Boileau, depuis des générations, transmet cet enseignement fondamental qui veut que le succès de l’action soit conditionné notamment et essentiellement par la limpidité de la pensée. A entendre les arguments échangés ces derniers mois tant dans le champ du discours politique que dans celui de l’action économique au sujet de la notion de « patriotisme économique », il est permis de craindre que certaines de nos élites aient choisi de renoncer à cette vérité première de l’esprit français.
Il est inévitable, dans un pays où la culture économique frise le niveau zéro et où la simple utilisation du mot « patrie » évoque dans l’esprit de nombre de bien-pensants le retour de la bête immonde, que la conjonction de ces deux notions suscite l’éveil de tous les phantasmes. Quand le débat politique s’enlise à ce point, personne ne rechignera devant un tel os à ronger. Le soufflet étant temporairement retombé après quelques semaines d’agitation politico-médiatique stérile, il est temps sans doute de tenter de jeter un tant soit peu de lumière sur cette question. Ecartons d’emblée les visions radicales évoquées par tel ou tel. La politique économique s’accorde mal des solutions toutes faites et des idées préfabriquées qui, sans coup férir, viennent généralement s’écraser avec pertes et fracas contre les murs de l’histoire. Le « modèle ultra-libéral » n’existe que dans les cauchemars des tenants d’expériences d’une économie totalement administrée dont tout le monde sait comment elles ont fini. Comme les organismes génétiquement modifiés, les politiques économiques finissent toujours par se retrouver en champ ouvert, confrontées à la réalité de ce monde. Partant de ce constat, on n’accordera ici que le peu d’attention qu’ils méritent à ceux, grands patrons, hommes politiques ou experts, qui se sont rués avec délectation sur leur réserves de concepts tout prêts à l’emploi en entonnant le refrain du « Sus aux protectionnistes ». Un moindre mal serait que l’on puisse mettre cette erreur sur le compte d’une lecture trop rapide ou d’une audition défaillante de la part des intéressés. Il est vrai qu’entre « patriotisme » et « protectionnisme », la fatigue aidant …
Mais imaginons le pire : que certains de ces dirigeants, décideurs et professeurs aient tenu ces propos en toute conscience. Comment ces brillants esprits n’ont-ils pas compris que ce « patriotisme économique », ce n’est en réalité que la nouvelle appellation de ce qu’autrefois on appelait la « politique économique », avec ces volets fiscal, monétaire et industriel ? Mais la politique économique a été tellement dénaturée et vidée de son sens par des décennies d’abandon et de lâcheté que cette notion est devenue inopérante. Ce qui autrefois tombait sous le sens, que le rôle de tout décideur politique ou économique français consiste dans son travail quotidien à défendre les intérêts de son pays, est aujourd’hui devenu à ce point abstrait qu’il a semblé à certains important et nécessaire de rappeler par le vocabulaire que la politique est, par nature même, d’essence patriotique. Le citoyen français n’accorde pas son suffrage à un homme politique pour voir celui-ci défendre les intérêts de la Chine, de l’Allemagne ou des Tuamotu ! Pas plus que le salarié français n’accepte de voir celui qui l’emploie s’asseoir sur l’intérêt national dans ses choix stratégiques avec les conséquences économiques et sociales que l’on sait. Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge de je ne sais quel égoïsme national mais de défendre ce qui est nôtre au même titre que toutes les nations du monde défendent légitimement ce qui est leur. La France n’a pas plus vocation à dilapider ses richesses hors de ses frontières qu’à « accueillir toute la misère du monde ».
Ce débat sur le patriotisme économique n’est donc pas le symptôme de l’irruption sur la scène française d’un nouvel avatar du colbertisme ou le signe précurseur d’une mise sous cloche de l’économie nationale. Depuis que l’Homme fabrique, commerce et consomme, la règle première du marché est l’échange. L’échelle de ces échanges est aujourd’hui le monde. Que l’on parle de grands groupes ou de PME, le dynamisme économique et social de l’entreprise réside dans l’exploitation la plus efficace des possibilités offertes par cette mondialisation des échanges. A cette fin, l’Etat et l’entreprise ont le devoir de collaborer à ce que les économistes appellent la meilleure allocation des ressources. L’objectif du patriotisme économique ne doit pas être de prôner une crispation sur la réalité économique d’aujourd’hui, qui est déjà celle d’hier. Une politique économique responsable doit aujourd’hui se placer au service conjoint de la Nation et de ses entreprises pour détecter dès maintenant ce que seront demain les avantages concurrentiels de notre économie et tout mettre en œuvre pour les renforcer. Nous payons aujourd’hui les erreurs et le manque d’audace des trente dernières années. Depuis des décennies, la France s’est faite une spécialité d’ouvrir les chemins de l’économie des lendemains … et de se faire régulièrement dépasser par ses concurrents dès lors que la mise en musique industrielle et commerciale est à l’ordre du jour. Comment expliquer que le pays qui a inventé la carte à puce, a fait œuvre de pionnier dans l’ordinateur familial (souvenez-vous de Bull) et mis en place le premier réseau de communication télématique au monde (eh oui, ce Minitel qui fait tant sourire) ne soit pas leader incontesté dans ce secteur structurant de l’économie qu’est la communication ?
La réalité est que nos ingénieurs sont bien meilleurs que nos stratèges et plus audacieux que nos financiers. Pour éviter de renouveler de telles fautes, la priorité est d’identifier ce que seront les domaines technologiques qui formeront l’architecture des économies avancées des vingt ans à venir. Ce travail semble avoir été amorcé avec la définition de secteurs dits stratégiques mais il doit être poursuivi avec audace, sans conservatisme. Ne renouvelons pas les erreurs du charbon et de l’acier : la France a payé très cher, sur tous les plans, la mise sous perfusion prolongée de ces secteurs dépassés. Ce qui devait arriver a bien sûr fini par arriver, ces entreprises ont fermé ou ont dû se restructurer. Mais la facture économique, sociale et psychologique est bien plus lourde qu’elle ne l’aurait été si des décisions courageuses et ambitieuses avaient été prises à l’époque. La France n’est pas un pays de cocagne et ne l’a jamais été. Son dynamisme économique et son aura politique ont de tous temps été le fruit du travail et de la volonté des Français. La richesse de la France de 2005 réside à la fois dans la force des grands groupes industriels et de services dont elle est fière et dans une multitude de PME que l’on a tendance, à tort, à oublier. Nous devrions pourtant nous souvenir que la plupart des innovations technologiques qui font aujourd’hui la force des grandes entreprises sont pour la plupart nées il y a vingt, cinquante ou cent ans dans un petit atelier ou un obscur garage de Californie ou d’une quelconque banlieue parisienne. Une économie nationale dynamique est un modèle qui sait à la fois encourager et protéger les acteurs bien établis et d’autre part détecter et porter les pépites de demain. Le patriotisme économique, cela consiste à mettre en place l’arsenal législatif et réglementaire qui permettra de mener de front ces deux combats. Nous nous situons donc bien au-delà de ces effets de mode qui poussent nos décideurs politiques a surfer, souvent maladroitement et à contretemps, sur l’actualité immédiate. Les cas récents illustrés par l’ »affaire » Danone et la question des pôles de compétitivité en sont une bonne et malheureusement amère illustration. Il fut assez ridicule de voir, comme un seul homme, les belles âmes de gauche comme de droite endosser avec une hâte suspecte les habits de défenseurs de la patrie en danger en arguant du caractère stratégique de cette entreprise.
Rappelons que Danone fabrique des yaourts et des gâteaux secs. Personne ici ne remettra en cause le caractère vital pour la France de son industrie agroalimentaire mais les mots ont un sens. Ce qui eut été stratégique en revanche aurait consisté, bien en amont, à mettre en place un arsenal juridique capable de stabiliser l’actionnariat de ces grands groupes. Ce n’est pas en criant « au loup ! » que l’on empêchera un groupe comme Pepsi Co (ou tout autre « prédateur ») de mener s’il le souhaite et s’il en a les moyens une opération d’acquisition sur Danone. Nous sommes après tout bien heureux de voir nos chères entreprises réaliser de telles opérations hors de nos frontières. Une politique économique empreinte de patriotisme devrait viser à assurer aux investisseurs (banques, fonds, industriels, …) des conditions économiques et fiscales susceptibles de les retenir sur le sol national et, en l’espèce, à la Bourse de Paris. Plus de la moitié des capitaux placés à Paris sont gérés par des investisseurs étrangers, généralement américains. Danone ne fait pas exception. Ces fonds d’investissements sont présents sur la totalité des places boursières et gèrent, pour certains d’entre eux, des dizaines de milliards de dollars. Si l’on veut limiter leur poids dans certains groupes français ou européens (et on mesure bien ici le caractère difficilement estimable de la « francité » ou de l’ « européanité » d’une entreprise), et c’est louable, la solution ne consiste pas à les interdire de séjour au Palais Brongniart (au nom de quoi ?) mais à leur opposer des concurrents français ou européens. Force est de constater qu’ils ne sont pas légion.
Mais l’économie ne se résout pas aux grandes sociétés cotées. Notre tissu de PME-PMI est une richesse sur laquelle la France doit compter sur les marchés d’aujourd’hui et de demain. Entreprises dynamiques et créatives, ces petites et moyennes sociétés ont été placées au cœur d’une réflexion récemment menée, mêlant effort de recherche et développement local. Les « pôles de compétitivité », présentés comme une solution dans le cadre de cette réflexion, feront l’objet d’un article à paraître.
RJ