L’intérêt national en quête de stratégie

Le non au référendum est un moyen comme un autre de souligner à quel point le peuple français ne supporte plus l’absence de stratégie concernant son avenir. Depuis Giscard d’Estaing, l’habitude a été prise par les différents chefs de gouvernement de tout miser sur l’Europe. Ce vide stratégique est apparu avec force lorsque l’Europe est entrée dans la spirale d’un élargissement géographique sans rationalité avec le temps et sans contrepoids au jeu d’influence des puissances environnantes à l’Ouest comme à l’Est. Il a fallu l’arrivée brutale de la Chine dans le concert des nations pour révéler de manière flagrante l’incapacité du pouvoir politique, de droite comme de gauche, à avoir su anticiper les tensions à venir. Contrairement aux apparences, le oui à l’Europe ne protège pas du danger de la guerre, il amplifie les interrogations la concernant. Certes, la guerre a changé de visage, c’est ce que je m’efforce d’expliquer dans un ouvrage qui s’intitule ironiquement La main invisible des puissances. Et c’est justement parce que la guerre a muté en Occident que les électeurs français sont inquiets car ils sentent qu’il n’y a pas de plan A et encore moins de plan B pour la mener. Pendant que le Pentagone annonce quasi officiellement que des affrontements militaires localisés sont envisageables à l’horizon des douze prochaines années avec la Chine, nous continuons à jouer au Front populaire contre le Bloc des droites ou à rêver au village planétaire. Cette absence de pensée sur l’intérêt national est devenue la matrice de formation de nos élites dans les grandes écoles comme à l’université. La déchirure est devenue dangereuse car l’autisme de ce petit monde parisien est quasi irréversible pour la génération actuellement aux commandes. L’article de Serge July publié dans Libération est à ce propos la démonstration exemplaire de l’incompréhension de cette élite autoproclamé à l’égard des problèmes vitaux que soulève la population de ce pays. Trop heureux de sortir en 1973 d’un militantisme maoïste devenu lassant, Serge July a vite oublié ses classiques. La majorité des électeurs français n’est pas masochiste, elle se contente d’exposer au grand jour son refus de signer un chèque en blanc à un pouvoir politique qui navigue au gré du vent depuis trente ans. Cette contradiction principale est un non dit qu’amplifient la courbe du chômage, la croissance poussive et surtout la mort lente de notre économie de subsistance.

La France a besoin d’une stratégie de puissance à l’image de celle conçue par le général de Gaulle après 1958. Aux antipodes d’un pouvoir impérial, la démarche du créateur de la Vème République se voulait généreuse mais aussi lucide. Le général de Gaulle avait compris que la guerre économique n’était pas un fantasme d’intellectuel aigri mais une réalité incontournable de la mondialisation des échanges. N’avait-il pas instauré un quota d’entreprises américaines pour protéger la relance d’une économie française à peine reconstruite aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Ne fut-il pas le premier européen à dénoncer la manière dont les Etats-Unis d’Amérique vivaient au crochet des pays vassaux en décrétant que l’endettement était une faute pour leurs alliés et en faisant une arme de domination pour leur économie. Mais le général de Gaulle était aussi un homme qui comprit très tôt que les ressources de la planète n’étaient pas inépuisables. Qui se souvient de la création du Commissariat à l’énergie solaire dans les années 1960 ? A cette époque, la France était en avance sur tous les autres pays. Cette ouverture d’esprit ne fut pas comprise. Certes la culture économique du général de Gaulle n’était pas sans failles, mais cet homme avait lui l’audace d’avoir conçu un plan A pour enrichir ce pays et tenter de le mettre à l’abri des grands prédateurs. Avec le recul du temps, on mesure aujourd’hui la moindre envergure de ses successeurs et l’incompréhension du peuple français à l’égard de sa stratégie. Cette leçon est lourde de sens.

Le nouveau gouvernement issu du référendum n’a plus droit à l’amnésie. La très timide démarche d’intelligence économique impulsée au titre du principe de précaution par son prédécesseur doit devenir un véritable levier pour défendre l’intérêt national. Ce vœu pieux prend de plus en plus la forme d’un cahier de doléance. Bernard Carayon fait figure de résistant au même titre qu’un Thierry Dassault ou que les fondateurs d’Otor dont l’avenir dira bientôt que la justice ne penche pas forcément du côté du plus fort. La lutte contre le chômage est intimement liée à un esprit d’économie de combat. Plusieurs priorités tendent encore les mains à un gouvernement qui en cherchent :
1) Les pôles de compétitivité copiés sur l’exemple américain ne doivent pas être une farce teintée d’arrière-pensée électorale. Les présidents socialistes de région auront à démontrer s’ils privilégient leur parti ou l’intérêt national dans cette affaire. Il s’agit de mailler les forces vives des territoires sur des projets créateurs d’activités et d’emploi capables de résister à la concurrence internationale.
2) La préservation des ressources énergétiques et minières indispensables au développement de notre économie devient un enjeu vital qui ne doit pas être traité de manière artisanale comme c’est encore le cas aujourd’hui. N’oublions pas et répétons-le mille fois que l’armée française en est à peine à se poser la question sur ses dépendances extérieures en termes d’approvisionnement. Je vous laisse imaginer ce qu’il en est pour le pilotage global et détaillé de nos besoins dans tous les secteurs économiques.
3) Le redéploiement de nos forces hors des zones traditionnelles d’échange est aussi une priorité vitale qu’aucune administration française n’a su concrétiser de manière opérationnelle. Le patronat est en panne sur cette question. Le politique ne doit pas l’être. C’est un des dossiers les plus difficiles mais le défi doit être relevé. Et arrêtons de croire que les voyages présidentiels renforcés par la présence d’industriels suffisent à inverser le cours des choses.
4) Les Etats-Unis, depuis l’ère Clinton, ont démontré que certaines délocalisations pouvaient nuire gravement à l’intérêt national et qu’il fallait s’y opposer. Les déclarations publiques de son conseiller Reich devraient être relues avec minutie par l’inspection des Finances.
5) La politique de sécurité économique amorcée par M. de Villepin ne doit pas être une stratégie du paraître. Tant que les préfets ne seront pas notés sur ces résultats, elle restera lettre morte. Le préfet Pautrat qui connaît ce petit monde a parfaitement souligné l’importance symbolique de cette mesure. Pour l’instant, la majorité des préfets regarde la sécurité économique comme une tâche encombrante, voire incompréhensible.
6) Il est urgent d’ouvrir un dialogue tripartite (Etat/patronat/syndicats) sur la démarche d’intelligence économique au service de l’intérêt national. Cette proposition farfelue dans le contexte français est pourtant la condition sine qua non de l’émergence d’une connivence sur la manière dont la France doit manœuvrer dans le domaine de la compétition économique mondiale. La gouvernance individuelle de certains patrons ainsi que le sectarisme idéologique des défenseurs de la lutte des classes plombent l’unité nationale et constituent des failles majeures exploitées par nos adversaires géoéconomiques. Les démonstrations par l’absurde atteignent aujourd’hui le point de rupture (Cf l’article sur la déstabilisation des groupes français de l’eau par le lobby de l’eau américain).

A l’heure où les partis UMP et PS redécouvrent la vertu des politiques industrielles, il devient urgent de les mettre en pratique. Il ne s’agit pas simplement de tirer vers le haut la créativité technologique des entrepreneurs français mais d’apprendre par la dissuasion aux autres puissances que nous ne sommes pas un pays facile à conquérir.

Christian Harbulot