Les Etats-Unis et l’Afrique : de l’indifférence à l’implication ? (Partie 1)
Malgré les origines africaines d’une part non négligeable - mais, si l’on en juge à l’aune des événements de La Nouvelle-Orléans, longtemps négligée ! - de leurs ressortissants et malgré leur participation à la création de la Sierra Leone et du Liberia - utopie généreuse visant la réimplantation des esclaves affranchis -, les Etats-Unis d’Amérique n’ont pas de liens historiques ou culturels anciens et forts avec l’Afrique. Ancienne colonie britannique, longtemps isolationnistes, ils ont laissé aux pays européens le monopole de la conquête du continent, de son organisation et de l’exploitation de ses ressources, tant humaines que matérielles. Malgré une implication dans les affaires du monde plus importante au lendemain des guerres mondiales initiées par des puissances européennes à la recherche de la prédominance sur le Vieux Continent et d’un nouvel élan économique par leurs empires, les Etats-Unis n’auront longtemps que peu profité en Afrique de l’affaiblissement des grands pays européens.En effet, le discours anticolonialiste des Américains, exprimé dans les principes fondateurs de l’Organisation des Nations unies, ne survivra pas à l’entrée du monde dans la guerre froide en 1947. L’évolution positive de son rang et de sa puissance au cours du XXe siècle, puis sa transformation en Superpuissance dans le cadre de l’affrontement avec l’Union soviétique ne permettent cependant pas à l’Amérique de se passer du concours de ses alliés, connaisseurs des fronts secondaires potentiels (unité de langue, identité de structures, poids du passé, relations interpersonnelles…) où elle ne souhaite pas disperser ses forces. Les Etats-Unis déployant une « World Island Strategie » axée sur un « containment » mondial du bloc communiste par l’US Navy, c’est la France, avec ses accords de défense et les capacités uniques de ses forces tant prépositionnées que projetables, qui se trouve, au lendemain de la vague des indépendances politiques africaines des années 1960, de facto confirmée dans le rôle de « gendarme de l’Afrique » et chargée d’interdire le passage du Sahara au communisme… Le tiers-monde reste alors largement exclu de l'univers mental des Deux Superpuissances, ce qui permet aux Etats nouvellement indépendants de forger le concept de non-alignement...
Il faudra attendre les velléités indépendantistes des colonies portugaises d’Afrique puis leur accès à l’indépendance pour que les Etats-Unis prennent conscience de la menace qui pèse sur leurs intérêts en Afrique australe, et encore ne réagiront-ils qu’assez tardivement et indirectement. De 1961 à 1975, le Portugal va mener une guerre coloniale qu’il ne pourra soutenir que grâce à l’aide matérielle de l’OTAN… Les Etats-Unis, en proie au syndrome vietnamien et ne voulant pas risquer une confrontation majeure avec l'Est sur le continent africain, ne s’opposent pas, dans un premier temps, à l'installation en Angola d'un régime soutenu par une Union soviétique relayée sur le terrain par des troupes cubaines et par des experts est-allemands. La « révolution des œillets » puis la prise de pouvoir des « marxisants » en Angola et au Mozambique constituent pourtant de graves revers pour le camp occidental. Sur le plan stratégique, cette partie de l’Afrique et ses ports doivent rester sous contrôle sous peine de voir, en cas de fermeture du canal de Suez, gravement compromise la sécurité des approvisionnements de l’Occident en pétrole du Moyen-Orient. De plus, la zone regorge de matières premières et constitue la principale - pour ne pas dire l’unique - source du « monde libre » en minerais rares, sensibles et stratégiques : la seule Afrique du Sud était alors le deuxième producteur mondial d'uranium, de zirconium, de titane, le troisième de fluorine ; elle détenait 85 % des réserves du monde non communiste en manganèse, 60 % en or, 95 % en vanadium, 85 % en chrome et 89 % en platine. En 1980, 98 % du cobalt, 80 % du platine, 90 % du chrome et 99 % du manganèse des Etats-Unis provenaient de la zone ; la CEE en importait des proportions considérables d’uranium, d’antimoine, de cuivre et d’or... Ces éléments, combinés à la crainte de la stratégie brejnévienne d'implantation périphérique alors en pleine application, notamment en Afrique, et à la perception de la volonté de l'URSS de ne plus respecter une certaine modération de comportement extérieur, seront à l'origine, dans un second temps, de la reprise en main reaganienne de 1981. Celle-ci implique, sur le plan tactique et dans la droite ligne de la théorie des dominos, de lutter contre l’aide cubaine (moyens humains) et soviétique (moyens matériels) aux pays lusophones d’Afrique dits de la « ligne de front », en soutenant les régimes racistes blancs de la zone (puis, à partir de 1985, les guérillas antimarxistes, avec la levée de l'amendement Clark interdisant à l'administration de vendre des armes aux mouvements anticommunistes en Angola). Des options cependant assez difficiles à faire accepter à des Afro-Américains ayant acquis des droits civiques dans les années 1960 et qui limiteront d’autant la capacité d’implication des Etats-Unis en faveur des régimes ségrégationnistes… D’où le recours aux « catégories spéciales » d’exportations, qui rendront possible jusqu’à la fin de la guerre froide et de l’apartheid le contournement des embargos de l’ONU contre la République sud-africaine tout en donnant l’impression que l’Occident se fait un devoir de les faire voter, appliquer puis respecter !
Le 11 mars 1985, un nouveau et « jeune » secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, dont la personnalité tranche avec celle de ses prédécesseurs, accède à la tête de l'exécutif. Conscient des difficultés de l’URSS, qui, après avoir connu une réelle croissance économique au cours des années 1950 et 1960, est entrée dans une période de stagnation dans les années 1970, il lance en octobre 1985 la perestroïka. Par la démocratisation, ou glasnost, il tente ensuite de réduire l’opposition des apparatchiks, tandis que par l'instauration d'une nouvelle politique étrangère, à savoir l'abandon d’une posture « agressive », il endigue les revendications des militaires. L’URSS va ainsi alléger sa présence dans le tiers-monde - d’où elle estime n'avoir rien retiré - dont le coût est ressenti non plus comme une nécessité dans la lutte contre les Américains mais comme un fardeau. En 1989, le budget de l'URSS consacré à l’aide extérieure baisse de 30 %. Plutôt que d'attiser les conflits régionaux, Moscou, en liaison avec les Etats-Unis, va accorder une priorité à leur règlement politique et privilégier la recherche d'une coopération économique au détriment des rapports de force idéologiques. Le poids financier de la reconstruction de l'Angola et du Mozambique étant bien au-delà des moyens du Kremlin, ses « africanistes » vont inciter ces pays à se tourner vers l'Occident. Avant même la chute du Mur, les Américains vont ainsi devenir le premier partenaire économique de l'Angola, lequel est alors leur deuxième fournisseur africain ! Pragmatiques, les Etat-Unis, devenus, pour ainsi dire sans s’impliquer, les principaux acteurs économiques en Afrique australe mais aussi les « faiseurs de rois régionaux » grâce à leur influence dans le processus de retrait des Sud-Africains de Namibie et des Cubains d’Angola, et le principal membre de la Troïka chargée du règlement des conflits au Mozambique et en Angola, acceptent donc opportunément leur implication sur le continent africain.
Toutefois, cet engagement doit être relativisé. Si l’effondrement du monde communiste et si la première guerre du Golfe laissent entrevoir de nouveaux horizons et la possibilité pour l’Amérique de fonder un « nouvel ordre mondial » dans une ère post-historique, c’est sur un continent africain aux matrices culturelles fortes que cette chimère va être enterrée, plus précisément en Somalie, à Mogadiscio en 1993, dans les débris d’un Blackhawk down. Episode traumatisant pour l’opinion publique américaine, il interdira aux politiques américains de recourir à l’utilisation des forces armées US sur le continent pendant une décennie, ce qui va au moins permettre de réaliser des économies : en effet, hors du glacis bipolaire, le monde est devenu plus instable et l’engagement, direct ou par l’entremise de l’ONU, plus coûteux que rémunérateur (d’où leur refus de laisser l’ONU s’impliquer au Rwanda en 1994 !). Cela a d’autant moins incité les Occidentaux à intervenir en Afrique que, dans le même temps, cette dernière amorçait un mouvement de marginalisation qui devait la mener de 3 % du commerce mondial sous le seuil de 1 % (le tout dans un climat de chaos engendré par l’ouverture du jeu politique dans une période de crise économique généralisée, ce qui sera à l’origine de la revendication provocatrice des populations africaines en faveur de la « mangécratie » plutôt que pour n’importe quelle autre « cratie » exogène). La situation du continent ne cadrait donc pas vraiment avec la vision « gagnante-gagnante » de l’heureuse mondialisation libérale que promeuvent les Etats-Unis. L’administration Clinton va donc préférer une politique africaine d’influence adaptée au contexte, et qui durera presque une décennie : ce sera la politique des nouveaux leaders (bien souvent ex-marxistes !) et des pays pivots. Les résultats de cette politique sont au moins aussi mitigés que ceux de la politique africaine de la France durant la même période, sans pour autant avoir eu aussi mauvaise presse. Qu’on en juge… En 1994, la nouvelle Afrique du Sud de Nelson Mandela, en pleine réforme, refuse le rôle de pivot des intérêts américains sur le continent. Les acteurs du conflit angolais feront certes mine de se conformer aux décisions américaines, mais la poursuite de la guerre civile au lendemain des élections de 1993 et jusqu’en 2002, année de l’exécution du chef de l’UNITA, Jonas Savimbi, prouve le manque de volonté et de détermination - plus que de moyens - des Américains à combattre les ressorts endogènes du conflit. Il faut dire que la conversion au libéralisme du marxiste Dos Santos et la découverte puis l’attribution de blocs pétroliers en eau profonde interdisaient à Washington d’exercer de fortes pressions sur le régime du MPLA... En Ethiopie, les maquisards tigréens sécessionnistes, maoïstes, ultra-staliniens et pro-albanais, venus à bout du régime marxiste de Mengistu en 1991, oppresseront les ethnies minoritaires du pays, bien que convertis à l’économie de marché au lendemain de leur victoire, et se lanceront en 1998 puis en 2000 dans la guerre la plus moderne jamais menée en Afrique contre leurs voisins et anciens alliés érythréens, nécessitant une interposition onusienne. Le bon élève ougandais Museweni continuera, pour sa part, à utiliser les milices chrétiennes du sud du Soudan pour déstabiliser Khartoum et formera les cadres du FPR qui prendront le pouvoir au Rwanda au lendemain du génocide de 1994. Ces deux pays se lanceront en 1997 dans une entreprise de dépeçage du Zaïre de Mobutu, ce qui eût pu plaire à Washington si l’ensemble de l’Afrique centrale n’en était pas entré en convulsion : le Tchad (soutenu par la Libye), l’Angola, le Zimbabwe, la Namibie vont contrer la volonté de Museweni et de Kagamé de venir à bout de leur ancien allié Kabila père. Le coût des dommages collatéraux de la « première guerre mondiale africaine » est élevé : la déstabilisation des pays voisins soutenant un acteur zaïrois (par exemple, la République centrafricaine et le MLC de Jean-Pierre Bemba), la prolifération des armes légères, des trafics et des bandes armées, la déstructuration du tissu économique, la généralisation de l’économie informelle, l’effondrement de l’Etat, la milicianisation des sociétés, l’instrumentalisation des haines et rancoeurs, le retournement d’alliance entre Rwanda et Ouganda, etc., tout cela aurait fait plus de trois millions de morts en moins de dix ans ! C’est finalement le Nigeria, géant pétrolier, qui tiendra le mieux sa place de leader régional - non sans accusation de partialité et d’excès de violence lors de l’intervention de ses troupes en Sierra Leone dans le cadre de l’ECOMOG -, les Etats-Unis apportant leur aide à ce pays dont plusieurs provinces islamistes du Nord appliquent pourtant la charia !
Malgré un bilan on le voit plus que mitigé, l’administration républicaine semblait prête à reprendre à son compte cette politique d’influence sans engagement direct, du moins avant les attentats du 11 septembre 2001. Ces derniers et la « guerre contre le terrorisme » en découlant ont mis fin à la politique d’indifférence pour le continent. Ainsi, l’établissement d’une base à Djibouti (certes plutôt destinée à cloisonner la péninsule Arabique qu’à servir comme point d’appui pour des opérations vers l’intérieur du continent africain) ou encore l’envoi de 1 500 Marines au Libéria en 2003 (au quarantième personnel impaludé, la petite troupe sera rembarquée et renvoyée vers des terres moins hostiles) apportent la preuve que le traumatisme de Mogadiscio en 1993, s’il n’est pas oublié (Hollywood l’ayant récemment célébré et glorifié), n’est plus incapacitant pour les politiques américains favorables à un engagement accru de leur pays en Afrique. Or les atours sans cesse redécouverts du continent comme l’intérêt des Chinois pour ce dernier, dans le cadre de leur stratégie de « décontainment », pourraient bien rendre plus massive et durable la réimplication américaine. Dans ce contexte se pose une question à laquelle il est d’autant plus difficile de répondre après une décennie d’autoculpabilisation, d’autoflagellation et de désengagement de la France en Afrique : quelle politique africaine mettre en œuvre pour conserver ses positions sur le continent, voire y recouvrer crédibilité et influence ?
Nicolas Berembaum
Il faudra attendre les velléités indépendantistes des colonies portugaises d’Afrique puis leur accès à l’indépendance pour que les Etats-Unis prennent conscience de la menace qui pèse sur leurs intérêts en Afrique australe, et encore ne réagiront-ils qu’assez tardivement et indirectement. De 1961 à 1975, le Portugal va mener une guerre coloniale qu’il ne pourra soutenir que grâce à l’aide matérielle de l’OTAN… Les Etats-Unis, en proie au syndrome vietnamien et ne voulant pas risquer une confrontation majeure avec l'Est sur le continent africain, ne s’opposent pas, dans un premier temps, à l'installation en Angola d'un régime soutenu par une Union soviétique relayée sur le terrain par des troupes cubaines et par des experts est-allemands. La « révolution des œillets » puis la prise de pouvoir des « marxisants » en Angola et au Mozambique constituent pourtant de graves revers pour le camp occidental. Sur le plan stratégique, cette partie de l’Afrique et ses ports doivent rester sous contrôle sous peine de voir, en cas de fermeture du canal de Suez, gravement compromise la sécurité des approvisionnements de l’Occident en pétrole du Moyen-Orient. De plus, la zone regorge de matières premières et constitue la principale - pour ne pas dire l’unique - source du « monde libre » en minerais rares, sensibles et stratégiques : la seule Afrique du Sud était alors le deuxième producteur mondial d'uranium, de zirconium, de titane, le troisième de fluorine ; elle détenait 85 % des réserves du monde non communiste en manganèse, 60 % en or, 95 % en vanadium, 85 % en chrome et 89 % en platine. En 1980, 98 % du cobalt, 80 % du platine, 90 % du chrome et 99 % du manganèse des Etats-Unis provenaient de la zone ; la CEE en importait des proportions considérables d’uranium, d’antimoine, de cuivre et d’or... Ces éléments, combinés à la crainte de la stratégie brejnévienne d'implantation périphérique alors en pleine application, notamment en Afrique, et à la perception de la volonté de l'URSS de ne plus respecter une certaine modération de comportement extérieur, seront à l'origine, dans un second temps, de la reprise en main reaganienne de 1981. Celle-ci implique, sur le plan tactique et dans la droite ligne de la théorie des dominos, de lutter contre l’aide cubaine (moyens humains) et soviétique (moyens matériels) aux pays lusophones d’Afrique dits de la « ligne de front », en soutenant les régimes racistes blancs de la zone (puis, à partir de 1985, les guérillas antimarxistes, avec la levée de l'amendement Clark interdisant à l'administration de vendre des armes aux mouvements anticommunistes en Angola). Des options cependant assez difficiles à faire accepter à des Afro-Américains ayant acquis des droits civiques dans les années 1960 et qui limiteront d’autant la capacité d’implication des Etats-Unis en faveur des régimes ségrégationnistes… D’où le recours aux « catégories spéciales » d’exportations, qui rendront possible jusqu’à la fin de la guerre froide et de l’apartheid le contournement des embargos de l’ONU contre la République sud-africaine tout en donnant l’impression que l’Occident se fait un devoir de les faire voter, appliquer puis respecter !
Le 11 mars 1985, un nouveau et « jeune » secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, dont la personnalité tranche avec celle de ses prédécesseurs, accède à la tête de l'exécutif. Conscient des difficultés de l’URSS, qui, après avoir connu une réelle croissance économique au cours des années 1950 et 1960, est entrée dans une période de stagnation dans les années 1970, il lance en octobre 1985 la perestroïka. Par la démocratisation, ou glasnost, il tente ensuite de réduire l’opposition des apparatchiks, tandis que par l'instauration d'une nouvelle politique étrangère, à savoir l'abandon d’une posture « agressive », il endigue les revendications des militaires. L’URSS va ainsi alléger sa présence dans le tiers-monde - d’où elle estime n'avoir rien retiré - dont le coût est ressenti non plus comme une nécessité dans la lutte contre les Américains mais comme un fardeau. En 1989, le budget de l'URSS consacré à l’aide extérieure baisse de 30 %. Plutôt que d'attiser les conflits régionaux, Moscou, en liaison avec les Etats-Unis, va accorder une priorité à leur règlement politique et privilégier la recherche d'une coopération économique au détriment des rapports de force idéologiques. Le poids financier de la reconstruction de l'Angola et du Mozambique étant bien au-delà des moyens du Kremlin, ses « africanistes » vont inciter ces pays à se tourner vers l'Occident. Avant même la chute du Mur, les Américains vont ainsi devenir le premier partenaire économique de l'Angola, lequel est alors leur deuxième fournisseur africain ! Pragmatiques, les Etat-Unis, devenus, pour ainsi dire sans s’impliquer, les principaux acteurs économiques en Afrique australe mais aussi les « faiseurs de rois régionaux » grâce à leur influence dans le processus de retrait des Sud-Africains de Namibie et des Cubains d’Angola, et le principal membre de la Troïka chargée du règlement des conflits au Mozambique et en Angola, acceptent donc opportunément leur implication sur le continent africain.
Toutefois, cet engagement doit être relativisé. Si l’effondrement du monde communiste et si la première guerre du Golfe laissent entrevoir de nouveaux horizons et la possibilité pour l’Amérique de fonder un « nouvel ordre mondial » dans une ère post-historique, c’est sur un continent africain aux matrices culturelles fortes que cette chimère va être enterrée, plus précisément en Somalie, à Mogadiscio en 1993, dans les débris d’un Blackhawk down. Episode traumatisant pour l’opinion publique américaine, il interdira aux politiques américains de recourir à l’utilisation des forces armées US sur le continent pendant une décennie, ce qui va au moins permettre de réaliser des économies : en effet, hors du glacis bipolaire, le monde est devenu plus instable et l’engagement, direct ou par l’entremise de l’ONU, plus coûteux que rémunérateur (d’où leur refus de laisser l’ONU s’impliquer au Rwanda en 1994 !). Cela a d’autant moins incité les Occidentaux à intervenir en Afrique que, dans le même temps, cette dernière amorçait un mouvement de marginalisation qui devait la mener de 3 % du commerce mondial sous le seuil de 1 % (le tout dans un climat de chaos engendré par l’ouverture du jeu politique dans une période de crise économique généralisée, ce qui sera à l’origine de la revendication provocatrice des populations africaines en faveur de la « mangécratie » plutôt que pour n’importe quelle autre « cratie » exogène). La situation du continent ne cadrait donc pas vraiment avec la vision « gagnante-gagnante » de l’heureuse mondialisation libérale que promeuvent les Etats-Unis. L’administration Clinton va donc préférer une politique africaine d’influence adaptée au contexte, et qui durera presque une décennie : ce sera la politique des nouveaux leaders (bien souvent ex-marxistes !) et des pays pivots. Les résultats de cette politique sont au moins aussi mitigés que ceux de la politique africaine de la France durant la même période, sans pour autant avoir eu aussi mauvaise presse. Qu’on en juge… En 1994, la nouvelle Afrique du Sud de Nelson Mandela, en pleine réforme, refuse le rôle de pivot des intérêts américains sur le continent. Les acteurs du conflit angolais feront certes mine de se conformer aux décisions américaines, mais la poursuite de la guerre civile au lendemain des élections de 1993 et jusqu’en 2002, année de l’exécution du chef de l’UNITA, Jonas Savimbi, prouve le manque de volonté et de détermination - plus que de moyens - des Américains à combattre les ressorts endogènes du conflit. Il faut dire que la conversion au libéralisme du marxiste Dos Santos et la découverte puis l’attribution de blocs pétroliers en eau profonde interdisaient à Washington d’exercer de fortes pressions sur le régime du MPLA... En Ethiopie, les maquisards tigréens sécessionnistes, maoïstes, ultra-staliniens et pro-albanais, venus à bout du régime marxiste de Mengistu en 1991, oppresseront les ethnies minoritaires du pays, bien que convertis à l’économie de marché au lendemain de leur victoire, et se lanceront en 1998 puis en 2000 dans la guerre la plus moderne jamais menée en Afrique contre leurs voisins et anciens alliés érythréens, nécessitant une interposition onusienne. Le bon élève ougandais Museweni continuera, pour sa part, à utiliser les milices chrétiennes du sud du Soudan pour déstabiliser Khartoum et formera les cadres du FPR qui prendront le pouvoir au Rwanda au lendemain du génocide de 1994. Ces deux pays se lanceront en 1997 dans une entreprise de dépeçage du Zaïre de Mobutu, ce qui eût pu plaire à Washington si l’ensemble de l’Afrique centrale n’en était pas entré en convulsion : le Tchad (soutenu par la Libye), l’Angola, le Zimbabwe, la Namibie vont contrer la volonté de Museweni et de Kagamé de venir à bout de leur ancien allié Kabila père. Le coût des dommages collatéraux de la « première guerre mondiale africaine » est élevé : la déstabilisation des pays voisins soutenant un acteur zaïrois (par exemple, la République centrafricaine et le MLC de Jean-Pierre Bemba), la prolifération des armes légères, des trafics et des bandes armées, la déstructuration du tissu économique, la généralisation de l’économie informelle, l’effondrement de l’Etat, la milicianisation des sociétés, l’instrumentalisation des haines et rancoeurs, le retournement d’alliance entre Rwanda et Ouganda, etc., tout cela aurait fait plus de trois millions de morts en moins de dix ans ! C’est finalement le Nigeria, géant pétrolier, qui tiendra le mieux sa place de leader régional - non sans accusation de partialité et d’excès de violence lors de l’intervention de ses troupes en Sierra Leone dans le cadre de l’ECOMOG -, les Etats-Unis apportant leur aide à ce pays dont plusieurs provinces islamistes du Nord appliquent pourtant la charia !
Malgré un bilan on le voit plus que mitigé, l’administration républicaine semblait prête à reprendre à son compte cette politique d’influence sans engagement direct, du moins avant les attentats du 11 septembre 2001. Ces derniers et la « guerre contre le terrorisme » en découlant ont mis fin à la politique d’indifférence pour le continent. Ainsi, l’établissement d’une base à Djibouti (certes plutôt destinée à cloisonner la péninsule Arabique qu’à servir comme point d’appui pour des opérations vers l’intérieur du continent africain) ou encore l’envoi de 1 500 Marines au Libéria en 2003 (au quarantième personnel impaludé, la petite troupe sera rembarquée et renvoyée vers des terres moins hostiles) apportent la preuve que le traumatisme de Mogadiscio en 1993, s’il n’est pas oublié (Hollywood l’ayant récemment célébré et glorifié), n’est plus incapacitant pour les politiques américains favorables à un engagement accru de leur pays en Afrique. Or les atours sans cesse redécouverts du continent comme l’intérêt des Chinois pour ce dernier, dans le cadre de leur stratégie de « décontainment », pourraient bien rendre plus massive et durable la réimplication américaine. Dans ce contexte se pose une question à laquelle il est d’autant plus difficile de répondre après une décennie d’autoculpabilisation, d’autoflagellation et de désengagement de la France en Afrique : quelle politique africaine mettre en œuvre pour conserver ses positions sur le continent, voire y recouvrer crédibilité et influence ?
Nicolas Berembaum