« En France, les gouvernements n’ont pas le temps de faire de la stratégie. Ils gèrent le flot des problèmes quotidiens dans la politique de l’instant. Leur souci principal est l’écoute des médias et des relais des opinions pour contenir les mécontents et gagner des points à l’audimat des sondages. Leur objectif principal est la réélection et non l’engagement désintéressé de leur personne au service de la France et de l’Europe. Depuis trente ans, leur pensée s’est figée dans les contraintes du court terme. Ils passent d’un dossier à l’autre mais n’ont pas le temps de poser leur stylo pour s’interroger sérieusement sur les stratégies de moyen et long terme à mettre en œuvre pour assurer à la France une sécurité de développement suffisante. Le facteur aggravant de cet état des lieux est l’incapacité de la classe politique à dépasser ses clivages politiciens. Il est inutile d’imaginer dans notre pays le moindre consensus pour défendre une vision moderne de l’intérêt national ». Ce jugement sévère mais hélas très réaliste sur la gouvernance française provient des quelques atypiques de la haute fonction publique ou du monde politique qui ont décidé de parler vrai dans les coulisses du système. Il en dit long sur les incohérences de l’appareil d’Etat et sur les incapacités de la société française à gérer sa propre destinée. La renaissance du patriotisme économique
C’est dans ce contexte que la notion de patriotisme est en train de renaître de ses cendres.En parlant haut et fort du patriotisme économique, Dominique de Villepin hisse au bon niveau du débat la réflexion que certains de ses prédécesseurs à Matignon avaient déjà amorcée avant lui. Edith Cresson fut la première à saisir la portée stratégique du patriotisme économique. Faute d’un entourage à la hauteur du défi et trahie par son propre parti, elle n’eut guère le temps de préciser sa pensée dans le domaine. Edouard Balladur se sensibilisa à cette idée en reprenant le dossier mal engagé lors des négociations du GATT, afin de sauver ce qui pouvait l’être dans le bras de fer Etats-Unis/Europe. Il nomma un comité Compétitivité et Sécurité économique qu’il présida. L’intitulé ne suffit pas à la tâche. Les grands patrons français conviés à siéger à ce comité ne surent pas définir de stratégie à la hauteur de ses ambitions. Ce jour-là, les plus lucides comprirent qu’on ne décrète pas le pays en situation de patriotisme économique, on le construit. Edouard Balladur n’eut guère le temps de le faire. Ses successeurs Juppé et Jospin tuèrent le concept sans même en comprendre la nécessité. Leur rigidité énarchique et leur perception franco-française de la bataille politique leur interdit toute avancée intellectuelle sur la question. Il fallut un député, Bernard Carayon, pour sortir le patriotisme économique du néant, ou du moins l’extraire d’écrits préexistants qui explicitaient déjà son utilité dans les cinq premières économies mondiales, à l’exception de la France. L’ouvrage qu’il prépare pour le début de l’année 2006 sera intéressant à lire sur ce point. D’autres n’ont pas ce courage et sont même tentés de réécrire l’histoire..
Construire le patriotisme économique par une politique de puissance
Si les élites, les politiques et les médias ont tant de difficultés à saisir la réalité et la portée du patriotisme économique, c’est parce qu’ils ont perdu l’habitude de raisonner à partir de la réalité complexe du monde d’aujourd’hui. Deux éléments devraient pourtant les amener à plus de lucidité :
1) La planète n’est pas extensible sur le plan concurrentiel. Autrement dit, les affrontements économiques souterrains vont se multiplier tout simplement par l’accroissement de la concurrence et les effets très déstabilisateurs qu’elle produit sur l’équilibre des économies nationales. La Chine a plus d’un milliard de pauvres mais l’enrichissement d’une petite partie de sa population désorganise déjà le fragile équilibre géoéconomique instaurée depuis 1945.
2) Les pénuries de ressources et les risques engendrés par les retombées des révolutions industrielles sur le climat sont encore inconnus.
Devant ces perspectives pourtant évidentes dans leur énoncé, la politique de l’instant est vouée à l’échec. Dominique de Villepin ne s’y est pas trompé. Pour survivre et se développer, un pays doit désormais faire front dans l’adversité. Le patriotisme économique est la manière dont un peuple s’unifie autour d’une destinée collective pour tirer le meilleur de ses forces, tout en faisant face. Cette définition relève d’une toute autre philosophie que le nationalisme économique qui hante encore les esprits secoués par les guerres mondiales du XXème siècle. Il ne s’agit pas de partir à la conquête du monde mais de ne pas subir la loi du plus fort, qu’il soit à l’Ouest comme à l’Est. Depuis la fin des années 1990, le gouvernement se rend compte que la France ne sortira pas du piège dans lequel elle est enfermée (endettement et faible croissance) en attendant d’être aspirée dans une Europe unifiée. Le résultat du référendum fut aussi un coup de semonce pour le rappeler à l’ordre dans ses prérogatives patriotiques.
Quels sont les obstacles à cette mutation ?
Le premier est l’état de la classe politique. Une évidence saute aux yeux : elle ne s’est pas préparée à cette épreuve. Les politiques présidentiables pensent encore en terme de dossiers à traiter alors que l’urgence est à la définition de stratégies de moyen et long terme. Qui osera enfin rédiger les termes d’une véritable politique de puissance pour la France? Ni Nicolas Sarkozy, ni Dominique de Villepin n’ont pour l’instant fait le moindre pas dans cette direction. A gauche, la situation est identique, en pire. C’est d’abord un vœu à l’impuissance qui jaillit des textes préparatoires au futur congrès du PS. A l’image des alter mondialistes qui suivent en cela la tradition des pacifistes allemands de la guerre froide (plutôt rouges que morts), les dirigeants de gauche ne veulent pas entendre parler de politique de puissance qu’ils assimilent soit à un discours belliciste pro impérialiste ou qu’ils diluent dans les méandres de la construction européenne.
Le deuxième obstacle est la capacité des élites en charge du bien public, à appliquer les termes d’une politique de puissance. Les récentes affaires (projet de décret sur les marchés stratégiques, verrouillage de certaines OPA…) démontrent que les membres des cabinets ministériels ont du mal à assimiler l’esprit de ruse et de duplicité qu’ont les anglo-saxons pour tirer leur épingle du jeu dans les enjeux géoéconomiques de la mondialisation. Faute d’avoir été formés à ce délicat exercice du pouvoir, ils agissent dans l’urgence et soulèvent plus de problèmes qu’ils ne créent de solutions. De fait, ils sont pour l’instant un obstacle important à une mutation intelligente de la gouvernance française. Ils ont trop pris l’habitude de trouver des solutions en 48 heures alors qu’il faudrait parfois plusieurs semaines de réflexion pour définir une stratégie efficace et applicable sur le terrain . Enfin, et ce n’est pas un détail, une partie d’entre eux fonctionne comme une petite cour de Versailles polarisée par une recherche de privilèges pour service rendue à la cause d’un politique.
Le troisième obstacle est la position collective à prendre vis à vis de la prise de risque. Que faire face aux contournements des règles du marché par des concurrents en recherche de suprématie sur un marché ?. Prenons l’exemple caricatural de la compétition dans l’industrie d’armement. En sortant lundi dernier l’affaire Thalès, le quotidien Le Monde a mis l’accent sur un des aspects inavouables de la guerre économique que se livrent les puissances dans ce secteur stratégique. Toutes les multinationales d’armement, quelque soit leur nationalité, versent des commissions pour obtenir des contrats. Si le cadre qui dénonce les pratiques occultes de Thalès dit vrai, il ne fait que confirmer la réalité du marché. Mais il y en a une autre plus grave. Sans le recours à ces moyens pour conquérir des marchés, quel serait l’avenir de l’industrie d’armement et de ses personnels ? Aujourd’hui, l’idée d’une transparence financière dans les marchés d’armement comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs, est une partie de dupes. On peut le regretter mais c’est ainsi. Cela n’empêche pas certains pays de prêcher dans ce sens. Les Etats-Unis sont à la pointe de ce débat. Ce n’est pas un hasard. L’affaiblissement de la concurrence passe par la formalisation de règles qui perturbent le jeu de l’autre. Respectent-ils pour autant les règles qu’ils imposent au reste du monde par la concertation ? Rien n’est moins sûr. Dans cette ambiance de pas vu pas pris, la prise de risque est un passage obligé pour ne pas subir les effets pervers des mécanismes cachés du marché.
Dans un monde complexe où il faut constamment faire le tri entre les intérêts de puissance, les intérêts d’entreprises et les intérêts particuliers, l’aspiration à la justice et à l’amour des hommes ne sont pas des vertus suffisantes pour préserver les emplois et créer de la richesse collective. Telle est la place objective du patriotisme économique comme élément fédérateur d’une politique de puissance.
Christian Harbulot
C’est dans ce contexte que la notion de patriotisme est en train de renaître de ses cendres.En parlant haut et fort du patriotisme économique, Dominique de Villepin hisse au bon niveau du débat la réflexion que certains de ses prédécesseurs à Matignon avaient déjà amorcée avant lui. Edith Cresson fut la première à saisir la portée stratégique du patriotisme économique. Faute d’un entourage à la hauteur du défi et trahie par son propre parti, elle n’eut guère le temps de préciser sa pensée dans le domaine. Edouard Balladur se sensibilisa à cette idée en reprenant le dossier mal engagé lors des négociations du GATT, afin de sauver ce qui pouvait l’être dans le bras de fer Etats-Unis/Europe. Il nomma un comité Compétitivité et Sécurité économique qu’il présida. L’intitulé ne suffit pas à la tâche. Les grands patrons français conviés à siéger à ce comité ne surent pas définir de stratégie à la hauteur de ses ambitions. Ce jour-là, les plus lucides comprirent qu’on ne décrète pas le pays en situation de patriotisme économique, on le construit. Edouard Balladur n’eut guère le temps de le faire. Ses successeurs Juppé et Jospin tuèrent le concept sans même en comprendre la nécessité. Leur rigidité énarchique et leur perception franco-française de la bataille politique leur interdit toute avancée intellectuelle sur la question. Il fallut un député, Bernard Carayon, pour sortir le patriotisme économique du néant, ou du moins l’extraire d’écrits préexistants qui explicitaient déjà son utilité dans les cinq premières économies mondiales, à l’exception de la France. L’ouvrage qu’il prépare pour le début de l’année 2006 sera intéressant à lire sur ce point. D’autres n’ont pas ce courage et sont même tentés de réécrire l’histoire..
Construire le patriotisme économique par une politique de puissance
Si les élites, les politiques et les médias ont tant de difficultés à saisir la réalité et la portée du patriotisme économique, c’est parce qu’ils ont perdu l’habitude de raisonner à partir de la réalité complexe du monde d’aujourd’hui. Deux éléments devraient pourtant les amener à plus de lucidité :
1) La planète n’est pas extensible sur le plan concurrentiel. Autrement dit, les affrontements économiques souterrains vont se multiplier tout simplement par l’accroissement de la concurrence et les effets très déstabilisateurs qu’elle produit sur l’équilibre des économies nationales. La Chine a plus d’un milliard de pauvres mais l’enrichissement d’une petite partie de sa population désorganise déjà le fragile équilibre géoéconomique instaurée depuis 1945.
2) Les pénuries de ressources et les risques engendrés par les retombées des révolutions industrielles sur le climat sont encore inconnus.
Devant ces perspectives pourtant évidentes dans leur énoncé, la politique de l’instant est vouée à l’échec. Dominique de Villepin ne s’y est pas trompé. Pour survivre et se développer, un pays doit désormais faire front dans l’adversité. Le patriotisme économique est la manière dont un peuple s’unifie autour d’une destinée collective pour tirer le meilleur de ses forces, tout en faisant face. Cette définition relève d’une toute autre philosophie que le nationalisme économique qui hante encore les esprits secoués par les guerres mondiales du XXème siècle. Il ne s’agit pas de partir à la conquête du monde mais de ne pas subir la loi du plus fort, qu’il soit à l’Ouest comme à l’Est. Depuis la fin des années 1990, le gouvernement se rend compte que la France ne sortira pas du piège dans lequel elle est enfermée (endettement et faible croissance) en attendant d’être aspirée dans une Europe unifiée. Le résultat du référendum fut aussi un coup de semonce pour le rappeler à l’ordre dans ses prérogatives patriotiques.
Quels sont les obstacles à cette mutation ?
Le premier est l’état de la classe politique. Une évidence saute aux yeux : elle ne s’est pas préparée à cette épreuve. Les politiques présidentiables pensent encore en terme de dossiers à traiter alors que l’urgence est à la définition de stratégies de moyen et long terme. Qui osera enfin rédiger les termes d’une véritable politique de puissance pour la France? Ni Nicolas Sarkozy, ni Dominique de Villepin n’ont pour l’instant fait le moindre pas dans cette direction. A gauche, la situation est identique, en pire. C’est d’abord un vœu à l’impuissance qui jaillit des textes préparatoires au futur congrès du PS. A l’image des alter mondialistes qui suivent en cela la tradition des pacifistes allemands de la guerre froide (plutôt rouges que morts), les dirigeants de gauche ne veulent pas entendre parler de politique de puissance qu’ils assimilent soit à un discours belliciste pro impérialiste ou qu’ils diluent dans les méandres de la construction européenne.
Le deuxième obstacle est la capacité des élites en charge du bien public, à appliquer les termes d’une politique de puissance. Les récentes affaires (projet de décret sur les marchés stratégiques, verrouillage de certaines OPA…) démontrent que les membres des cabinets ministériels ont du mal à assimiler l’esprit de ruse et de duplicité qu’ont les anglo-saxons pour tirer leur épingle du jeu dans les enjeux géoéconomiques de la mondialisation. Faute d’avoir été formés à ce délicat exercice du pouvoir, ils agissent dans l’urgence et soulèvent plus de problèmes qu’ils ne créent de solutions. De fait, ils sont pour l’instant un obstacle important à une mutation intelligente de la gouvernance française. Ils ont trop pris l’habitude de trouver des solutions en 48 heures alors qu’il faudrait parfois plusieurs semaines de réflexion pour définir une stratégie efficace et applicable sur le terrain . Enfin, et ce n’est pas un détail, une partie d’entre eux fonctionne comme une petite cour de Versailles polarisée par une recherche de privilèges pour service rendue à la cause d’un politique.
Le troisième obstacle est la position collective à prendre vis à vis de la prise de risque. Que faire face aux contournements des règles du marché par des concurrents en recherche de suprématie sur un marché ?. Prenons l’exemple caricatural de la compétition dans l’industrie d’armement. En sortant lundi dernier l’affaire Thalès, le quotidien Le Monde a mis l’accent sur un des aspects inavouables de la guerre économique que se livrent les puissances dans ce secteur stratégique. Toutes les multinationales d’armement, quelque soit leur nationalité, versent des commissions pour obtenir des contrats. Si le cadre qui dénonce les pratiques occultes de Thalès dit vrai, il ne fait que confirmer la réalité du marché. Mais il y en a une autre plus grave. Sans le recours à ces moyens pour conquérir des marchés, quel serait l’avenir de l’industrie d’armement et de ses personnels ? Aujourd’hui, l’idée d’une transparence financière dans les marchés d’armement comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs, est une partie de dupes. On peut le regretter mais c’est ainsi. Cela n’empêche pas certains pays de prêcher dans ce sens. Les Etats-Unis sont à la pointe de ce débat. Ce n’est pas un hasard. L’affaiblissement de la concurrence passe par la formalisation de règles qui perturbent le jeu de l’autre. Respectent-ils pour autant les règles qu’ils imposent au reste du monde par la concertation ? Rien n’est moins sûr. Dans cette ambiance de pas vu pas pris, la prise de risque est un passage obligé pour ne pas subir les effets pervers des mécanismes cachés du marché.
Dans un monde complexe où il faut constamment faire le tri entre les intérêts de puissance, les intérêts d’entreprises et les intérêts particuliers, l’aspiration à la justice et à l’amour des hommes ne sont pas des vertus suffisantes pour préserver les emplois et créer de la richesse collective. Telle est la place objective du patriotisme économique comme élément fédérateur d’une politique de puissance.
Christian Harbulot