L’irresponsabilité intellectuelle d’Elie Cohen

Dominique de Villepin a osé enfin briser le tabou français sur l’intérêt de puissance. Il était temps. Depuis 1969, la France s’était arrêtée sur ce chemin-là. La droite pompidolienne puis giscardienne s’était ancrée à la vision occidentale exportée par les Etats-Unis : l’économie de marché est ouverte à tous, favorise la libre concurrence et doit s’émanciper des politiques protectionnistes des Etats. On sait aujourd’hui ce qu’il faut penser de ces belles paroles. Mais le dogme était coriace. En dépit de son programme de rupture idéologique, la gauche n’a pas réussi à faire changer la France de cap après 1981. Comme le rappelle le quotidien Le Monde dans son éditorial du vendredi 2 septembre sur le plan Villepin, il y eut bien des tentatives de politique industrielle annulées par la suite par Jacques Chirac en 1986. Mais quelques années plus tard, les élus du PS se montrèrent incapables de comprendre la politique novatrice que voulait impulser dans ce domaine Edith Cresson, Premier Ministre. C’est donc un acte symbolique fort que Dominique de Villepin a accompli en mettant fin à cette pente glissante. Il est évident que la démarche révèle un certain nombre d’approximations et de contradictions. La pensée stratégique française ne va pas redémarrer sur un claquement de doigt. C’est le prix à payer pour l’inertie des élites administratives et patronales au cours des dernières décennies. On n’apprend pas à l’ENA à accroître la puissance de la France et de l’Europe. La pensée patronale n’est pas mieux lotie. C’est un fait hélas évident. Répétons-le sans cesse, le patronat français, contrairement au patronat américain, n’a pas brillé par ses interventions sur le devenir géoéconomique de la France. Historiquement depuis la monarchie, c’est le pouvoir politique qui s’est attelé à cette tâche avec plus ou moins d’intelligence et de détermination selon les époques.

Comment interpréter dans ce contexte la déclaration de l’économiste Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS ? Celui-ci commentait ainsi dans les pages du Monde le plan Villepin sur la protection des secteurs stratégiques : « c’est du pipeau absolu ! ». Bel exemple de patriotisme économique pour un chercheur payé par les contribuables français et et membre, qui plus est, du Conseil d’analyse économique qui doit faire des recommandations au ministre de l’économie sur la politique économique de la France. Après avoir rappelé que les grands pays développés comme les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont su se doter d’un système de protection efficace pour leurs entreprises sensibles, Elie Cohen balaie d’un revers de manche l’initiative de Dominique de Villepin en le soupçonnant de vouloir protéger « notre mini-empire » ou du moins ce qu’il en reste. Cet ostracisme, marqué du sceau de l’intellectuel reconnu par ses pairs et adulé dans les médias, est la caricature du niveau du débat qui prévaut dans ce pays depuis de nombreuses années. Depuis la fin des années 1980, les Etats-Unis, le Japon, la Chine, l’Inde, les pays d’Asie du Sud-Est, la Russie s’appuient sur des forces vives et déterminées chercheurs, universitaires, décideurs économiques) pour faire face à la montée des périls bien indentifiables : compétition durcie par le nombre croissant de pays industrialisés, tensions économiques provoquées par les crises pétrolières et les spéculations autour de l’énergie, diminution des ressources mondiales accentuées par la demande des nouvelles puissances, régénérescence des patriotismes économiques. Pendant ce temps, en France, il existe encore des intellectuels comme Elie Cohen pour oser sortir cette énormité : « Si le nickel est stratégique, tout est stratégique ! » Monsieur Elie Cohen devrait se faire payer par le CNRS un séjour au Canada où il pourrait étudier ce qu’est un discours de puissance sur le nickel. Dans ce pays libéral anglosaxon proche des Etats-Unis, on sait faire la distinction entre l’intérêt de puissance et l’intérêt des actionnaires. Le sophisme qui a tant miné la société grecque antique est devenu un sport national pratiqué avec allégresse par nos élites post-soixante huitardes. Citons pour exemple cette dernière citation d’Elie Cohen : « on ne peut à la fois vouloir transformer l’économie française en une économie de marché régulée et fixer les règles du jeu. » Le CNRS devrait payer un second voyage d’étude à Elie Cohen aux Etats-Unis. Il y découvrira une règle élémentaire de la recherche de puissance : comment fixer les règles du jeu économique par le lobbying et les pressions diplomatiques (pratique, semble-t-il, méconnnue par les élites post-soixante huitardes comme l’a démontré la réussite de la candidature de Paris aux jeux olympiques 2012) et l’imposer aux autres. Avant ce voyage d’étude, Elie Cohen devrait relire ou découvrir les rapports publiés sur le procès intenté par des concurrents américains à Microsoft pour analyser les stratégies d’influence qui consistent à imposer des règles du jeu à des concurrents de manière déloyale. Que ce soit au niveau macro-économique ou au niveau micro-économique, une économie de marché est le plus souvent régulée par la main du plus fort, dans un rapport de force qui n’a de technique que l’habillage des textes. Monsieur Cohen, relisez Adam Smith et Fernand Braudel, et vous apprendrez un peu plus d’un théoricien et d’un historien célèbres qui ont su analyser d’un œil lucide les affaires économiques de ce monde.

Christian Harbulot