Les interrogations médiatiques sur la théorie du complot

À propos de l’essai d’Antoine Vitkine, Les Nouveaux Imposteurs, éditions de La Martinière. Depuis le 11 septembre 2001, Antoine Vitkine, journaliste et réalisateur de documentaires , s’efforce de comprendre la généralisation des théories du complot. L’instantanéité entre la diffusion d’une in-formation et sa réception a réduit la marge temporelle nécessaire à sa vérification, d’où la multiplica-tion des dérapages des journalistes, la propagation des rumeurs dans l’opinion publique, l’illusion de l’authenticité d’une information cueillie à sa source par l’internaute. La possibilité d’une « autre source » d’information a produit la possibilité d’une « autre information ».


Ainsi, un phénomène auparavant réservé aux extrémistes de droite et de gauche, s’est amplifié jusqu’à se généraliser et se banaliser dans la conscience commune : il s’agit de la croyance selon laquelle nos destins individuels seraient manipulés et contrôlés par une puissance supérieure, occulte et indéfinie : le Gouvernement – national, américain ou mondial –, l’Entreprise toujours multinationale, le Réseau d’hommes politiques et de capitalistes, quand ce ne sont pas les vieilles rengaines sur le Complot juif mondial. « On » nous cache des choses, « ils » cherchent à nous asservir, la réalité n’est pas ce qu’elle est, il faut se méfier de tout ce qu’on voit, de tout ce qu’on entend, de tout ce qu’on lit. La saine mé-fiance du doute méthodique laisse ici place à une peur paranoïaque, à un relativisme maladif, symp-tôme de la complexité d’un monde devenu inatteignable à la compréhension ordinaire.

Ainsi fleuris-sent amalgames, simplifications, raccourcis, analogies, raisonnements tronqués, autant de pseudo-réflexions qui traversent, selon Antoine Vitkine, aussi bien les « révélations » de Thierry Meyssan que les « dénonciations » de Michael Moore. Tout comme la nature, l’esprit a horreur du vide et préfère croire n’importe quoi plutôt que de ne rien croire du tout. Antoine Vitkine constate avec effroi la présence grandissante de ces croyances irrationnelles dans nos sociétés de progrès technologique et s’interroge sur leurs relais médiatiques. Car à la différence des théories du complot d’extrême droite ou gauche, les actuelles divagations – de « l’imposture » du 11 septembre à l’assassinat de Lady Diana par le Mossad – bénéficient de puissants relais médiatiques, officiels ou officieux, qui du seul fait de sa reprise crédibilisent l’information ainsi véhiculée.

La conception – au double sens de représentation et de fabrication – d’un fait suffit à lui donner une apparence de vérité. « Tout ce que nous concevons, nous le concevons comme existant », rappelle le philosophe David Hume. La fréquente répétition finit par convertir un fait d’imagination en un fait de mémoire. Les menteurs qui finissent par croire à leurs mensonges le savent bien… S’il ne faut pas céder à la paranoïa ambiante, il ne faut pas non plus sombrer dans un angélisme tout aussi dangereux qui nous ferait prendre pour argent comptant ce qui n’est que poussière et camelote pour la connaissance. Le point de vue à adopter par rapport à l’information relève bien d’une attitude philosophique. Il s’agit de ne pas se contenter de preuves par l’image, ni d’adopter sans recul les pas-sions du moment, mais bel et bien de substituer à une illusoire explication par les effets une solide compréhension par les causes. L’ouvrage d’Antoine Vitkine a le mérite d’initier une critique de ces effets sans pour autant nous don-ner les moyens d’entrer dans la compréhension des causes. Nous avons besoin d’une méthodologie critique de l’information pour apprendre à se méfier, non de tout, mais de son propre esprit avant tout.

Benjamin PELLETIER

1. Notamment « Tous manipulés » diffusé sur Arte le 13 avril 2004.