La guerre économique appliquée aux laboratoires pharmaceutiques : UCB Pharma, le

UCB Pharma est un groupe pharmaceutique belge de petite taille (1) spécialisé dans les domaines de l’épilepsie et du traitement anti-allergique. Son produit phare, le Zyrtec, est un médicament de la famille des anti-histaminiques, c’est-à-dire qu’il soigne les rhinites allergiques saisonnières, l’urticaire et les conjonctivites allergiques (2). La molécule qui le compose est la cétirizine. Le montant total des ventes de Zyrtec dans le monde s’est élevé à 1,7 milliard d’euros (3), ce qui fait de cette molécule ce que l’on appelle un « blockbuster », c’est-à-dire un médicament dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard, conférant à son fabricant une part de marché mondiale de 40 % (faisant du Zyrtec le N°1 mondial des anti-allergiques).Comment expliquer alors que le laboratoire belge ait décidé de demander aux autorités françaises le déremboursement de son médicament vedette, puis de le retirer des ventes le 8 septembre 2004, c’est-à-dire avant l’expiration de son brevet d’exploitation (qui devait intervenir le 4 décembre 2004) ?

L’environnement des laboratoires pharmaceutiques est en effet de plus en plus contraignant. Outre la dégradation de l’image du secteur auprès des consommateurs et les politiques de diminution des dépenses de santé mises en œuvre par la majorité des pays, les ventes sont de plus en plus rognées par la concurrence des génériques. D’autant que les fabricants de ces copies peu onéreuses sont devenus plus agressifs et que les industriels disposent de moins en moins de nouveaux traitements pour riposter, sur fond de déclin de la productivité de leur recherche. Dans ce contexte, la plupart des laboratoires misent de plus en plus sur les « blockbusters », ces grandes molécules vendues à des millions de personnes grâce à des armées de visiteurs médicaux.

Perdant le monopole sur son plus important médicament, UCB Pharma se devait par conséquent de trouver une parade. Il s’est donc fixé comme objectif de conserver sa position prépondérante sur le marché des anti-allergiques et de barrer la route aux génériqueurs (Teva et Mylan Laboratories avaient déjà obtenu l’autorisation de commercialiser une version générique).

Pour ce faire, au début de 2003, le laboratoire lance le « successeur » du Zyrtec : la lévocétirizine dénommée Xyzal (4) (médicament de la famille des anti-histaminiques, soignant les rhinites allergiques saisonnières, l’urticaire et les conjonctivites allergiques (5)). Autrement dit et d’après les fiches descriptives du dictionnaire Vidal (rédigées d’après les documents de l’AFSSAPS (6)), les deux médicaments sont indiqués pour les mêmes traitements, ce qui peut paraître pour le moins paradoxal. Cette bizarrerie est clairement exposée dans le rapport de la Commission de la Transparence, institution nationale qui évalue l’amélioration du service médical rendu : « Xyzal n’apporte pas d’amélioration du service médical rendu par rapport à Zyrtec (7). » Et pour cause, le laboratoire belge a utilisé une pratique, nouvelle mais très à la mode dans l’industrie du médicament, celle du Me Too (8) (« moi aussi » en français) : la fabrication, facilitée par les progrès de l’informatique appliquée à la chimie, d’un « nouveau médicament » presque identique à son original mais qui n’en est qu’un dérivé. Cela permet de multiplier à l’infini les versions construites autour d’une molécule en introduisant une modification mineure sur une combinaison d’atomes produisant alors un « nouveau » produit, et son corollaire un nouveau brevet.

Il semble donc évident qu’UCB Pharma a fabriqué le frère jumeau (un isomère dans le langage scientifique) du Zyrtec, mais le Xyzal sera encore protégé pendant longtemps. En effet, le brevet sur la lévocétirizine a été déposé le 5 février 1982, mais la molécule n’a pas été exploitée. En 2002, ce brevet a été prolongé par un Certificat Complémentaire de Protection (9). Le laboratoire a opté, dans le cas d’espèce, pour une stratégie de pérennisation de son activité par les brevets, en utilisant ces derniers comme des armes stratégiques. Il ne lui reste donc plus qu’à assurer la réussite de cette « nouvelle molécule (10) ».

Pour ce faire, UCB Pharma va s’attacher à identifier une cible, sur laquelle il appliquera des méthodes de communication et d’autres moyens précis et coordonnés, dont l’objet sera de modifier ses perceptions, ses croyances, ses attitudes et/ou ses comportements, avec ou sans son consentement, mais sans contrat ni contrainte, en jouant sur les ressorts de son processus décisionnel.

La France est le seul pays européen dans lequel le Zyrtec a été retiré prématurément du marché. Ceci s’explique par une singularité française : ce sont les pharmaciens qui substituent un générique au princeps (11) inscrit sur l’ordonnance du médecin consulté par le patient, alors que chez nos voisins, les médecins prescrivent directement la molécule. Il faut donc faire en sorte que les médecins soient plus tentés de prescrire du Xyzal, qui ne pourra pas être remplacé par un générique, plutôt que du Zyrtec. L’objet de l’action d’influence qu’UCB Pharma mettra en œuvre sera donc de modifier les attitudes, et par là même les comportements, des médecins français qui devront ordonner leurs convictions afin de prendre une décision, la bonne décision, celle de choisir le Xyzal.

Selon la procédure légale française, avant de commercialiser le Xyzal, UCB Pharma doit en négocier le prix de vente avec le CEPS (12) dont la règle est simple : si le produit est plus efficace que l’ancien, il se voit attribuer un prix plus élevé. Mais nous l’avons vu, il n’y a pas d’amélioration du service médical rendu, ce qui entraîne pour l’isomère un prix inférieur au princeps : 6,40 € les quatorze comprimés au lieu de 7,16 € les quinze. Cette décision est loin de desservir le laboratoire dont l’ambition est de transférer les ventes de Zyrtec sur celles du Xyzal. Un prix plus faible est un argument précieux.

Début 2004, UCB Pharma lance officiellement le Xyzal, à grands renforts de marketing et de publicité : après un mailing informatif, 65 000 médecins ont reçu un tract cartonné accompagné d’un authentique mouchoir noué en guise de pense-bête (13). Cette campagne inédite et originale répond à l’ambition du laboratoire belge de créer un effet d’amplification autour de sa communication : il faut trouver un langage qui surprenne assez pour qu’il soit accepté et repris, car l’influence fonctionne avec des relais (14). Les visiteurs médicaux vont ensuite « conseiller » les médecins et leur vanter les tarifs compétitifs du Xyzal. « En dix-huit mois, les visiteurs médicaux d’UCB Pharma ont convaincu une grande partie des médecins de changer leurs ordonnances au profit du Xyzal », affirme Danièle Paoli, la présidente de la Fédération des Syndicats Pharmaceutiques de France (15). La preuve par les chiffres : en juin 2004, au plus fort des allergies dues au pollen, il s’est vendu 991 000 boîtes de Xyzal contre 685 000 boîtes de Zyrtec (16).

En septembre 2004, le laboratoire belge retire officiellement le Zyrtec du marché français dans l’optique de finaliser le transfert des ventes du Zyrtec au profit du Xyzal (17). « L’abandon de cette marque deux mois avant l’échéance de son brevet n’a pas d’autre objectif », souligne Hubert Olivier, président de Ratiopharm et vice-président de l’association Gemme (18). De son côté, le laboratoire belge dément toute stratégie commerciale et parle « d’accident de calendrier ».

L’objectif premier est par conséquent pleinement rempli. Avec la spécificité française de prescription des médicaments (les médecins hexagonaux prescrivent, par habitude et parce qu’ils n’y sont pas obligés, une marque de médicament et non une molécule), UCB Pharma assure, d’une part, ses parts de marché pour les années à venir en les garantissant du fait de la protection juridique en vigueur sur le Xyzal, et coupe, d’autre part, l’herbe sous le pied des génériqueurs, ce que résume parfaitement un fabricant de génériques : « Le Zyrtec ayant été enlevé du marché, il n’a plus été prescrit et le pharmacien ne peut lui substituer un générique ». Ainsi, UCB Pharma utilise les habitudes des médecins français en jouant sur leurs attitudes pour mener à bien son action d’influence et modifier leurs comportements.

Le laboratoire belge va même plus loin car il envisage de profiter de la notoriété de son premier médicament, le Zyrtec, pour le commercialiser en OTC (20) (« Over The Counter », en anglais), c’est-à-dire sans ordonnance, non remboursé par la Sécurité Sociale et autorisé à faire de la publicité. Il va donc non seulement garantir ses parts de marché, mais également s’en créer un nouveau. C’est bien là la preuve que son action d’influence a fonctionné au-delà de ses espérances et qu’il a su, d’une manière parfaite, transformer une menace en opportunité.

S’il semble que cette action d’influence ait été une véritable réussite, elle n’en demeure pas moins critiquable d’un point de vue éthique. Est-il en effet légitime qu’un laboratoire pharmaceutique use de tels procédés (Me Too et Switch) pour se garantir des revenus alors même que le principe de brevet pharmaceutique est là pour prévenir les abus de ce genre ? Le brevet est justement ce garde-fou qu’UCB Pharma balaie, lui conférant un monopole pour une durée limitée, le temps que le laboratoire rentabilise ses investissements. Alors que le déficit de la Sécurité Sociale est une préoccupation publique depuis de nombreuses années, est-il acceptable qu’un laboratoire pharmaceutique utilise de tels procédés pour s’assurer des ventes futures, quitte à creuser encore un peu le déficit de l’assurance maladie ?

Tenter de conserver des parts de marché n’empêche pas certaines entreprises d’être responsables.

Si cette opération semble être une véritable réussite 21) pour le laboratoire, elle est à replacer dans un contexte de crise. En quelques années, l’industrie pharmaceutique a vu son taux de rentabilité passer de 15 % à moins de 5 %. Cette chute est accélérée par une concurrence acharnée et par manque de véritables molécules innovantes qui justifient le recours aux techniques de Me Too et de Switch. Mais dans le même temps, ces techniques ne favorisent absolument pas l’effort de recherche qui conduira à des médicaments réellement innovants. Il est toutefois possible d’affirmer qu’il s’agit d’un exemplaire cas de guerre économique du faible (un petit laboratoire belge) au fort (la menace de l’ensemble des génériqueurs).

Jonathan SOISSON

Table des Sources

Communiqués de presse de la revue Prescrire (n° 230, 253, 256).
http://www.fr.cash.be (journal financier belge).
« Le Zyrtec allergique aux génériques », Le Canard Enchaîné, 8 décembre 2004.
« Le Zyrtec fait éternuer les fabricants de génériques », Les Échos, 3 décembre 2004.
« Clone contre génériques », L’Express, 11 octobre 2004.
« La consommation de médicaments a grimpé de 8 % en 2003 », Le Figaro, 3 septembre 2004.
« Le pense-bête d’UCB Pharma » Stratégies, 10 juin 2004.
« OPA à 2,5 milliards d’euros du belge UCB sur Celltech », La Tribune, 19 mai 2004.
« UCB lance une OPA sur Celltech pour 2,25 milliards d’euros », Les Échos, 19 mai 2004.
« Pfizer dénonce la politique française et européenne du médicament », Les Échos, 14 mai 2004.
« Manœuvres ordinaires dans le monde du médicament », L’Humanité, 11 avril 2004.
« Médicaments : le lobby des labos », L’Express, 23 février 2004.
« 4 750 en pharmacie, mais combien d’efficaces ? » Le Nouvel Observateur, 13 novembre 2003.

Influence ou le pouvoir des signes, François Bernard Huyghe.
Les laboratoires pharmaceutiques face à l’arrivée des génériques : quelles stratégies pour quels effets ? IRDES, octobre 2004, N. Grandfils, V. Paris et C. Sermet.
http://www.esculape.com/cqfd/asmr_200407.html (informations pharmaceutiques).
http://www.assemblee-nat.fr/12/cri/2004-2005/20050035.asp (discussion parlementaire sur la Santé).
Le dictionnaire Vidal de la Santé.
Zyrtec, Avis de la Commission de la Transparence, 18 décembre 2002.
Xyzal, Avis de la Commission de la Transparence, 18 décembre 2002.

1. Comparé aux géants mondiaux du secteur : Pfizer, Glaxo SmithKline, Sanofi Aventis…
2. Le dictionnaire Vidal de la Santé.
3. Chiffres 2001, dernières données officielles disponibles (www.ucbpharma.com).
4. Il existe deux orthographes : Xyzal ou Xyzall.
5. Le dictionnaire Vidal de la Santé.
6. l’Agence Française de Sécurité SAnitaire des Produits de Santé.
7. Avis de la Commission de la Transparence sur le Xyzal, 18 décembre 2002, page 6.
8. « 4750 en pharmacie, mais combien d’efficaces ? », Le Nouvel Observateur, 13 novembre 2003.
9. Tel que défini par le règlement CE n°1768/92, le CCP pour les médicaments prend effet à l’expiration du brevet pour une durée égale à celle écoulée entre la date du dépôt de la demande de brevet et la date de la première autorisation de mise sur le marché, dans la limite de 5 ans.
10. Un brevet international a ensuite été publié le 17 juin 2004, portant l’intitulé suivant : « Use of levocetirizine for the treatment of persistant allergic rhinits. »
11. Le princeps est le médicament historique, celui qui bénéficie ou a bénéficié du brevet.
12. Comité Économique des Produits de Santé qui évalue le rapport coût/efficacité.
13. « Le pense-bête d’UCB Pharma », Stratégies, 10 juin 2004.
14. Influence ou le pouvoir des signes, François Bernard Huyghe.
15. « Clone contre génériques », L’Express, 11 octobre 2004.
16. « Le Zyrtec allergique aux génériques », Le Canard Enchaîné, 8 décembre 2004.
17. Les laboratoires pharmaceutiques face à l’arrivée des génériques : quelles stratégies pour quels effets ? IRDES, octobre 2004, N. Grandfils, V. Paris et C. Sermet.
18. Association de laboratoires génériques.
19. « Le Zyrtec fait éternuer les fabricants de génériques », Les Échos, 3 décembre 2004.
20. Selon la technique du Switch (« 4 750 en pharmacie, mais combien d’efficaces ? », Le Nouvel Observateur, 13 novembre 2004).
21. Les associations de génériqueurs ont tout de même décidé de déposer une plainte auprès de la Direction Générale de la Concurrence, mais leurs chances de victoire sont, a priori, assez minces. Elles espèrent que les autorités auront dans l’optique de ne pas créer de jurisprudence défavorable aux caisses de l’assurance maladie, et donc aux génériqueurs.