Avec l'ouverture et l'émergence économique du dragon géant chinois, les questions que l'on se pose à son sujet ont changé de couleur, deviennent plus brûlante, et restent souvent sans réponse. La Chine est-elle stable ? Peut-elle tenir le rythme ? Son régime est-il viable ? Est-ce une dictature totalitaire, comme l'écrivent encore de nombreux journalistes ? Est-ce une force économique de type ultra-libéral (s'inspirant essentiellement des Etats-Unis) au développement dangereusement rapide, qui risque d'exploser en vol à cause des disparités régionales, des tensions ethniques, des migrations intérieures, ainsi que l'affirment d'autres journalistes ?
Est-ce l'aube d'un nouvel empire confucianiste, en train de régénérer la puissance et la gloire passées de la nation chinoise ? (1) On ne peut répondre à ces questions comme ça : le mieux est de venir voir en personne la réalité chinoise d'aujourd'hui, si possible dans une ville centrale moyenne. C'est d'ailleurs le bon moment : les étrangers y sont encore rares, bienvenus et bien accueillis.Ces questions sur la Chine sont plus brûlantes aujourd'hui qu'avant pour une raison simple : sa montée en puissance, qui fascine et qui inquiète. La puissance, ici souvent perçue comme économique ou géopolitique, est un concept difficile à manier. (Il me semble que Paul Ricœur a écrit quelque part qu'il faudra qu'un jour ce concept soit abordé de front, et analysé sans a priori.) Pour se donner de la perspective, on peut essayer d'entrevoir ce qu'était la puissance dans une civilisation radicalement différente à une époque très lointaine.
Deux petits livres chinois très anciens, qui ont probablement été écrits pour l'usage du prince, peuvent être reçus comme des traités de la puissance. Le premier est largement traduit et commenté en langues occidentales, il s'agit du fameux Daode Jing (ou Tao-tö Ching, ou Livre de la Voie et de la Vertu), qui serait l'œuvre de Lao-tseu (le "Vieux Maître"). Le courant taoïste qui se reconnaît dans les enseignements obscurs et ésotériques de Lao-tseu est on ne peut plus éloigné d'une "ligue de vertu" qui défendrait la compassion et la chasteté... ainsi traduire le caractère "de" du titre par "vertu" est simplement émasculer l'ouvrage, mais c'est l'usage qui s'est imposé.
Disons qu'il faut entendre ici "vertu" au sens où telle plante médicinale à telle "vertu", telle capacité curative. La traduction d'Arthur Waley est plus fidèle à l'esprit du livre : The Way and its Power. On peut le consulter sur Internet http://afpc.asso.fr/wengu/wg/wengu.php?l=Daodejing〈=fr&no=-1). Les thèmes abordés sont, entre autres, la puissance créatrice du vide, la force de la faiblesse, l'efficacité de la fluidité, le cynisme politique, la conservation du pouvoir, l'action sur la racine, le retour, la simplicité, le renoncement, le laisser-faire, la spontanéité, etc. Il est important de noter que ce livre inspira en particulier le courant dit "légiste" qui prônait un autoritarisme totalitaire et qui servit de doctrine au premier fondateur de l'Empire.
Il y a un autre livre qui a moins suscité l'intérêt des occidentaux mais qui est pourtant beaucoup plus central dans la culture chinoise et qui traite aussi de la puissance, d'une façon différente : c'est la Grande Etude (http://afpc.asso.fr/wengu/wg/wengu.php?l=Daxue〈=fr).
Ezra Pound traduit le titre par "Adult Study", parce que ce court opuscule était étudié par le jeune adulte avant qu'il soit à même d'exercer des fonctions de pouvoir. On rencontre en traduction le même problème que précédemment : le caractère "de", qui apparaît dès la première phrase, qui sert d'argument au livre, est traduit par "virtue" (Legge) ou "principe de la raison" (Pauthier). Des propositions plus justes dans ce contexte sont "l'efficace" (Marcel Granet), "la puissance morale" (Simon Leys). De fait, ce traité, dont le premier chapitre serait de la main de Confucius, explique que le but recherché par le Prince (la domination et la pacification de
l'Empire) ne s'obtient que si la puissance rayonnant à l'extérieur est nourrie par une force intérieure qui s'exprime à différents niveaux, allant de la capacité à mettre de l'ordre dans sa famille jusqu'à la capacité de "scruter les choses", en passant par le plus important, la "réforme" de sa personne. Cousant ensemble pouvoir politique, contrôle de soi et connaissance, Confucius a relié durablement la politique et la morale, la puissance et la vertu, la sagesse et l'action, dans le système de pensée de la Chine classique. Bien sûr, là-bas comme ailleurs, des contre-exemples ne manquent pas et on connaît des empereurs débauchés dont le règne fut une période de paix et de prospérité, ou l'inverse, mais les historiens chinois ont toujours cherché à contourner la difficulté, en trouvant par exemple un ministre dont la vertu suppléait à celle de l'empereur...
Si l'on consulte un livre d'Histoire de la Chine, on est frappé par, un la continuité et l'unité de cette civilisation (malgré les morcellements cycliques), deux la relative faiblesse militaire de l'Empire après la dynastie des Tang, qui a toujours subi les pressions des "barbares" du nord et de l'ouest. Deux dynasties chinoises sont ainsi étrangères : les Yuan, mongols, et les Qing, mandchous. Mais à chaque fois la puissance chinoise s'est finalement trouvée supérieure à celle des envahisseurs, dans le sens où ceux-ci sont devenus chinois, ont adopté la civilisation, la culture, les mœurs chinoises.
Si la Chine a dominé (et domine peut-être toujours) l'Extrême-orient, sa valeur militaire n'y est pas pour grand chose. C'est ici qu'on peut introduire l'idée de "puissance culturelle", ou "capacité d'influence culturelle", et c'est bien cette puissance culturelle chinoise qui a longtemps rayonné sur l'Asie, imposant son écriture, ses valeurs, ses maîtres, jusqu'à sa médecine. Le Père Huc, dans son voyage au Tibet, remarque que la domination chinoise est surtout visible dans le fait que les Tibétains importent et consomment des quantités "extravagantes" de thé et de soie chinois, que jusqu'aux tréfonds du désert de Gobi un produit estampillé "Pékin" est perçu comme étant de la meilleure qualité. On raconte aussi comment conquérir un royaume en offrant une princesse chinoise à son roi, qui sera conquis aux valeurs chinoises par son raffinement et sa beauté, bien mieux que par les armes et la contrainte, et ce royaume ne manquera pas d'offrir son tribut à l'Empereur en retour. Le Japon, la Corée et le Viêt-Nam ont reçu très profondément l'influence du grand voisin, et là aussi le jeu des influences (c'est-à-dire de la puissance) ne peut pas se déduire de l'histoire épisodique des conflits militaires, des invasions, des raids ou des retraites. Dans la conscience chinoise, l'éruption d'un conflit ouvert est surtout la marque d'un défaut de puissance, même si son issue est heureuse pour celui qui le déclenche (et ceci au niveau national comme au niveau personnel).
Entre la puissance militaire brute des fondateurs d'empires et la puissance morale des livres de sagesse, parallèlement à la puissance économique qu'analysent les observateurs internationaux, il existe peut-être un autre mode de la puissance, qui est d'ordre culturel, et qui est peut-être le meilleur atout de la France dans l'Europe et de l'Europe dans le monde, à condition qu'il soit "cultivé" comme il le mérite.
Guillaume Bog
1. C'est la thèse de Jean Mandelbaum et Daniel Haber développée dans "La victoire de la Chine" (Descartes & Cie)
Est-ce l'aube d'un nouvel empire confucianiste, en train de régénérer la puissance et la gloire passées de la nation chinoise ? (1) On ne peut répondre à ces questions comme ça : le mieux est de venir voir en personne la réalité chinoise d'aujourd'hui, si possible dans une ville centrale moyenne. C'est d'ailleurs le bon moment : les étrangers y sont encore rares, bienvenus et bien accueillis.Ces questions sur la Chine sont plus brûlantes aujourd'hui qu'avant pour une raison simple : sa montée en puissance, qui fascine et qui inquiète. La puissance, ici souvent perçue comme économique ou géopolitique, est un concept difficile à manier. (Il me semble que Paul Ricœur a écrit quelque part qu'il faudra qu'un jour ce concept soit abordé de front, et analysé sans a priori.) Pour se donner de la perspective, on peut essayer d'entrevoir ce qu'était la puissance dans une civilisation radicalement différente à une époque très lointaine.
Deux petits livres chinois très anciens, qui ont probablement été écrits pour l'usage du prince, peuvent être reçus comme des traités de la puissance. Le premier est largement traduit et commenté en langues occidentales, il s'agit du fameux Daode Jing (ou Tao-tö Ching, ou Livre de la Voie et de la Vertu), qui serait l'œuvre de Lao-tseu (le "Vieux Maître"). Le courant taoïste qui se reconnaît dans les enseignements obscurs et ésotériques de Lao-tseu est on ne peut plus éloigné d'une "ligue de vertu" qui défendrait la compassion et la chasteté... ainsi traduire le caractère "de" du titre par "vertu" est simplement émasculer l'ouvrage, mais c'est l'usage qui s'est imposé.
Disons qu'il faut entendre ici "vertu" au sens où telle plante médicinale à telle "vertu", telle capacité curative. La traduction d'Arthur Waley est plus fidèle à l'esprit du livre : The Way and its Power. On peut le consulter sur Internet http://afpc.asso.fr/wengu/wg/wengu.php?l=Daodejing〈=fr&no=-1). Les thèmes abordés sont, entre autres, la puissance créatrice du vide, la force de la faiblesse, l'efficacité de la fluidité, le cynisme politique, la conservation du pouvoir, l'action sur la racine, le retour, la simplicité, le renoncement, le laisser-faire, la spontanéité, etc. Il est important de noter que ce livre inspira en particulier le courant dit "légiste" qui prônait un autoritarisme totalitaire et qui servit de doctrine au premier fondateur de l'Empire.
Il y a un autre livre qui a moins suscité l'intérêt des occidentaux mais qui est pourtant beaucoup plus central dans la culture chinoise et qui traite aussi de la puissance, d'une façon différente : c'est la Grande Etude (http://afpc.asso.fr/wengu/wg/wengu.php?l=Daxue〈=fr).
Ezra Pound traduit le titre par "Adult Study", parce que ce court opuscule était étudié par le jeune adulte avant qu'il soit à même d'exercer des fonctions de pouvoir. On rencontre en traduction le même problème que précédemment : le caractère "de", qui apparaît dès la première phrase, qui sert d'argument au livre, est traduit par "virtue" (Legge) ou "principe de la raison" (Pauthier). Des propositions plus justes dans ce contexte sont "l'efficace" (Marcel Granet), "la puissance morale" (Simon Leys). De fait, ce traité, dont le premier chapitre serait de la main de Confucius, explique que le but recherché par le Prince (la domination et la pacification de
l'Empire) ne s'obtient que si la puissance rayonnant à l'extérieur est nourrie par une force intérieure qui s'exprime à différents niveaux, allant de la capacité à mettre de l'ordre dans sa famille jusqu'à la capacité de "scruter les choses", en passant par le plus important, la "réforme" de sa personne. Cousant ensemble pouvoir politique, contrôle de soi et connaissance, Confucius a relié durablement la politique et la morale, la puissance et la vertu, la sagesse et l'action, dans le système de pensée de la Chine classique. Bien sûr, là-bas comme ailleurs, des contre-exemples ne manquent pas et on connaît des empereurs débauchés dont le règne fut une période de paix et de prospérité, ou l'inverse, mais les historiens chinois ont toujours cherché à contourner la difficulté, en trouvant par exemple un ministre dont la vertu suppléait à celle de l'empereur...
Si l'on consulte un livre d'Histoire de la Chine, on est frappé par, un la continuité et l'unité de cette civilisation (malgré les morcellements cycliques), deux la relative faiblesse militaire de l'Empire après la dynastie des Tang, qui a toujours subi les pressions des "barbares" du nord et de l'ouest. Deux dynasties chinoises sont ainsi étrangères : les Yuan, mongols, et les Qing, mandchous. Mais à chaque fois la puissance chinoise s'est finalement trouvée supérieure à celle des envahisseurs, dans le sens où ceux-ci sont devenus chinois, ont adopté la civilisation, la culture, les mœurs chinoises.
Si la Chine a dominé (et domine peut-être toujours) l'Extrême-orient, sa valeur militaire n'y est pas pour grand chose. C'est ici qu'on peut introduire l'idée de "puissance culturelle", ou "capacité d'influence culturelle", et c'est bien cette puissance culturelle chinoise qui a longtemps rayonné sur l'Asie, imposant son écriture, ses valeurs, ses maîtres, jusqu'à sa médecine. Le Père Huc, dans son voyage au Tibet, remarque que la domination chinoise est surtout visible dans le fait que les Tibétains importent et consomment des quantités "extravagantes" de thé et de soie chinois, que jusqu'aux tréfonds du désert de Gobi un produit estampillé "Pékin" est perçu comme étant de la meilleure qualité. On raconte aussi comment conquérir un royaume en offrant une princesse chinoise à son roi, qui sera conquis aux valeurs chinoises par son raffinement et sa beauté, bien mieux que par les armes et la contrainte, et ce royaume ne manquera pas d'offrir son tribut à l'Empereur en retour. Le Japon, la Corée et le Viêt-Nam ont reçu très profondément l'influence du grand voisin, et là aussi le jeu des influences (c'est-à-dire de la puissance) ne peut pas se déduire de l'histoire épisodique des conflits militaires, des invasions, des raids ou des retraites. Dans la conscience chinoise, l'éruption d'un conflit ouvert est surtout la marque d'un défaut de puissance, même si son issue est heureuse pour celui qui le déclenche (et ceci au niveau national comme au niveau personnel).
Entre la puissance militaire brute des fondateurs d'empires et la puissance morale des livres de sagesse, parallèlement à la puissance économique qu'analysent les observateurs internationaux, il existe peut-être un autre mode de la puissance, qui est d'ordre culturel, et qui est peut-être le meilleur atout de la France dans l'Europe et de l'Europe dans le monde, à condition qu'il soit "cultivé" comme il le mérite.
Guillaume Bog
1. C'est la thèse de Jean Mandelbaum et Daniel Haber développée dans "La victoire de la Chine" (Descartes & Cie)