Si les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas changé le monde ni ouvert une nouvelle ère, ils sont à l’origine d’une redéfinition de la politique de l’hyperpuissance américaine par rapport à celle qu’elle a menée pendant une dizaine d’années au lendemain de la chute du mur de Berlin. Dans un premier temps, les Etats-Unis ont paru se soucier de l’ONU, du droit international, du monde extérieur, et ils ont cherché à réunir une coalition - le plus large possible - contre l’Afghanistan pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’une guerre de l’Amérique contre l’Islam, allant jusqu’à déléguer la surveillance des côtes de la Somalie à une flotte autre que la leur et s’abstenant même, contre toute attente, d’y intervenir. Si, avec les « victoires » contre les talibans puis contre l’Irak de Saddam Hussein, l’Amérique semble être retombée dans le travers de l’unilatéralisme renforcé et exacerbé, les « dégâts collatéraux » de cette volonté de réimplication dans les affaires du monde ont aussi été constatés sur le continent africain, et n’ont pas forcément eu que des aspects négatifs. L’abandon de la stratégie clintonienne des African New Leaders, amorcée avec la perte de contrôle de Washington sur ses alliés africains engagés dans la plupart des conflits du continent (intervention en RDC, guerre Ethiopie-Erythrée, etc.), n’avait pas entraîné l’arrêt du soutien indirect à ces derniers. Cependant, les évolutions récentes constatées sur les différents fronts au sud du Sahara laissent supposer que, depuis le 11-Septembre, la diplomatie américaine à décidé de faire pression tant sur ses amis que sur ses ennemis africains pour obtenir d’eux la mise sur pied de processus destinés à mettre un terme aux logiques conflictuelles qui ensanglantent l’Afrique (Soudan par exemple). Ce réengagement peut s’expliquer par le fait que le continent est redevenu stratégique, et ce pour deux raisons : tout d’abord, étant donné la faiblesse des Etats africains, le territoire de ces derniers pourrait constituer une base de repli pour des groupes terroristes, cette seule possibilité justifiant de ne plus laisser l’Afrique à l’écart et peut-être même d’abandonner la doctrine du Trade not Aid, voire au besoin le concept de « bonne gouvernance » ; ensuite, la stabilité d’un continent qui renferme une part importante des réserves connues en diverses matières premières stratégiques alimentant le marché mondial - notamment la région du golfe de Guinée, riche en « or noir » -, prend une importance capitale à l’heure de la distanciation entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite.
Si les Etats-Unis représentent 5 % de la population mondiale et émettent 35 % des gaz à effet de serre, ce qui traduit la dépendance de leur modèle énergétique aux hydrocarbures, ils peuvent, en tant qu’hyperpuissance, différer leur transition énergétique « en recourant systématiquement à leurs avantages stratégiques ». Ainsi, dans la foulée du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont-ils pu se montrer extrêmement sévères à l’égard de l’Arabie saoudite. Fin 2001, la révélation de la nationalité saoudienne de quinze des dix-neuf auteurs des détournements d’avions précipités contre le Pentagone et contre les tours du World Trade Center a de nouveau suscité de vives critiques américaines - parfois de la part de membres de l’administration Bush sous forme de fuites dans la presse. Riyad a été qualifié de « graine de terrorisme » et de « premier et plus dangereux adversaire » des Etats-Unis lors d’une réunion du Defense Policy Board, organe consultatif du ministère de la Défense américain. Cependant, les conséquences d’un retrait des faramineux avoirs saoudiens de l’économie américaine, conjuguées aux risques qu’aurait engendré un affaiblissement du prince héritier saoudien confronté à des forces hostiles au changement dans une région instable, ont amené les principaux responsables américains à ne pas directement menacer le régime wahhabite. Or le statut d’allié privilégié de Washington a tout de même été remis en question, par le biais d’une reventilation des approvisionnements en pétrole des Etats-Unis. Celle-ci a été rendue possible grâce à la réalisation, en association avec des compagnies américaines, de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan - la mer Caspienne recelant les troisièmes réserves mondiales de pétrole -, grâce à la coopération commerciale avec la Russie, mais aussi grâce à l’Afrique. Le royaume saoudien ayant été suspecté de ne pas jouer le jeu dans la lutte contre les « forces du Mal » - Riyad est resté hostile à une intervention unilatérale des Etats-Unis en Irak, ce qui a nécessité le déploiement des forces américaines dans d’autres pays de la région -, le golfe de Guinée est donc redevenu une zone stratégique, laquelle pourrait être à l’origine de la « regéopolitisation » de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Outre son intérêt géostratégique, le golfe de Guinée représente un enjeu géoéconomique dans la mesure où il constitue « la région la plus dynamique en matière d’exploration pétrolière », renfermant 6 % des réserves mondiales prouvées et produisant annuellement environ 200 millions de tonnes de pétrole. Par ailleurs, le coût d’extraction y est inférieur à la moyenne mondiale, d’où l’implication des Majors comme des petites sociétés pétrolières américaines.
Ces dernières sont désormais bien établies dans la plupart des pays du golfe de Guinée, tant dans le domaine de la distribution et du raffinage que dans celui de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures. Le groupe Exxon Mobil, né d’une fusion en 1999, est aujourd’hui non seulement le numéro deux du secteur dans la région, avec des implantations situées principalement au Cameroun, au Congo-Brazzaville, au Nigeria, en Angola et en Guinée équatoriale - derrière TotalFinaElf pourtant présent depuis la fin de l’époque coloniale -, mais a aussi été le principal chef de file du consortium international chargé du projet d’oléoduc Tchad-Cameroun, et il possède une trentaine de permis de recherche. Chevron Texaco, qui exploite en association avec Elf Congo deux concessions et en prospecte deux autres au Congo-Brazzaville, est l’opérateur principal d’un champ pétrolifère et d’un site off-shore en RDC, ainsi que de deux autres au large de l’enclave angolaise du Cabinda. De moindre taille, Philips Petroleum bénéficie de cinq permis d’exploitation dans l’off-shore camerounais et Ocean Energy exploite deux champs ivoiriens... Ces entreprises ne sont pas dénuées de liens avec les membres de l’administration républicaine et seront toutes prêtes à augmenter leur production, si cela leur est demandé, afin de participer à la réduction de la dépendance américaine aux importations de brut saoudien. Ainsi, le Nigeria (13e producteur mondial, 11e pour les réserves) et l’Angola (22e producteur et 19e sur le plan des réserves), qui représentent déjà 15 % des importations américaines de pétrole brut, pourraient voir leur part grimper à plus de 25 %, participant de fait à l’instauration d’un « nouvel ordre pétrolier ».
Sans même prendre en compte l’équation chinoise, les Etats africains auraient donc tout intérêt à se lancer dans la course à la rente pétrolière et aux ressources off-shore. Dans des espaces où les frontières maritimes sont mal définies (cf. l’échec relatif des organisations maritimes africaines), le nouvel ordre pétrolier et le reclassement de l’Afrique pourraient donc amener un regain de conflictualité interétatique (cf. le « règlement » du litige entre le Cameroun et le Nigeria concernant la péninsule de Bakassi), un mal dont l’Afrique se passerait volontiers après nombre déstabilisations intra-étatiques au cours des quinze dernières années. Les richesses du continent se révéleraient une nouvelle fois source de malédiction pour ses habitants, et les troubles ne manqueraient pas d’amener la réimplication des pays occidentaux dans les questions de sécurité sous-régionale. C’est probablement dans cette perspective qu’il faut replacer les négociations - certes poussives - entre les Etats-Unis et Sao Tomé pour l’établissement d’une base navale dans la zone, mais aussi l’attribution du contrat de formation des gardes-côtes équato-guinéens à MPRI, ou encore le remplacement des SMP sud-africaines par leurs homologues américaines en Angola…
Nicolas Berembaum