La guerre froide se poursuit sous d'autres habillages cognitifs

Le Monde a publié, dans son édition du 8 novembre 2005, un article de Ivan Kratsev (1), président du think-tank bulgare Center for Liberal Strategies à Sofia (2), sur l’émergence de ce qu’il appelle les « polit-technologui ». Ces « technologues politiques » ont connu une ascension rapide ces dernières années et sont, en quelque sorte, le pendant russe du mouvement néoconservateur américain.

Ces conseillers politiques sont à l’origine de la redéfinition de la politique étrangère russe et celle-ci s’inscrit dans les évolutions géopolitiques et géoéconomiques de ces dernières années :
- L’attractivité qu’éprouvaient les PECO vis-à-vis de l’Union européenne (richesse, stabilité) est devenue un sentiment d’amertume devant sa stagnation politico-économique ainsi que l’impasse quant aux différents élargissements.
- Alors que l’UE était analysée par le Kremlin comme un outil de la politique étrangère franco-allemande, celle-ci s’émancipant de la tutelle américaine, l’UE est vue aujourd’hui comme une arme anglo-polonaise et où les Etats-Unis sont écoutés.
- Les révolutions, ou les tentatives, dans « l’étranger proche » de la Russie (les ex-pays satellites) ont été vécues comme un 11 septembre (les mots sont de l’auteur) par le Kremlin.
- La crise énergétique mondiale renforce chaque jour le pouvoir de Poutine et sa politique de diplomatie énergétique, dont Gazprom est l’avatar.

Ainsi, selon l’auteur, les objectifs de la diplomatie russe ont radicalement changé. Alors qu’elle s’efforçait, depuis la chute de l’URSS, de garantir la stabilité et la préservation de l'intégrité territoriale des Etats postsoviétiques (3), elle s’engage aujourd’hui à exporter sa propre version de la démocratie et à constituer des noyaux prorusses au sein des sociétés anciennement soumises. Cette politique a pour objectif principal de développer une infrastructure suffisante d'idées, d'institutions, de réseaux et de contacts dans les médias qui permettront un regain d'influence lors de la crise prévisible des régimes « orange » (Ukraine et Géorgie). La Russie ne se battra pas contre la démocratie dans ces pays. Elle luttera pour son type de démocratie.

« En effet, les technologues politiques croient sincèrement aux vertus et à l'avenir d'une « démocratie dirigée », mélange subtil de répression douce et de manipulation dure. La plupart d'entre eux connaissent bien l'Occident et s'en inspirent. Leur vision de la politique est totalement élitiste : il s'agit d'une étrange combinaison de postmodernisme français, de maniérisme dissident, de coups tordus façon KGB et de cynisme post-soviétique, le tout mêlé d'efficacité très « business » et de grandiloquence russe traditionnelle. Ils croient en la démocratie, mais en une démocratie manipulatrice, pas représentative ».

Un autre changement dans la politique de Moscou est le rôle accru de la société civile comme vecteur d’influence (4). D'après l'un des technologues politiques les plus influents, Sergueï Markov, les révolutions du XXIème siècle seront celles des ONG. Ces révolutions n'ont pas de centre de coordination ni d'idéologie unique ; elles ne sont ni planifiées ni déclenchées de façon publique. « Les révolutions d'ONG sont des révolutions de l'ère de la mondialisation et de l'information. Il est vain de protester contre cette réalité, écrit Markov, quiconque veut jouer un rôle en politique au XXIe siècle doit créer ses propres réseaux d'ONG et leur fournir de l'idéologie, de l'argent et des bras ».
La nouvelle politique étrangère du Kremlin se focalise donc sur la création de ces réseaux (groupes de réflexion, organisations de médias, centres de développement), ceux-ci permettant à la Russie de se présenter elle-même comme un « exportateur de démocratie », à l’instar des Etats-Unis. De ce fait, à terme, les responsables politiques de Moscou sont en train de s'assurer que la prochaine révolution, celle qui verra tomber Viktor Iouchtchenko et Mikhaïl Saakashvili, se fera aux couleurs de Moscou.

AR

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-707332,0.html

http://www.cls-sofia.org/index.html Le lecteur peut se rendre sur le site et retrouver les partenaires et financiers du think-tank, principalement américains et allemands (souvent à travers des pseudo fondations bulgares). Les projets passés et futurs sont aussi présentés.

3. Principalement l'Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Moldavie, les Républiques du Caucase et celles d'Asie Centrale.

4. Ce que les Etats-Unis ont déjà pris en compte depuis une dizaine d’année.