilité mais aussi de ses évolutions. Or pour qu’un logiciel soit « libre » il doit satisfaire à 4 libertés dont celle permettant la modification de son code source, ce que n’autorisera pas Microsoft. Les autres libertés étant celle d’accéder au code source, celles de libre redistribution et la liberté d’utiliser un programme pour tous les usages (5). Cette dernière ne sera pas autorisée par Microsoft, obligeant ainsi les distributions dites libres soit à ne pas intégrer ce format, pour des considérations philosophiques soit à l’intégrer au risque de voir une partie de la communauté se détourner de solution comme « Mandriva (6) » au profit de « Debian (7) ». L’ECMA est un regroupement de sociétés dont Intel et APPLE. Récemment des sociétés comme IBM, SUN, Red Hat ou encore Oracle les ont rejointes dans leur soutien au format « OpenDocument ». IBM a annoncé en date du 16 Mai 2006 rentre compatible « [la] prochaine version de « Lotus Notes » … avec le format standard OpenDocument (ODF) » (8) estimant « que [les] 125 millions d'utilisateurs de Lotus Notes auront ainsi le choix ». On voit donc émerger une possible guerre d’influence et d’information sur deux plans : à savoir entre les différentes instances de validation des normes, l’ISO et l’ECMA si celles-ci n’adoptent pas le même point de vue quant au format choisi, et entre les défenseurs des solutions propriétaires et libres.

Néanmoins, l’Europe doit tenir son rôle afin de se positionner non pas de manière frontale avec l’ISO mais apparaître comme un organisme ayant un poids dans l’enjeu que constituent les normes et ainsi lutter à armes égales pour assurer son indépendance normative voire rendre ses normes applicables et jouer de son influence au même titre que les Américains. Par ailleurs, l’Europe devra démontrer qu’elle est capable de parler d’une seule et même voix à condition que l’ECMA n’aille pas à l’encontre de la recommandation faite par la Commission Européenne. En effet, on peut penser qu’un travail de lobbying et d’influence sera fait dans ce sens par Microsoft auprès des sociétés et personnes qui composent l’ECMA. Là encore un enjeu se dessine quant à positionner l’Europe de façon favorable via le logiciel libre en soutenant et s’associant à l’OASIS et en confortant l’ECMA dans sa position actuelle. Pour Microsoft, les enjeux existent en termes financiers et de parts de marché. En effet, les suites bureautiques constituent l’outil informatique majeur des administrations (traitement de texte, tableur et client de messagerie principalement). Cet outil tend vers une interopérabilité accrue avec des appareils mobiles tels que les PDA, smartphones…très appréciés des décideurs et chefs d’entreprises. Mais la présence de « Microsoft Office » dans les institutions comme les ministères, les mairies, les écoles est un enjeu important pour Microsoft. Des documents rédigés sous « Word », par exemple, doivent pouvoir être lus, modifiés… par une personne d’une autre administration.

Or, sans interopérabilité entre les suites bureautiques des éléments comme la mise en page, la police… peuvent se trouver changées lors de l’ouverture du document. Microsoft équipe plus de 92% des administrations dans le monde et si l’interopérabilité entre les suites bureautiques est mise en place, pourquoi ces dernières continueraient-elles à payer des licences pour « Microsoft Office » alors que « OpenOffice.Org » offre les mêmes fonctions tout en étant gratuit ? Même si en général Microsoft ne fait pas payer la première licence contre un engagement de l’achat d’un certain nombre de licences par an notamment en ce qui concerne l’éducation (9). Nous pouvons citer les exemples suivant de migrations faites par l’état du Massachusetts aux Etats-Unis (10), la mairie de Munich (11) en Allemagne et celle du ministère de la justice en Belgique (12). On constate dès lors l’effet domino que cela peut avoir, car si dans un pays certaines institutions passent sous « OpenOffice.org », de manière générale c’est l’ensemble des institutions qui peut emprunter la même voie. Et ainsi susciter une migration complète des applications logicielles sous un environnement dit libre pour ses performances et ses moindres coûts financiers par rapport à ceux occasionnés par Microsoft (13).

Vincent Munier

http://www.hubdulibre.org

1 http://www.oasis-open.org/home/index.php
2 http://www.pcinpact.com/actu/news/Microsoft_veut_standardiser_les_formats_de_fichier.htm
3 L'interopérabilité est le fait que plusieurs systèmes, qu'ils soient identiques ou radicalement
différents,puissent communiquer sans ambiguïté et opérer (travailler) ensemble.
4 « A noter que la standardisation par l’ECMA ouvre la possibilité d’une procédure rapide pour une
certification ISO en six mois » http://www.pcinpact.com/actu/news/Microsoft_veut_standardiser_les_
formats_de_fichier.htm
5 http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_quatre_libert%C3%A9s_du_logiciel_libre
6 Mandriva est une solution « Gnu/Linux » offrant dans sa version commerciale des logiciels
dits non-libre.
7 Debian est une solution « Gnu/Linux » uniquement basée sur des logiciels dits 100% libre.
8 http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-notes-ibm-prepare-la-compatibilite-
avec-opendocument-19492.html?pid=2
9http://www.artesi.artesi-idf.com/public/article.tpl?id=6274
10 Pour l’utilisation de la suite bureautique OpenOffice.org.
11 Pour l’utilisation de la distribution Debian.
12 Pour l’utilisation de la suite bureautique OpenOffice.org.
13 Ces coûts varient d’une étude à l’autre suivant qui la réalise et qui la commandite.
Mais la part croissante des migrations sous « Gnu/Linux » laissent à penser que les
coûts financiers sont plus important pour des solutions Microsoft notamment pour des
questions liées aux licences ainsi qu’à la maintenance des serveurs etc.