Entretien avec le Général Pichot-Duclos, à propos de La main invisible des puissances


C'est un ouvrage capital pour comprendre qu'une nouvelle culture de la puissance est en train de revenir sur le devant de la scène. Certes, elle n'est pas nouvelle au sens strict du terme puisqu'aux XIX et XXème siècles, disons jusqu'à la seconde guerre mondiale, ce paramètre de puissance était pris en compte. Cependant, peu à peu, les idées libérales qui ont donné lieu à la mondialisation en sont venues à faire oublier cette dimension, surtout en France d'ailleurs ! Aujourd'hui, avec la nouvelle politique américaine depuis 1989, avec la progression de la Chine, la dimension de la puissance s'impose à nouveau. Le mérite de Christian Harbulot est prioritairement de la faire reconnaître dans notre pays, alors que le clan libéral français ne veut voir que le marché. Bien sûr, il ne s'agit pas d'être contre la création libre et légitime de richesse – le libéralisme est bon en soi – mais simplement de se montrer réaliste ! Il est évident qu'il est du rôle de l'Etat de se recentrer sur ses fonctions purement régaliennes. Mais certains libéraux font mine d'ignorer que le libéralisme américain n'en est pas un !

Expliquez-vous… Lorsque le rapport Carayon est sorti il y a bientôt deux ans, il a été violemment critiqué par les tenants du libéralisme. Or que proposait Bernard Carayon ? Tout simplement de s'inspirer des méthodes de nos concurrents américains, qui non seulement savent se protéger quand leurs intérêts sont en jeu (plus question alors de laisser-faire !) mais encore se dotent sans complexe des moyens indispensables pour optimiser leur outil économique en prenant toutes les mesures préventives – et offensives ! – qui s'avèrent être nécessaires ! En témoigne l’arsenal protectionniste des lois américaines. Comprendre la nature des enjeux exige de mettre en place une nouvelle grille de lecture


C'est vrai. Ce souci de réalisme, cette volonté pragmatique traverse cet ouvrage de la première à la dernière page. D'ailleurs ce n'est pas un hasard si Bernard Carayon en a écrit la préface. D'emblée, on insiste sur deux points : d'une part la réalité historique et contemporaine des formes d'expression de la puissance, et d'autre part la réalité de la guerre cognitive, qui constitue, pourrions-nous dire, le stade supérieur de l'intelligence économique. A cet égard, souvenons-nous que l'un des plus puissants conseillers du président Carter disait sans ambages que les Américains doivent maintenir leurs vassaux en état de dépendance (voyez le rôle de l'OTAN qui ne devrait plus avoir de raison d'être depuis la fin de l'ex-URSS…), et en outre qu'ils doivent cultiver la docilité de leurs vassaux. Je voudrais d'ailleurs en profiter pour rappeler que c'est l'EGE qui a remis au goût du jour dans notre pays le mot de "puissance". Il y a quelques années encore, quand on parlait de "patriotisme économique" dans les amphis, on entendait des ricanements ! Or maintenant, ça ne fait plus rire, surtout quand on mesure la puissance de ce concept chez nos concurrents anglo-saxons ou chinois !

Christian Harbulot a découpé son ouvrage en plusieurs chapitres qui sont autant de facettes permettant de cerner les nouveaux modes opératoires de la puissance. Comment les appréhendez-vous?
En préambule, il explique ce qu'est la guerre économique. Or chez nous, malheureusement, la plupart des écoles nient encore cette réalité ! Il en souligne les trois dimensions : culturelle, conflictuelle et technologique. Et surtout, il insiste sur la nécessité de mettre en place une nouvelle grille de lecture si l'on veut comprendre tout à la fois la nature des enjeux et les instruments à mettre en œuvre pour être en mesure de relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Il ouvre en particulier des perspectives tout à fait intéressantes en montrant la connivence extraordinaire existant entre les macro-économies financières et les économies criminelles – voyez à ce sujet l'excellent ouvrage du juge Jean de Maillard intitulé "Le rapport censuré – Critique non autorisée d'un monde déréglé", paru l'an passé chez Flammarion. Spécialisé dans la lutte contre le blanchiment d'argent, ce magistrat qui est l'un des meilleurs spécialistes de la criminalité internationale en col blanc, a mis en lumière le rôle trouble joué par les Etats et les institutions financières en matière de dérives illicites des échanges internationaux…

L'affrontement économique se révèle ainsi être une donnée fondamentale du processus de mondialisation … Mais quid des jeux d'influence qu'évoque ensuite Christian Harbulot ?
Un constat tout d'abord : les Français maîtrisent très mal ces jeux d'influence. Après avoir rappelé quelle était la nature des cycles en matière de guerre économique, Christian Harbulot met en relief certaines initiatives dont nous devrions utilement méditer la portée, comme l'infiltration des structures culturelles par la CIA, qui ont ensuite d'incontestables conséquences économiques. Ce fut notamment le cas dans les Pays de l'Est où après l'effondrement du Mur, les produits industriels américains purent s'imposer sans difficulté, les blue jeans, les cigarettes et les westerns ayant été symboles de liberté durant la Guerre Froide ! Il pointe aussi d'autres pratiques sur lesquelles nous devons ouvrir les yeux. Par exemple, les sociétés de conseil anglo-saxonnes sont prêtes à vous signer toutes les chartes de déontologie que vous voudrez concernant la confidentialité de leurs démarches, là n'est pas le problème. La réalité, et ce qu'elles "oublient" de dire, c'est qu'elles sont elles-mêmes auditées en interne par leur propre centrale, américaine ou britannique qui vient examiner tous les dossiers… Cette dimension échappe totalement aux Français qui travaillent loyalement avec ces sociétés de conseil !

C'est là où il nous faut faire preuve d'une certaine intelligence ?…
Oui, et l'auteur montre bien que la bonne maîtrise de l'intelligence économique constitue un facteur-clé permettant d'accroître sa propre puissance. Le constat est unanime : le champ d'action s'est déplacé des conflits militaires aux conflits économiques. Et toutes les sphères de notre monde sont concernées par cette mutation, le culturel comme le sociétal. Dès 1915 par exemple, des stratèges allemands avaient pris conscience de cet inévitable déplacement du concept de puissance du strict domaine militaire à la sphère économique. Mais aujourd'hui, c'est sur les exemples d'outre-Atlantique qu'il convient de se pencher pour mesurer les enjeux. Il y a tout d'abord les stratégies collectives, les processus de coopération entre le gouvernement et les entreprises (ce fut l'objet chez nous du rapport Carayon). Et surtout, il nous faut méditer toute l'importance de l'économie de la connaissance. Christian Harbulot analyse très justement ici le rôle de l'Advocacy Center, centre d'arbitrage qui anime une infrastructure nationale d'information, de mise en commun d'informations stratégiques concernant la défense et l'avancement de projets commerciaux. Ce centre coordonne les flux informationnels des 19 agences gouvernementales…On est loin du libéralisme allégué en permanence. Les responsables français du public comme du privé seraient bien avisés d'en tirer certaines leçons !


C'est évident ! De fait, ces stratégies d'influence dépassent le simple niveau des entreprises et des associations professionnelles, et impliquent bel et bien les Etats ! C'est ce que certains chez nous ne perçoivent pas ou plutôt se refusent à voir ! Outre-Atlantique, tant l'Etat que les grandes entreprises ont recours aux jeux d'influence indirecte en faisant appel à des systèmes intégrés de gestion du renseignement et de l'information, (voir l'exemple bien connu de l'agence Kroll rachetée par le leader mondial du courtage en assurance en 2004…) Si l'on met en parallèle cet aspect des choses avec l'érosion chez nous du patriotisme économique, il y a effectivement de quoi être inquiet ! Harbulot cite avec raison un intéressant colloque de l'IHEDN – Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale – où l'on voit que si quelques patrons français intégraient positivement cette dimension de guerre économique, une majorité réfutait cette réalité, ne voyant en tout cela qu'une forme particulière de la concurrence. Or, aux Etats-Unis, la pratique du patriotisme économique va de soi ! Les Américains n'ont même pas à le dire parce qu'ils sont naturellement patriotes depuis la petite école, avec le salut aux couleurs… De fait, constatez le gouffre béant avec l'éducation française très fortement marquée par l'héritage idéologique du marxisme ! Cette dimension du patriotisme économique doit donc impérativement être prise en compte. Se vouloir pragmatique, c'est être capable d'utiliser tous les outils dans un but conflictuel.


Oui. En France, on s'évertue trop souvent à chercher les sources fermées alors que les sources ouvertes ne sont pas assez exploitées. Or ces dernières (médias, colloques, foires et expositions…) fournissent la quasi-totalité des informations dont la plupart des structures de notre pays auraient besoin. Là aussi, c'est une question de culture et de comportement à faire évoluer. Cet aspect des choses mériterait d'être pris en ligne de compte sérieusement par les entreprises françaises, ne serait-ce que pour former correctement leurs personnels. On reste d'ailleurs pantois quand on voit qu'aucun projet de grande envergure n'a été initié dans tous ces domaines par une structure aussi importante que le Medef ! Trop de nos patrons sont les purs produits intellectuels d'un système qui date, qui ne comprend du réel que la dimension verticale, sans percevoir toutes les implications – et le poids – des relations transversales. Alors, que dire du passage de la guerre économique à la guerre cognitive qu'évoque Christian Harbulot dans son livre !

La sphère de l'économie se trouve donc explorée et labourée par d'autres outils ?
Oui. Il en va ainsi de toutes les sciences qui concernent la connaissance et ses processus d'acquisition : psychologie, neurobiologie, etc. autant de domaines d'ordre transversal. Ne nous voilons pas la face, soyons pragmatiques comme le sont nos adversaires : il s'agit bel et bien d'exploiter les ressources de la connaissance dans un but conflictuel ! A cet égard, la guerre cognitive marque une différence majeure avec l'intelligence économique, laquelle se situe dans un cadre concurrentiel, de plus en plus dur certes, mais encadré par des lois et des règlements. Avec la guerre cognitive, c'est plus complexe, plus subtil, puisque l'on trouve tout à la fois combinées des informations authentiques et des purs produits de désinformation ! La guerre d'Irak a magistralement mis en valeur cet aspect des choses. La question des armes de destruction massive et la gestion médiatique qui en a été faite constituent désormais un cas d'école ! On pénètre là de plain-pied dans le cadre des guerres immatérielles ! Et que dire du chapitre que l'auteur consacre à l'apport de la culture subversive ! Oui, par cette présentation des choses, par l'angle d'approche privilégié, le livre de Christian Harbulot est tout à fait novateur.


D'abord, vouloir comprendre. Prendre conscience des enjeux. Puissant par son réalisme, ce livre intelligent et salubre doit être lu par le maximum de gens, pour que peu à peu – le plus vite possible – les consciences s'éveillent ! Comme le dit l'auteur, nous sommes dans un monde dominé par la recherche de puissance, le politique et l'économique se faisant mutuellement la courte échelle. Ce livre est capital pour appréhender correctement et lucidement l'évolution actuelle du monde réel. Sortons des schémas lénifiants distillés par des professeurs repliés sur leurs tours d'ivoire ! Qu'on le veuille ou non, qu'on le déplore ou non, il y a une guerre économique. Les chefs d'entreprise le savent. Et ce livre, en soulignant les carences françaises – d'ordre intellectuel et méthodologique principalement – doit conduire à faire œuvre pédagogique. Le pragmatisme doit nous amener à voir le monde tel qu'il est. Nous en avons largement les moyens puisque l’ingénieur français est très recherché … à l’étranger ! Ensuite, il faut agir d'urgence, mettre en place les structures nécessaires pour maîtriser l'intelligence économique et l'intelligence cognitive. Ce qui passe prioritairement par une révolution dans les esprits! Rien ne bougera réellement tant que cette prise de conscience n'aura pas eu lieu, tant que les cervelles n'auront pas changé ! Malheureusement, je crains que dans la configuration actuelle, ça ne stagne encore tant qu'il n'y aura pas eu un violent électrochoc politique que j'appelle de mes vœux, condition indispensable pour que de nouvelles équipes s'imposent, qui puissent prendre la mesure des enjeux d'aujourd'hui et surtout de demain !…

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