Il est aujourd’hui une question cruciale, pour qui cherche à penser les rapports de force structurant la société, qui est celle du langage, de son rôle, de son poids ainsi que de son usage légitime. Il apparaît en effet que le propre de la modernité contemporaine soit l’émergence de nouvelles formes de la contrainte, associées au renouvellement de la problématique de la puissance pensée à l’aune de la mondialisation et de la libération de la parole. Si l’influence devient un fait central au sein des jeux de pouvoirs traversant l’espace public, il apparaît indispensable d’étudier les acteurs et les méthodes d’usage du langage permettant de fonder une puissance effective et légitime.Il est un constat facile à faire, constat théorique comme empirique, qui est celui de l’importance cruciale et croissante du langage dans nos sociétés modernes contemporaines. Cette appréciation est relayée par l’analyse d’Alvin Toffler , qui qualifie nos sociétés de sociétés de l’information, dans lesquelles la place stratégique du savoir détermine une nouvelle forme de la contrainte comme de la guerre. Or il semble impossible de ne pas doubler ce diagnostic de l’affirmation du rôle déterminant du langage comme mise en forme de la connaissance devenue instrument stratégique. Il devient alors nécessaire de penser le rôle du langage au cœur de l’émergence de ces nouvelles formes de contraintes immatérielles mais coercitives que sont la production et la détention de l’information.
Penser le langage dans le cadre de la contrainte ainsi redessinée implique de le thématiser au sein de la réaffirmation de la question de la puissance : si celle-ci change de forme en perdant les attributs exclusifs de la violence physique, elle ne perd en effet rien de sa pertinence. La problématique de la puissance est en effet réactivée dans le double contexte de guerre économique et de la guerre de l’information.
Le lien entre puissance et langage entérine une conception du discours comme outil de puissance. Ce rôle s’illustre dans l’espace public au sein duquel le langage est le vecteur de la persuasion, de la conviction voire de la manipulation. C’est au travers de ces pratiques que les différents acteurs de l’échiquier sociétal se positionnent les uns à l’égard des autres et tendent à faire valoir leur point de vue, à faire adopter des comportements, à asseoir leur suprématie. Il s’agit à cet égard de comprendre comment s’effectue, par le langage, le passage des faits au sens, puis aux valeurs et enfin à l’agir. C’est en effet par l’instauration du sens qui lui-même peut créer des valeurs, qu’il est possible d’initier une entreprise de conviction. Créant des motifs d’adhésion ; plus ou moins fondés rationnellement selon la nature de l’instauration de sens, qui peut aller de l’argumentation à la manipulation mensongère, le langage déploie son effectivité en orientant (voire en déterminant) l’agir des acteurs de l’espace discursif. Le langage est donc un outil immatériel mais potentiellement coercitif, par lequel la puissance peut se réaliser. Une telle effectuation est aujourd’hui manifeste au cœur de la société civile, reliant entreprises, opinion publique et foyers d’opinion ( ONG, universités, pôles de recherche…). Ce déploiement s’étend également à l’ensemble de l’échiquier géopolitique et géoéconomique mondial,
Ainsi s’inaugurent de nouvelles problématiques de puissance liées aux questions de la représentation intra et inter-nationale par la parole, de la légitimité et de la portée du discours des multiples interlocuteurs au sein des espaces de dialogues nationaux et internationaux, ou encore des conséquences de l’émergence de nouveaux interlocuteurs au sein ou en marge de tels espaces.
Deux éléments s’affirment donc : le lien entre le langage et la puissance, qui s’entérine dans la pratique de l’influence comme puissance non violente mais effectivement contraignante, et conséquemment les enjeux d’une réflexion sur l’essence du langage. Il est en effet nécessaire, si l’on veut comprendre et analyser les logiques de puissance traversant l’échiquier sociétal, de connaître le fonctionnement de cet outil.
Deux questions se posent alors : celle des acteurs détenteurs du langage, et celui des méthodes d’un usage effectif de cet instrument de puissance.
Il apparaît d’abord nécessaire, afin de décoder les logiques de puissance, de savoir qui possède cette arme qu’est le langage. Or précisément, la question des détenteurs de la parole entendue comme instrument de puissance se révèle irrésolue. La difficulté qu’il y a à identifier les instances détentrices de la parole est double : en premier lieu, elle vient de ce que le langage est la caractéristique discriminante de l’homme : tout le monde le possède en effet, pour autant tout le monde n’en use pas comme instrument de pouvoir au niveau de l’espace public. Par ailleurs, au sein même de cet espace, l’idée de foyer renfermant la parole influente renvoie à une multiplicité de concepts relativement obscurs et mal identifiables : opinion collective, leaders d’opinion, contre-pouvoir, instances normatives ou encore foyers de création de valeurs…. Autant de concepts qui grèvent l’identification des lieux d’émergence du discours plus qu’ils ne les éclairent.
Il s’agit donc de penser l’étendue d’un tel instrument qui peut devenir l’arme de tout un chacun, notamment au cœur des logiques d’affrontement dissymétrique ou asymétrique . Une des caractéristiques du langage comme instrument de puissance s’éclaire ici : c’est un instrument dont l’usage ne peut être circonscrit, en tant qu’il est potentiellement partout, puisqu’il est le propre de chacun. Ceci explique d’ailleurs pourquoi les concepts évoqués plus haut ne délimitent guère les foyers de création de parole : ceux-ci sont essentiellement mouvants.
Le second problème relève des méthodes d’un usage effectif du langage comme instrument de puissance.
Nous avons évoqué l’étendue des possibilités de cet outil, allant de l’argumentation rationnelle à la pure et simple manipulation. Il est à cet égard possible de répertorier les techniques de manipulation et d’influence par la parole et d’évaluer l’efficacité de chacune d’elle. Une telle approche peut sembler précieuse pour une utilisation pérenne du discours au sein d’une logique de puissance. Pourtant un tel angle d’attaque néglige un élément déterminant qui est au fondement de l’effectivité du langage comme instrument de puissance. Il faut en effet considérer que l’influence par la parole est tributaire du crédit attribué au discours, et donc que discréditer ce dernier invalide tout usage influent du langage.
C’est ce qu’explique Philippe Breton qui montre comment le principal effet contradictoire de la manipulation de la parole est d’engendrer la méfiance sociale et la mise en doute systématique de la parole d’autrui. Il nous invite à considérer les mécanismes de résistance à la parole influente dans son usage manipulatoire, et ainsi à envisager leurs conséquences à l’égard de l’effectivité de la manipulation et donc de l’influence. Les interlocuteurs conscients de la manipulation mais incapables de la décoder se protègent en se déconnectant littéralement de toute parole. Conséquemment toute une frange de la population, celle qui n’est pas aveuglément soumise à l’influence tout en ne possédant pas les capacités nécessaires à son analyse, se soustrait de l’influence manipulatoire en jetant un discrédit sur l’ensemble du discours.
L’usage extrême de la parole contribue donc à invalider tout usage de la parole comme outil d’influence, quand bien même celle-ci serait légitime. La manipulation est à cet égard absolument contre-productive, en tant qu’elle ‘désarme’ toute parole, qu’elle lui ôte toute légitimité et donc toute effectivité en tant qu’instrument de puissance. Il y a une délégitimation de la manipulation qui ne se fonde pas sur des griefs éthiques mais pratiques.
Il s’agit donc, pour qui veut analyser l’usage du discours comme outil de puissance, d’envisager la question d’une influence légitime. Si en effet le langage est un instrument d’influence, c’est aussi la construction d’une parole efficace, car légitime, qu’il faut rechercher. Nous avons vu comment la manipulation invalide l’effectivité de toute parole. C’est ce que traduit l’émergence de mouvements contestataires, comme le mouvement anti-pub, qui renversent la dynamique de puissances illégitimes car manipulatoires, mouvements qui font signe vers la nécessaire instauration d’une puissance pérenne car légitime.
Emilie Johann
1 Alvin et Heidi Toffler, Les Nouveaux Pouvoirs : savoir, richesse et violence à la veille du 21°siècle, Paris, Fayard, 1991.
2 Armand Mattelart, La communication-monde. Histoire des idées et des stratégies, 10,La
guerre, Paris, La Découverte, collection ‘Textes à l’appui,’ 1992, PP. 252-269.
3 Jacques Baud, dans son ouvrage La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Monaco, Editions du Rocher, collection ‘l’art de la guerre’, 2003, distingue la « dissymétrie » qui consiste dans la disparité entre les adversaires, souvent cantonnée au niveau quantitatif, de l’ « asymétrie », qui consiste en une incomparabilité de moyens et de buts entre les adversaires.
4 Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte, 2000, chapitre 7 : « les deux effets de la manipulation », PP. 142-162.
Penser le langage dans le cadre de la contrainte ainsi redessinée implique de le thématiser au sein de la réaffirmation de la question de la puissance : si celle-ci change de forme en perdant les attributs exclusifs de la violence physique, elle ne perd en effet rien de sa pertinence. La problématique de la puissance est en effet réactivée dans le double contexte de guerre économique et de la guerre de l’information.
Le lien entre puissance et langage entérine une conception du discours comme outil de puissance. Ce rôle s’illustre dans l’espace public au sein duquel le langage est le vecteur de la persuasion, de la conviction voire de la manipulation. C’est au travers de ces pratiques que les différents acteurs de l’échiquier sociétal se positionnent les uns à l’égard des autres et tendent à faire valoir leur point de vue, à faire adopter des comportements, à asseoir leur suprématie. Il s’agit à cet égard de comprendre comment s’effectue, par le langage, le passage des faits au sens, puis aux valeurs et enfin à l’agir. C’est en effet par l’instauration du sens qui lui-même peut créer des valeurs, qu’il est possible d’initier une entreprise de conviction. Créant des motifs d’adhésion ; plus ou moins fondés rationnellement selon la nature de l’instauration de sens, qui peut aller de l’argumentation à la manipulation mensongère, le langage déploie son effectivité en orientant (voire en déterminant) l’agir des acteurs de l’espace discursif. Le langage est donc un outil immatériel mais potentiellement coercitif, par lequel la puissance peut se réaliser. Une telle effectuation est aujourd’hui manifeste au cœur de la société civile, reliant entreprises, opinion publique et foyers d’opinion ( ONG, universités, pôles de recherche…). Ce déploiement s’étend également à l’ensemble de l’échiquier géopolitique et géoéconomique mondial,
Ainsi s’inaugurent de nouvelles problématiques de puissance liées aux questions de la représentation intra et inter-nationale par la parole, de la légitimité et de la portée du discours des multiples interlocuteurs au sein des espaces de dialogues nationaux et internationaux, ou encore des conséquences de l’émergence de nouveaux interlocuteurs au sein ou en marge de tels espaces.
Deux éléments s’affirment donc : le lien entre le langage et la puissance, qui s’entérine dans la pratique de l’influence comme puissance non violente mais effectivement contraignante, et conséquemment les enjeux d’une réflexion sur l’essence du langage. Il est en effet nécessaire, si l’on veut comprendre et analyser les logiques de puissance traversant l’échiquier sociétal, de connaître le fonctionnement de cet outil.
Deux questions se posent alors : celle des acteurs détenteurs du langage, et celui des méthodes d’un usage effectif de cet instrument de puissance.
Il apparaît d’abord nécessaire, afin de décoder les logiques de puissance, de savoir qui possède cette arme qu’est le langage. Or précisément, la question des détenteurs de la parole entendue comme instrument de puissance se révèle irrésolue. La difficulté qu’il y a à identifier les instances détentrices de la parole est double : en premier lieu, elle vient de ce que le langage est la caractéristique discriminante de l’homme : tout le monde le possède en effet, pour autant tout le monde n’en use pas comme instrument de pouvoir au niveau de l’espace public. Par ailleurs, au sein même de cet espace, l’idée de foyer renfermant la parole influente renvoie à une multiplicité de concepts relativement obscurs et mal identifiables : opinion collective, leaders d’opinion, contre-pouvoir, instances normatives ou encore foyers de création de valeurs…. Autant de concepts qui grèvent l’identification des lieux d’émergence du discours plus qu’ils ne les éclairent.
Il s’agit donc de penser l’étendue d’un tel instrument qui peut devenir l’arme de tout un chacun, notamment au cœur des logiques d’affrontement dissymétrique ou asymétrique . Une des caractéristiques du langage comme instrument de puissance s’éclaire ici : c’est un instrument dont l’usage ne peut être circonscrit, en tant qu’il est potentiellement partout, puisqu’il est le propre de chacun. Ceci explique d’ailleurs pourquoi les concepts évoqués plus haut ne délimitent guère les foyers de création de parole : ceux-ci sont essentiellement mouvants.
Le second problème relève des méthodes d’un usage effectif du langage comme instrument de puissance.
Nous avons évoqué l’étendue des possibilités de cet outil, allant de l’argumentation rationnelle à la pure et simple manipulation. Il est à cet égard possible de répertorier les techniques de manipulation et d’influence par la parole et d’évaluer l’efficacité de chacune d’elle. Une telle approche peut sembler précieuse pour une utilisation pérenne du discours au sein d’une logique de puissance. Pourtant un tel angle d’attaque néglige un élément déterminant qui est au fondement de l’effectivité du langage comme instrument de puissance. Il faut en effet considérer que l’influence par la parole est tributaire du crédit attribué au discours, et donc que discréditer ce dernier invalide tout usage influent du langage.
C’est ce qu’explique Philippe Breton qui montre comment le principal effet contradictoire de la manipulation de la parole est d’engendrer la méfiance sociale et la mise en doute systématique de la parole d’autrui. Il nous invite à considérer les mécanismes de résistance à la parole influente dans son usage manipulatoire, et ainsi à envisager leurs conséquences à l’égard de l’effectivité de la manipulation et donc de l’influence. Les interlocuteurs conscients de la manipulation mais incapables de la décoder se protègent en se déconnectant littéralement de toute parole. Conséquemment toute une frange de la population, celle qui n’est pas aveuglément soumise à l’influence tout en ne possédant pas les capacités nécessaires à son analyse, se soustrait de l’influence manipulatoire en jetant un discrédit sur l’ensemble du discours.
L’usage extrême de la parole contribue donc à invalider tout usage de la parole comme outil d’influence, quand bien même celle-ci serait légitime. La manipulation est à cet égard absolument contre-productive, en tant qu’elle ‘désarme’ toute parole, qu’elle lui ôte toute légitimité et donc toute effectivité en tant qu’instrument de puissance. Il y a une délégitimation de la manipulation qui ne se fonde pas sur des griefs éthiques mais pratiques.
Il s’agit donc, pour qui veut analyser l’usage du discours comme outil de puissance, d’envisager la question d’une influence légitime. Si en effet le langage est un instrument d’influence, c’est aussi la construction d’une parole efficace, car légitime, qu’il faut rechercher. Nous avons vu comment la manipulation invalide l’effectivité de toute parole. C’est ce que traduit l’émergence de mouvements contestataires, comme le mouvement anti-pub, qui renversent la dynamique de puissances illégitimes car manipulatoires, mouvements qui font signe vers la nécessaire instauration d’une puissance pérenne car légitime.
Emilie Johann
1 Alvin et Heidi Toffler, Les Nouveaux Pouvoirs : savoir, richesse et violence à la veille du 21°siècle, Paris, Fayard, 1991.
2 Armand Mattelart, La communication-monde. Histoire des idées et des stratégies, 10,La
guerre, Paris, La Découverte, collection ‘Textes à l’appui,’ 1992, PP. 252-269.
3 Jacques Baud, dans son ouvrage La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Monaco, Editions du Rocher, collection ‘l’art de la guerre’, 2003, distingue la « dissymétrie » qui consiste dans la disparité entre les adversaires, souvent cantonnée au niveau quantitatif, de l’ « asymétrie », qui consiste en une incomparabilité de moyens et de buts entre les adversaires.
4 Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte, 2000, chapitre 7 : « les deux effets de la manipulation », PP. 142-162.