Telesur : la contre-attaque latino face à l’hégémonie médiatique nord-américaine

« ¡ALCA, ALCA, ALCArajo ! (1)» C’est en novembre dernier, depuis Mar de Plata où se tient le sommet des Amériques, que le président Vénézuelien Hugo Chávez fustige à renfort de discours populiste « le criminel Bush et son projet de zone de libre échange des Amériques (ALCA) ». Il ne manque pas d’ajouter à la fin de son intervention « nous sommes en direct sur Telesur, notre chaîne à tous, et c’est dans tout le continent que résonne notre message » (2).Telesur est une nouvelle venue dans le paysage audiovisuel mondial. Lancée le 24 mai 2005 à partir de Caracas, cette chaîne satellitaire diffusée sur l’ensemble du continent sud-américain s’affiche comme une alternative aux autres bouquets numériques déjà disponibles en Amérique latine. La chaîne avec son slogan « notre nord, c’est le sud », se veut être la caisse de résonance de l’identité latino, en opposition à ses concurrents financés par des capitaux nord-américains.

C’est en examinant la question de la propriété des chaînes que l’on prend conscience de l’hégémonie des multinationales nord-américaines sur les médias télévisés latinos américains. Ainsi, CNN en Español appartient à Time/Warner, ABC Latina à Disney/Capcities, NBC à General Electric et enfin CBS à Westinghouse. Le Cisneros Group, propriétaire de Galaxy Latin America qui diffuse la chaîne Direct TV est le seul latino américain sur ce marché, mais il est tout de même associé à l’américain GM Hughes Electronic Corp (3).

Suite à ce constat, de nombreux journalistes ont envisagé de créer une chaîne « 100% » latino, disponible dans tous les pays hispanophone d’Amérique et des Caraïbes. Le chef de file de ce qui n’est encore qu’un projet s’appelle Aram Aharonian. C’est un journaliste uruguayen de renom à la tête du mensuel « Question » et de l’agence de presse uruguayenne Alia2. Il est aussi le rédacteur en chef de la version hispanophone du site « réseau Voltaire ».

Il existe chez les initiateurs du projet une volonté avérée d’aller contre l’information et la pensée uniques. L’autre grand objectif étant de forger chez les latino-américains une identité commune à travers la diffusion de documentaires et de reportages qui traitent de thématiques culturelles propres au continent.
Aharonian ainsi que le reporter colombien Jorge Botero, autre fondateur, définissent Telesur comme « le premier projet contre hégémonique de communication que connaît l’Amérique du Sud en matière de télévision » (4).

Mais un projet d’une telle envergure nécessite à la fois un soutient politique conséquent ainsi qu’un financement à la hauteur des ambitions affichées.
Le Président Hugo Chávez se montre sensible à l’idée et a fait du lancement de Telesur une priorité pour l’année 2005. Dans son sillage, les dirigeants argentin, brésilien et uruguayen adhèrent au projet, tout comme Fidel Castro qui propose lui, d’apporter une partie du capital. Ainsi, le financement de Telesur provient à 51 % du Venezuela, à 20 % de l'Argentine, à 19 % de Cuba et à 10 % de l'Uruguay (5).
Malgré un budget s'élevant à peine à 10 millions de dollars pour la première année, Telesur nourrit de grandes ambitions, puisque sont visés 50 à 60 millions de téléspectateurs de toutes les Amériques, du Québec à la Terre de Feu. La seconde phase de développement aura pour objectif d’élargir la diffusion au réseau hertzien, au câble et à l'Internet (6).

Telesur représente un exemple fort d’une tentative commune aux Etats sud-américains consistant à contrecarrer l’influence américaine sur le continent. Ce n’est pas le seul. En effet, le projet MERCOSUR auquel le Venezuela est sur le point d’adhérer (7), et qui pourrait bientôt devenir plus qu’une simple zone de libre échange, répond également à cette logique. Forger une identité commune permettrait de fédérer ces peuples autour d’un projet politique amenant l’Amérique latine à jouer un rôle sur la scène internationale et de sortir à terme, de sa soumission à la « Pax Americana » décrite par Brzezinski (8) (l’ALCA représentant la première étape d’une vassalisation totale de cet ensemble continental par les Etats-Unis).
Ce projet est donc mal accueilli par Washington, pour qui Telesur constitue avant tout un outil de propagande au service de l’idéal Bolivarien soutenu par Chavez. Les Etats-Unis voient en cette chaîne un nouvel élément perturbateur du type « Al-Jazira ». Aux vues des intentions affichées par George W. Bush quant à cette dernière (9), on peut supposer que Telesur suscite déjà une grande hostilité au sein de l’administration de la Maison Blanche.
La chambre des représentants a d’ailleurs voté, avant même que Telesur ne soit lancée, une résolution autorisant à contrer ses programmes via des émissions proaméricaines, prenant ainsi modèle sur la « Tele Marti » à Cuba (10).
Par cet exemple, on peut affirmer que certains Etats sud-américains, à travers ce type de projet, sont prêts à mener des opérations de front visant à limiter voire même à contrer l’influence américaine. Mais les Etats-Unis, très réactifs face à ce genre d’initiative, sont déterminés à garder la mainmise sur ce continent et il faudra plus qu’une simple chaîne pour remettre en cause leur suprématie.

Jean-Marie Lécuyer
EGE, Promo 9

1) Jeux de mots en espagnol, utilisé par Hugo Chávez, consistant à décrier vulgairement le projet de zone de libre échange des Amériques.
2) www.tn24horas.com, télévision argentine sur Internet, 4 novembre 2005.
3) www.redvoltaire.net.
4) Pietrich B. « TeleSur, con capital de varios países, un proyecto contrahegemónico de televisión en América Latina », Alia2, 2005.
5) Bastien, D. « Le président vénézuélien Hugo Chavez pousse ses pions en Amérique latine »Les Echos, 19 août 2005.
6) Meurisse, F. « Telesur, la télé du Sud sous surveillance », Libération, 24 juin 2005.
7) « Le Venezuela rejoint le MERCOSUR », La Tribune, 12 décembre 2005.
8) Brzezinski, S. « Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde », Hachette Littératures, Paris, 1997, 272 pages.
9) « Bush a envisagé de bombarder Al-Jazira » (Daily Mirror) », Agence France Presse, 22 Novembre 2005.
10) Sreeharsha, V., “Telesur tested by Chavez video” Christian Science Monitor, 22 novembre 2005.