Le mot patriotisme n’est plus tabou

Le pouvoir politique aurait-il enfin décidé de prendre le problème par le bon côté ? Le fonctionnement de l’économie d’un pays n’est pas aussi simple que les sempiternels libéraux de droite et de gauche essaient de nous le faire croire. Depuis des siècles, coexistent deux types d’économie, celui généré par les flux marchands et celui induit par les dynamiques de puissances. Il suffit pour s’en convaincre de relire les écrits du grand historien français Fernand Braudel sur l’évolution des sociétés occidentales à l’aube de la Renaissance. Et Braudel de conclure, en le déplorant, que ce sont toujours les économies de puissance qui l’emportent sur les économies de marchés dans les jeux de rapports de force. Cette évidence n’a jamais été admise par les gardiens d’un dogme libéral franco-français. Préférant centrer leur réflexion sur l’échange et non sur la puissance, ils n’accordent pratiquement aucune importance aux affrontements économiques qui opposent les puissances depuis des siècles d’Histoire en cours de mondialisation. Cette impasse dogmatique a longtemps pénalisé la pensée politique française dans sa définition de la gouvernance. Faute d’indicateurs adéquats, le monde politique n’avait pas jusqu’à présent le réflexe d’avoir une vision globale du coût humain et financier des pertes de marchés ou des démantèlements de secteurs industriels résultant d’affrontements économiques qui sortent du champ purement concurrentiel. Il en est de même lorsqu’il s’agit d’élaborer des stratégies de puissance. Il faut que se profile à l’horizon un risque de pénurie de ressources pour qu’on se remette à penser à l’importance stratégique de certains minerais. Pendant 30 ans, ces raisonnements avaient été gommés du champ de vision de l’intérêt général.

Aujourd’hui encore, des secteurs entiers de l’administration publique et du patronat sont sous l’influence de cette pensée unique qui fragilise la France et l’Europe. Cet obscurantisme trouve sa légitimité à la fois dans l’humanisme (l’économie et le progrès oeuvrent pour le bien de l’humanité) prôné par certaines élites intellectuelles et dans l’hymne à la mondialisation entonné par des médias dont le quotidien Libération est devenu le chantre. Cette chape de plomb qui a bien servi des intérêts étrangers exploitant au maximum cette opportunité tactique, est enfin en train de se fissurer sous les coups de boutoir maladroits des économies de puissance conquérantes. C’est ce que semble avoir compris le Premier Ministre Dominique de Villepin en demandant d’une part à Thierry Breton, ministre de l'Economie et des Finances, de « stabiliser » le capital des grands groupes industriels vitaux pour le développement de la France et en annonçant d’autre part pour l’automne une mesure équivalente à la directive européenne sur les OPA adoptée par Bruxelles en 2003. Il s’agit en l’occurrence pour le gouvernement de redonner au droit français une portée opérationnelle afin qu’il soit «aussi protecteur que celui du pays d'origine des entreprises qui décideraient de lancer des OPA sur notre territoire ». Ces mesures de préservation des intérêts élémentaires d’une puissance sont de nature défensive comme le souligne le projet de décret sur le contrôle des investissements étrangers dans les technologies sensibles touchant notamment à la sécurité et à la défense.

Mais le plus important est à venir. L’avenir de l’économie de puissance française se jouera sur la capacité du gouvernement à définir des stratégies offensives pour accroître notre potentialité de développement et notre richesse collective. L’industrie de la connaissance est en train de devenir le premier champ d’activités mondial dans les pays industrialisés. Le monde anglo-saxon y occupe une place prépondérante. Qu’attendons-nous pour réagir ? Nous connaissons déjà ses failles majeures. Derrière une modernité technologique impressionnante, l’industrie de la connaissance anglo-saxonne fonctionne sur un modèle monoculturel qui limite considérablement son efficacité dans de nombreux pays du monde. La culture des universités américaines ne peut pas se plaquer sur toutes les réalités. Elle échoue dans bien des cas car elle ne veut pas tenir compte des spécificités des autres cultures nationales. Il suffit pour s’en convaincre de regarder lucidement la catastrophe agroalimentaire et sanitaire qui est en train de toucher les Etats-Unis. Depuis 20 ans, le mode de société de consommation a transformé une partie de la société américaine en population de surpoids aggravé avec des risques importants d’inflation des coûts sur la santé pour les décennies à venir. Cette dégénérescence du mode de vie américain est perceptible aussi dans l’évolution de l’industrie du loisir. Aux Etats-Unis, les chaînes de télévision passent des messages publicitaires toutes les cinq minutes dans les séries. Ce monde-là, je ne suis pas sûr que les Européens aient envie de l’adopter comme modèle. Contrairement à ce que croient les libéraux franco-français, le patriotisme économique n’est pas un mouvement de mode sorti du musée Grévin. C’est la revendication d’un autre type de relation entre la population et l’avenir du territoire sur lequel elle vit. Il ne suffit pas de chanter les louanges de la mondialisation et du progrès pour garantir l’équilibre d’une société et la qualité de son mode de. Ce défi est à la portée d’un pays comme la France à la condition de sortir enfin des tranchées de 14-18 pour passer à la guerre de mouvement.

Christian Harbulot