Les enjeux de la formation des élites africaines en France

Les solides liens d’amitié tissés sur les bancs des écoles et des universités entre les élites françaises et les élites africaines qui devaient arriver au pouvoir dans les années 1960, ou encore ceux existants entre les militaires blancs de « la Coloniale » et leurs anciens homologues noirs -lesquels seront parfois à l’origine du renversement des premiers présidents africains issus des indépendances- ont probablement été à l’origine de la relation privilégiée qui s’est maintenue entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne jusqu’aux années 1990.Ils ont donc longtemps constitué une chance, chacun des protagonistes de cette relation franco-africaine en tirant bénéfice : la France, qui devait trouver dans sa politique d’influence sur le continent une occasion de conserver son rang de « grande moyenne puissance mondiale », mais aussi les pouvoirs africains, qui firent de la rente découlant des politiques bilatérales d’aide publique au développement la base d’un compromis postcolonial générateur de stabilité qui perdurera quelques décennies, bien qu’accepté plus ou moins volontairement par les sociétés africaines.

Cette politique africaine se perpétue tout au long des années 1970 et 1980, certes parce qu’elle sert les intérêts de tous, mais aussi parce que les échanges « physiques » entre élites restent nombreux et participent encore à renforcer la relation : envoi massif de coopérants français, accueil d’étudiants -parfois opposants- et de stagiaires militaires africains dans l’intention d’aider à la formation des armées des jeunes Etats, etc. La réalité est donc éloignée de l’image de « barbouzerie » généralisée que mettront plus tard en avant les polémistes pourfendeurs de la « Françafrique ». Force est cependant de constater que c’est la France qui a le mieux profité de cette relation, et que cette dernière ne sera jamais condamnée par la majorité de la classe politique française ni au lendemain de l’alternance de 1981 ni même quand l’échec du développement de la partie francophone du continent deviendra de plus en plus patent (ce constat étant au demeurant valable pour nombre de pays anglophones et lusophones).

Avec la chute du mur de Berlin, la contestation des régimes africains par leur propre population, le génocide rwandais, le conditionnement de l’aide à un accord préalable avec le FMI et sa constante diminution, les appels à la démocratisation qui font douter les dirigeants africains de la réciprocité de leur amitié, la dévaluation du franc CFA, la part de plus en plus importante des pays d’Afrique non francophone dans l’excédent de la balance commerciale française, le choix de l’Europe plutôt que de l’Afrique comme nouveau multiplicateur de rayonnement et la réforme du dispositif militaire français en Afrique, ainsi qu’avec la disparition du ministère de la Coopération, on assiste dans les années 1990 à la déconstruction de la relation entre la France et l’Afrique. Et ce à l’heure où, dans un mouvement exactement contraire, la Grande-Bretagne s’implique sur le continent (création du DFID, intervention militaire en Sierra Leone…) !

Tout cela, conjugué à un contexte d’intégration particulière du continent à la mondialisation (seule l’Afrique voit sa part dans le commerce mondial régresser, passant de 3% à 1% en une décennie), d’affaiblissement de l’Etat, voire d’instabilité ou encore de conflit intra-étatique, achève de consommer le divorce entre la France et la partie francophone du continent. Un éloignement peu profitable à l’espace francophone si l’on en juge à l’aune de l’expansion des systèmes de conflit sur le sous-continent (Afrique des Grands Lacs, Afrique centrale, Afrique de l’Ouest). Les autoflagellations des bien-pensants auront pour conséquence d’aggraver le mal, légitimant les politiques de restriction d’attribution des visas d’étude et autres tracasseries administratives qui vont dissuader les élites d’Afrique francophone de poursuivre leur formation en France, tandis que celles qui s’entêtent à obtenir le précieux sésame n’ont alors souvent pas les moyens matériels de vivre en France faute de bourses d’Etat. Ce qui n’a pas manqué de créer un fossé d’une décennie entre élites françaises et africaines.

Or les attentats du 11 septembre 2001 et peut-être plus encore les événements de Côte d’Ivoire amènent la réimplication -multilatéralisée- de la France en Afrique, et plus particulièrement dans sa « zone d’intérêt prioritaire ». Dans ce nouveau contexte, le souvent long maintien au pouvoir des présidents d’Afrique francophone et les solides amitiés qu’ils ont nouées avec les élites politiques françaises au cours de l’exercice de leur mandat ne manqueront pas d’impliquer d’office la France dans des successions qui se profilent à court terme (pour des raisons biologiques évidentes) et qui se révéleront d’autant plus difficiles qu’on peut les assimiler à la remise en question des contrats et des équilibres sociaux qui s’étaient établis au lendemain des indépendances. Et quand bien même ces obstacles seraient surmontés, quels interlocuteurs restera-t-il à la France si les jeunes élites africaines qui succèdent aux « éléphants » sont celles qui ont été formées ailleurs que dans l’Hexagone pendant les années 1990 ? Tous ces arguments sont le meilleur plaidoyer pour que Paris cesse de ne considérer comme interlocuteurs valables que les élites africaines et s’intéresse aussi aux jeunes sociétés civiles africaines. Plaidoyer aussi pour que la France, plutôt que de laisser se perpétuer la discrimination qui frappe ses jeunes d’origine africaine, fasse le maximum pour les intégrer et que les mieux formés tout comme ceux qui ont gardé un lien fort avec l’Afrique deviennent ses relais avec le continent, comblant ainsi le fossé des années 1990. Loin d’être une menace, ils constituent une opportunité.

Nicolas Berembaum