Analyse comparée de l’influence et de la puissance des Think Tanks français/US

Les Think tanks sont des vecteurs d’influence et de puissance, des contre-pouvoirs considérables tout comme les ONG et les médias. Ils contribuent à la vitalité des débats publics, combattent l’apathie politique et un certain conformisme des idées.
On le définit comme un « réservoir d’idée », un groupe d’experts qui dans un but non lucratif cherche à agir sur l’opinion publique et les décideurs. Tout le challenge des think tanks est d’attirer les meilleurs penseurs qui pourront ainsi communiquer leurs réflexions aux décideurs.Certains pays, comme les Etats-Unis, ont depuis longtemps compris la nécessité d’investir dans de tels organismes (qui leur offrent des grilles d’analyse originales sur les sujets de société) alors que la France peine à comprendre que par cette réflexion et par cette influence se créeront les normes et les décisions de demain.

D’un côté, un des plus puissants Think Tanks américains, la Rand Corporation emploie 1000 personnes pour un budget de 150 millions de dollars alors qu’en France l’IFRI, premier Think Tank français, emploie 60 personnes (dont 36 chercheurs) pour un budget de 5 millions d’euros. Les Américains ont une vraie culture du lobbying. Ainsi 6000 organisations et 25 000 lobbyistes sont ainsi enregistrés à Washington DC. Les Think Tanks ne sont pas juridiquement autorisés à faire du lobbying, tel que ce dernier est défini dans le Lobbying Disclosure Act de 1995, en raison de leur statut d’organisation à but non lucratif. Mais leur influence auprès des médias et de l’administration est pourtant bien réelle !
Ils constituent un pont entre la recherche universitaire et la prise de décision publique, disposant d’une capacité d’initiative et de la capacité à rassembler. Pour citer quelques exemples, les Think Tanks néo-conservateurs comme l’American Enterprise Institute ou la Heritage Foundation formulent depuis une trentaine d’années le programme du parti républicain. Ils ont gagné, à la faveur de la crise irakienne, une visibilité internationale. Le parti démocrate, traditionnellement moins bien représenté en ce domaine, ne s’y est pas trompé : les élections se gagnent sur des idées. L’ancien directeur de cabinet du Président Clinton a créée, en octobre 2003, le Center for American Progress, pour y remédier.

Certes, quelques Think Tanks français sont influents grâce aux personnalités (comme Claude Bébéar) qui y participent, mais ils ne permettent pas réellement de s’inscrire dans une stratégie de puissance et d’influence de l’économie française. Cette triste comparaison est symptomatique du fossé qui existe entre nos deux pays.

Le premier vrai problème vient du fait qu’il n’existe pas en France une culture de la philanthropie et un statut juridique et fiscal avantageux contrairement aux Etats-Unis. En effet, il y a une abondance de donneurs privés encouragés par une fiscalité avantageuse. Aux Etats-Unis, le statut fiscal du Think Tank est différent du Lobby car il œuvre pour la recherche et il ne paye donc pas l’impôt sur les sociétés. Ainsi, se créer des organismes dotés de dizaines millions de dollars aux effectifs considérables. Une étude, « One billion for ideas », menée sur le financement des 20 Think Tanks conservateurs les plus influents par le National Committee for Responsive Philanthropy, a montré qu’ils disposent de plus en plus de ressources sciemment allouées à des fins politiques. Face à eux, l’absence d’une contre-offensive à moyens équivalents fait craindre l’avènement d’un cadre où le débat public serait restreint, favorisant la pensée unique. Plus d’un milliard de dollars a été dépensé par ces 20 Think Tanks dans les années 1990. Les Think Tanks néo-conservateurs actuels sont à la croisée de puissants centres de recherche et de lobbies déterminés, sortes d’Institutions de « maîtres à penser ». Ils agissent comme interface entre le monde académique et la sphère politique, renforcent la suprématie Américaine dans le Monde, et imposent les normes, standards & Technologies US.
En France, la loi de 1901 est un frein législatif lourd, il faut d’urgence simplifier les régimes fiscaux et les réglementations sur les dons pour encourager le secteur privé à soutenir les Think Tanks (les adhésions et les contributions sont non déductibles des impôts). Le manque de moyens affecte la capacité à attirer les meilleurs éléments et la capacité d’agir. On assiste, par là, à une fuite des cerveaux et à une diminution de l’influence française dans le monde. Ainsi, les Think Tanks français sont peu influents à Bruxelles, et même quand ils ont de bonnes idées, ils n’ont pas vraiment les moyens d’être présents et d'agir. C’est une question de culture plus que de capacités, la France ne veut pas engager une réflexion stratégique et perd donc jour après jour de sa souveraineté.

Le deuxième problème majeur des Think Tanks français est qu’il y a plus d’abstraction que d’action, notamment parce que nos Think Tanks sont trop élitistes, technocratiques (il n’y a qu’à voir le poids des énarques dans ces groupes de pensée comme si la totalité de l’intelligence française y était stockée !).
Or, les think tanks doivent gagner en transversalité et en pluridisciplinarité pour mieux toucher l’opinion publique. Il est aussi important que les Think Tanks français publient systématiquement en anglais et dans d’autres langues leurs études, ce qui n’est pas le cas.
De plus, en France beaucoup plus qu’aux Etats-Unis, les Think Tanks sont en compétition avec des centres de recherche très respectés comme le CNRS et les départements de recherche des différents partis politiques. La recherche n’est pas structurée de la même façon. Cette faible culture des Think Tanks en France est liée au sous intérêt général porté à la recherche. Le cloisonnement des élites, leur manque d’ouverture vers l’extérieur et l’absence de culture collective de partage de l’information se ressent particulièrement au sein de ces think tanks.

Le succès des Think Tanks aux Etats-Unis vient aussi d’une forte demande en recommandation politique. La nature fragmentée et décentralisée du système fédéral américain fait que de nombreux centres de pouvoirs et de décisions ont besoin de conseil en politique que prodiguent les Think Tanks. Il existe une plus grande marge de manœuvre pour le décideur de chercher son propre conseiller politique et sa propre légitimité idéologique. En France, les clivages politiques sont beaucoup plus nets.
Ainsi, on voit que l’environnement américain se prête plus au développement de ces think tanks, il est donc impératif que la France cherche à faciliter le développement de ces derniers. Il est difficile de cerner avec certitude l’impact des Think Tanks dans le processus de décision car comme le souligne Kingdon « la généalogie d’une idée politique n’est pas aisée à déterminer ». Cependant, il a été flagrant que de nombreux Think Tanks américains étaient à l’origine de l’intervention américaine en Irak, et que régulièrement les Think Tanks américains influencent les projets de loi, les normes et ont su faire évoluer la fiscalité. En France, l’influence des Think Tanks semble moins importante même si tous les grands décideurs (politique, industriel, média) y sont représentés.

De par nos différences structurelles et culturelles, nous ne pouvons pas copier le modèle américain de Think Tank, mais nous devons nous inspirer de leur démarche proactive pour espérer gagner la guerre du savoir. À défaut d’avoir la meilleure armée du monde, la France doit intégrer la puissance du « soft power ». Le savoir est plus que jamais une arme stratégique. Ca sera notamment à travers le développement de Think Tanks puissants et après avoir eu une vraie réflexion sur la recherche française que la France gagnera ou non cette guerre cognitive.

César Levy