Un haut fonctionnaire français a traduit cet article du Times de Londres daté du mardi 20 septembre 2005. Il est toujours intéressant de suivre ce que pensent certains milieux britanniques sur les retombées des élections allemandes. Une réflexion qui devrait être lue très attentivement par la classe politique française.Comment l’Allemagne a tordu le couteau
par Anthony Browne
Tous les espoirs de réforme économique qui subsistaient au sein de l’Union ont été anéantis par le résultat des élections.
« O bonheur que de vivre dans cette aube qui se lève
Et pure extase que d'y vivre jeune ! »
C'est bien sûr du Paris de 1789 que le poète William Wordsworth parlait en ces termes, mais les Eurosceptiques commencent à éprouver le même sentiment dans le Bruxelles de 2005. Dans le Bruxelles de nos jours, la révolution n’est ni rapide ni sanglante mais laborieusement en train de se faire jour et (généralement) diplomatique. Dans la capitale de l’Europe, et où que vous regardiez, il est difficile d’échapper au sentiment que le régime est en train de changer.
La petite mais de plus en plus dynamique troupe d’Eurosceptiques à Bruxelles se sentait déjà pousser des ailes grâce à la crise constitutionnelle de l’Union Européenne, à sa crise budgétaire, à sa crise économique, à sa crise de l’Euro, à sa crise de légitimité et à sa crise turque. Voilà maintenant la crise allemande. Ce n’est pas seulement une crise d’autorité dans le plus important pays membre de l’Union Européenne. C’est beaucoup plus sérieux : c’est un barrage sur la dernière route restante qui aurait permis à l’Union Européenne d’échapper à ses problèmes.
Le malaise au sein de l’Union est si profond que les 25 commissaires, membres de la Commission européenne, cette force motrice de l’Union, ont tenu aujourd’hui un séminaire extraordinaire pour faire le point. Ils ont tous ces pouvoirs – mais que doivent-ils en faire ? Dans un mois, les chefs de gouvernement referont cet exercice au sommet informel du Palais d’Hampton Court. Pour délier les langues, il n’y aura pas de collaborateur et il n’y aura qu’un seul sujet à l’ordre du jour : « Jusqu’où l’Union ?».
La construction européenne a été poussée en avant par un effort collectif visant à bâtir une succession de « grands projets » : le marché unique, la monnaie unique, l’entrée de l’Europe de l’Est. Mais le dernier grand projet que Bruxelles a tant poussé en avant, la Constitution Européenne, a été guillotiné par les électeurs français et néerlandais. Maintenant, quelle que soit la direction dans laquelle l’Union Européenne essaie de s’engager, la voie est bouchée.
Nombreux sont ceux qui voudraient construire une « zone commune de justice et de sécurité », en harmonisant les systèmes juridiques et criminels ; mais des États-membres tels que la Grande-Bretagne ont trop de doutes. Nombreux sont ceux à Bruxelles qui voudraient construire une politique étrangère commune, reposant sur un siège de l’Union Européenne aux Nations-Unies et sur une armée européenne ; mais il y a trop de ministres des Affaires Étrangères et de ministres de la Défense nationaux qui souhaitent conserver leur travail.
Tony Blair veut démolir la politique agricole commune et dépenser le budget européen, qui se chiffre en trillion d’euros, pour promouvoir les industries du futur plutôt que les pommes de terre ; mais il ne fait pas le poids face aux agriculteurs européens. Les divisions philosophiques sur les objectifs de l’Union Européenne sont si énormes que les États-membres ne peuvent même pas se mettre d’accord sur le budget septennal.
Vues de Bruxelles et de Londres, les élections allemandes ont ouvert une voie royale pour le prochain grand projet : l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Il sera maintenant beaucoup plus difficile à la Chancelière présumée, Angela Merkel, une turcosceptique avérée, de bloquer son entrée dans l’Union. Mais le problème est qu’une large majorité des peuples européens, dans la plupart des pays européens – notamment en France, en Allemagne et aux Pays-Bas - y sont farouchement opposés. Plus l’Union Européenne courtise la Turquie, plus s’accroît sa crise de légitimité.
La Commission Européenne, sous la houlette du libéral José Manuel Barroso, a pointé les économies sclérosées et les taux de record de chômage comme étant le plus gros problème de l’Union Européenne ; elle a fait des réformes économiques libérales, incluant le démantèlement des systèmes de protection sociale, sa priorité n°1. C’était LE nouveau grand projet.
Le seul problème était que la Commission n’a virtuellement aucun pouvoir en la matière. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de crier depuis les lignes de touche. Mais les électorats – maudits soient-ils - ne cessent de crier en retour : « Non ! ». Quelles que soient les raisons pour lesquelles les Français ont voté lors du référendum constitutionnel, et quelles que soient celles pour lesquelles les Allemands viennent de voter, il y a une chose contre laquelle les deux peuples ont voté de concert : réduire leur modèle social adoré. Les Allemands se sont vu proposer des réformes libérales par Frau Merkel, et son résultat électoral a plongé. Au total, plus de gens ont voté pour les partis anti-réforme de gauche que pour les partis pro-réforme.
M. Blair et Nicolas Sarkozy, bien placé pour être le prochain président français, voyaient dans la victoire de Frau Merkel quelque chose de si essentiel pour les réformes économiques – et si essentiel pour le futur de l’Europe - qu’ils ont tous les deux snobé le Chancelier Schröder en la soutenant publiquement avant l’élection. Mais maintenant, même si Frau Merkel devient Chancelier, elle n’aura aucun mandat pour réformer la plus grande et la plus troublée des économies européennes. Voilà la signification de la crise allemande. Elle a tout bonnement tué tout espoir de réforme économique significative.
Senhor Barroso a fait ce qu’il pouvait pour pousser aux réformes, en particulier en mettant un coup d’arrêt à ses directives officielles qui pénalisent le business, et même en commençant à les supprimer. Promettant une nouvelle ère de déréglementation, il affirmait, la semaine dernière, que c’en était fini de l’ère héroïque de Jacques Delors qui publiait « une nouvelle directive chaque jour ». Mais la perspective de devoir supprimer, l’une après l’autre, toutes les lois que leurs prédécesseurs avaient édifiées, est en train de jeter l’armée bruxelloise des eurocrates idéalistes dans le désespoir. Ils étaient venus ici avec pour mission de construire l’Europe, pas de la démolir.
Après avoir surmonté les divisions de la Seconde Guerre mondiale, « l’Union toujours plus proche » de l’Europe a foncé dans le décor et personne ne sait maintenant où aller. On dit souvent que l’Union Européenne est comme une bicyclette : arrêtez de pédaler en avant et vous tombez. Mais, étant maintenant parvenue dans une impasse, la bicyclette européenne n’est pas seulement en train de faire du surplace, elle essaie aussi de pédaler à l’envers.
La révolution bruxelloise ne provoquera évidemment pas le bain de sang de la révolution française mais elle produit une atmosphère nerveuse, à faire frémir. Les tensions entre les États-membres provoquent des disputes amères. Les jours de certitude sont passés. Comme l’a confié un diplomate européen : « Il n’y a plus qu’un grand vide ».
Le bonheur, en effet, pour les Eurosceptiques.
par Anthony Browne
Tous les espoirs de réforme économique qui subsistaient au sein de l’Union ont été anéantis par le résultat des élections.
« O bonheur que de vivre dans cette aube qui se lève
Et pure extase que d'y vivre jeune ! »
C'est bien sûr du Paris de 1789 que le poète William Wordsworth parlait en ces termes, mais les Eurosceptiques commencent à éprouver le même sentiment dans le Bruxelles de 2005. Dans le Bruxelles de nos jours, la révolution n’est ni rapide ni sanglante mais laborieusement en train de se faire jour et (généralement) diplomatique. Dans la capitale de l’Europe, et où que vous regardiez, il est difficile d’échapper au sentiment que le régime est en train de changer.
La petite mais de plus en plus dynamique troupe d’Eurosceptiques à Bruxelles se sentait déjà pousser des ailes grâce à la crise constitutionnelle de l’Union Européenne, à sa crise budgétaire, à sa crise économique, à sa crise de l’Euro, à sa crise de légitimité et à sa crise turque. Voilà maintenant la crise allemande. Ce n’est pas seulement une crise d’autorité dans le plus important pays membre de l’Union Européenne. C’est beaucoup plus sérieux : c’est un barrage sur la dernière route restante qui aurait permis à l’Union Européenne d’échapper à ses problèmes.
Le malaise au sein de l’Union est si profond que les 25 commissaires, membres de la Commission européenne, cette force motrice de l’Union, ont tenu aujourd’hui un séminaire extraordinaire pour faire le point. Ils ont tous ces pouvoirs – mais que doivent-ils en faire ? Dans un mois, les chefs de gouvernement referont cet exercice au sommet informel du Palais d’Hampton Court. Pour délier les langues, il n’y aura pas de collaborateur et il n’y aura qu’un seul sujet à l’ordre du jour : « Jusqu’où l’Union ?».
La construction européenne a été poussée en avant par un effort collectif visant à bâtir une succession de « grands projets » : le marché unique, la monnaie unique, l’entrée de l’Europe de l’Est. Mais le dernier grand projet que Bruxelles a tant poussé en avant, la Constitution Européenne, a été guillotiné par les électeurs français et néerlandais. Maintenant, quelle que soit la direction dans laquelle l’Union Européenne essaie de s’engager, la voie est bouchée.
Nombreux sont ceux qui voudraient construire une « zone commune de justice et de sécurité », en harmonisant les systèmes juridiques et criminels ; mais des États-membres tels que la Grande-Bretagne ont trop de doutes. Nombreux sont ceux à Bruxelles qui voudraient construire une politique étrangère commune, reposant sur un siège de l’Union Européenne aux Nations-Unies et sur une armée européenne ; mais il y a trop de ministres des Affaires Étrangères et de ministres de la Défense nationaux qui souhaitent conserver leur travail.
Tony Blair veut démolir la politique agricole commune et dépenser le budget européen, qui se chiffre en trillion d’euros, pour promouvoir les industries du futur plutôt que les pommes de terre ; mais il ne fait pas le poids face aux agriculteurs européens. Les divisions philosophiques sur les objectifs de l’Union Européenne sont si énormes que les États-membres ne peuvent même pas se mettre d’accord sur le budget septennal.
Vues de Bruxelles et de Londres, les élections allemandes ont ouvert une voie royale pour le prochain grand projet : l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Il sera maintenant beaucoup plus difficile à la Chancelière présumée, Angela Merkel, une turcosceptique avérée, de bloquer son entrée dans l’Union. Mais le problème est qu’une large majorité des peuples européens, dans la plupart des pays européens – notamment en France, en Allemagne et aux Pays-Bas - y sont farouchement opposés. Plus l’Union Européenne courtise la Turquie, plus s’accroît sa crise de légitimité.
La Commission Européenne, sous la houlette du libéral José Manuel Barroso, a pointé les économies sclérosées et les taux de record de chômage comme étant le plus gros problème de l’Union Européenne ; elle a fait des réformes économiques libérales, incluant le démantèlement des systèmes de protection sociale, sa priorité n°1. C’était LE nouveau grand projet.
Le seul problème était que la Commission n’a virtuellement aucun pouvoir en la matière. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de crier depuis les lignes de touche. Mais les électorats – maudits soient-ils - ne cessent de crier en retour : « Non ! ». Quelles que soient les raisons pour lesquelles les Français ont voté lors du référendum constitutionnel, et quelles que soient celles pour lesquelles les Allemands viennent de voter, il y a une chose contre laquelle les deux peuples ont voté de concert : réduire leur modèle social adoré. Les Allemands se sont vu proposer des réformes libérales par Frau Merkel, et son résultat électoral a plongé. Au total, plus de gens ont voté pour les partis anti-réforme de gauche que pour les partis pro-réforme.
M. Blair et Nicolas Sarkozy, bien placé pour être le prochain président français, voyaient dans la victoire de Frau Merkel quelque chose de si essentiel pour les réformes économiques – et si essentiel pour le futur de l’Europe - qu’ils ont tous les deux snobé le Chancelier Schröder en la soutenant publiquement avant l’élection. Mais maintenant, même si Frau Merkel devient Chancelier, elle n’aura aucun mandat pour réformer la plus grande et la plus troublée des économies européennes. Voilà la signification de la crise allemande. Elle a tout bonnement tué tout espoir de réforme économique significative.
Senhor Barroso a fait ce qu’il pouvait pour pousser aux réformes, en particulier en mettant un coup d’arrêt à ses directives officielles qui pénalisent le business, et même en commençant à les supprimer. Promettant une nouvelle ère de déréglementation, il affirmait, la semaine dernière, que c’en était fini de l’ère héroïque de Jacques Delors qui publiait « une nouvelle directive chaque jour ». Mais la perspective de devoir supprimer, l’une après l’autre, toutes les lois que leurs prédécesseurs avaient édifiées, est en train de jeter l’armée bruxelloise des eurocrates idéalistes dans le désespoir. Ils étaient venus ici avec pour mission de construire l’Europe, pas de la démolir.
Après avoir surmonté les divisions de la Seconde Guerre mondiale, « l’Union toujours plus proche » de l’Europe a foncé dans le décor et personne ne sait maintenant où aller. On dit souvent que l’Union Européenne est comme une bicyclette : arrêtez de pédaler en avant et vous tombez. Mais, étant maintenant parvenue dans une impasse, la bicyclette européenne n’est pas seulement en train de faire du surplace, elle essaie aussi de pédaler à l’envers.
La révolution bruxelloise ne provoquera évidemment pas le bain de sang de la révolution française mais elle produit une atmosphère nerveuse, à faire frémir. Les tensions entre les États-membres provoquent des disputes amères. Les jours de certitude sont passés. Comme l’a confié un diplomate européen : « Il n’y a plus qu’un grand vide ».
Le bonheur, en effet, pour les Eurosceptiques.